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Avertissement général : ce dossier présente, sur fond légèrement grisé tel qu'ici, plusieurs traductions en français de textes écrits en allemand par Werner Robl. Elles ont été réalisées par l'auteur (Alain Beyrand) à l'aide du programme DeepL en octobre 2022. Leur exactitude matérielle et formelle n'a été vérifiée que partiellement. L'original en allemand se trouve sur www.robl.de et/ou abaelard.de. Sauf contre-indication, les textes d'origine sont aussi dans ce dossier-pdf d'une quarantaine de pages, traduisant l'étude de Werner Robl de 2004 "Hersendis mater", "La mère Hersende, du nouveau sur l'histoire de la famille d'Héloïse" (dossier-pdf allemand). |
Peu de couples de l'histoire de la pensée européenne sont aussi connus et étudiés qu'Héloïse et Abélard. Ce vif intérêt ne se justifie pas seulement par les pensées d'époque de Pierre Abélard, mais aussi par la chance unique d'une vision intérieure épistolaire de deux âmes sensibles du Moyen-Âge. C'est ainsi que, depuis des siècles, chaque génération de passionnés de culture, de scientifiques et d'artistes redécouvre ce sujet : comme champ d'identification, comme domaine de recherche, comme scène littéraire. L'abondance de la littérature sur ce thème prouve son actualité permanente, mais implique un certain risque : que, dans la mesure où les protagonistes se reflètent dans l'intention de leurs auteurs, certaines lacunes de leur biographie, que la recherche historique n'a pas réussi à combler, soient habillées de clichés. |
Comment peut‑on parler de pénitence pour les péchés, quel que soit le traitement infligé au corps, si l'esprit garde encore la volonté de pécher et brûle de ses anciens désirs ? Il est facile de reconnaître ses fautes et de s'accuser soi‑même, ou de s'infliger un châtiment corporel qui reste extérieur. Il est bien plus difficile de détourner son coeur du désir des plus grandes voluptés. [...]
D'autant que ces voluptés chères aux amants que nous avons goûtées ensemble me furent douces et que je ne peux ni les détester, ni les chasser de ma mémoire. Où que je me tourne, elles s'imposent à mes yeux avec les désirs qui les accompagnent. Même quand je dors elles ne m'épargnent pas leurs illusions. En pleine solennité de la messe, lorsque la prière doit être plus pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m'abandonne plus à ces turpitudes qu'à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus. Non seulement les actes réalisés, mais aussi les lieux et les moments où je les ai vécus avec toi sont à ce point fixés dans mon esprit que je refais tout avec toi dans les mêmes circonstances, et même dans mon sommeil ils ne me laissent pas en paix. Souvent les pensées de mon coeur peuvent être comprises aux mouvements de mon corps, des mots m'échappent malgré moi."
[un célèbre extrait de la deuxième lettre d'Héloïse à Abélard, autres lettres] (et ici toutes les lettres au format pdf, Wikisource) A droite, image d'un calendrier positiviste de la chapelle de l'Humanité (5 rue Payenne, à Paris) (lien). Sur les 14 portraits de personnages célèbres, supports de l'humanisme, sans Abélard, Héloïse est la seule femme avec la mention "La supériorité morale de la femme" (lien). |
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Héloïse a compris qu'Abélard, paranoïaque et plus
narcissique que jamais, ne peut lui être d'aucun secours. Dès lors, elle s'investit dans le devenir de sa communauté
et ne s'adresse plus à lui que pour des détails pratiques. L'ordre du Paraclet essaime dans toute la région et comptera
six établissements jusqu'à la Révolution. Héloïse, son abbesse, assume si bien son rôle spirituel, éducatif et politique,
que même Bernard de Clairvaux (futur saint), l'ennemi juré d'Abélard, s'incline devant ses mérites. Elle a la foi austère
mais la tendresse têtue : quand Pierre meurt, en 1142, elle le fait ensevelir au Paraclet, puis, vingt-deux ans plus tard,
sentant sa fin venir, exige d'être enterrée à ses côtés.
A peine le siècle est-il terminé que l'histoire vraie est déjà devenue légende, symbole de l'amour impossible ici-bas. La sublime abbesse, écrasée par l'ombre d'Abélard, n'y tient qu'un second rôle, au point que ses lettres passeront longtemps pour apocryphes. « Je n'ai rien gardé pour moi », écrivait-elle à Pierre. Rien, sauf son mystère. Qui était-elle ? D'où tenait-elle son savoir ? Et, surtout, pourquoi cette femme exceptionnelle s'est-elle imposé une vie entière de rigueur pour l'amour d'un homme ? |
![]() Bernard de Clairvaux au concile de Sens ![]() L'appel d'Abélard au pape (lien). ![]() La mort d'Abélard | ![]() Héloïse sur le tombeau d’Abélard. François Marius Granet (1775-1849) vers 1817-1820 Aquarelle sur papier 13,7 x 12,3 cm, collection Jean-Baptiste Fauchon d’Henneville (lien). |
Héloïse aime, Héloïse brûle ; mais là s’élèvent des murs glacés ; là tout s’éteint sous des murs insensibles ; là des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n’y a point d’accommodement à espérer ; la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme...
[François-René de Chateaubriand dans "Le génie du christianisme, lien] |
En 1139, Héloïse a à subir une inspection de Bernard de Clairvaux, qui dénonce le patenôtre et l'eucharistie tels qu'ils sont pratiqués au Paraclet. Fondé sur le texte de l'Évangile, le rituel paraclétien contrevient à la tradition. Pour le parti d'une morale conservatrice, le modèle c'est la femme mystique qui s'adonne à l'ascèse, comme Hildegarde de Bingen que Bernard de Clairvaux inspectera à son tour en 1141, et non la femme savante qui s'adonne à l'exégèse. Sous l'impulsion d'Héloïse et Abélard, le Paraclet fut le premier ordre monastique doté d'une règle spécifiquement féminine. La réforme grégorienne s'emploiera à ce que ce modèle ne leur survive pas et que les religieuses ne deviennent plus des "femmes savantes". [page Wikipédia] |
Dans la correspondance du couple, y compris dans l'Historia Calamitatum ["Histoire de mes malheurs"], on ne trouve guère d'indications sur les origines d'Héloïse et de Fulbert, mais tout porte à croire qu'ils étaient tous deux issus de la noblesse : Héloïse avait été élevée dès son plus jeune âge dans le couvent de moniales Sainte-Marie d'Argenteuil. Une éducation monastique précoce de ce type était un grand privilège aux XIème et XIIème siècles et nécessitait généralement l'octroi de généreux bénéfices. Elle n'était donc ouverte qu'aux nobles fortunés. Il en allait de même pour la carrière ecclésiastique de Fulbert. Son statut en tant que tel indique déjà son appartenance aux classes supérieures. L'obtention d'un bénéfice au chapitre cathédral de Notre-Dame était une tâche coûteuse. Il s'agissait d'une affaire très complexe qui nécessitait non seulement des dons en nature, mais aussi des avocats influents. Il en allait de même pour l'ascension au sein du chapitre cathédral, rendue possible à l'époque de Fulbert par le paiement de frais de promotion, appelés hominia. Le pape Pascal II mit fin à cette pratique simoniste peu après l'entrée de Fulbert dans le chapitre de la cathédrale de Paris. Par ailleurs, le nominaliste Roscelin de Compiègne, ancien maître d'Abélard à Tours et Loches et son futur ennemi intime, avait qualifié dans une lettre Fulbert d'"homme noble et clerc, chanoine de l'église de Paris". Le fait qu'Héloïse ait bénéficié d'une éducation précoce monastique à Argenteuil prouve en outre une certaine affinité de sa famille avec le milieu monastique. |
Theodore Evergates a développé l’hypothèse de R-H Bautier selon laquelle les liens d’Héloïse avec Argenteuil viennent de son père, en suggérant qu’ils appartiendraient à cette lignée. Guy Lobrichon a suivi cette même hypothèse en proposant que le père d’Héloïse soit Gilbert de Garlande, bouteiller du roi entre 1092 et 1122. Sans entrer dans le débat, relevons une phrase d’Eric Bournazel dans son ouvrage "Le gouvernement capétien au XIIe siècle", page 39. D’une charte de l’abbaye de la Sainte Trinité de Tiron énumérant les enfants de Gilbert de Garlande : "Gilebertus quondam regis pincerna uxorque Eustachia fillique ejus Guido et Manasses et soror Alvisa nomine", Eric Bournazel s’interroge : on peut se demander, au regard de ce texte, si Héloïse est bien la sœur de Gui et de Manassès. Dans son ouvrage, Guy Lobrichon explique que les Garlande ont toujours protégé Pierre et Héloïse mais il ne donne pas d'autre indice de la paternité de Gilbert. |
Il y a donc quatre frères Garlande qui seront tour à tour sénéchal. Un cinquième frère, Gilbert de Garlande, sera bouteiller du roi, c'est-à-dire chargé des approvisionnements, ce qui est un poste moins prestigieux mais source de grands profits. Cependant un autre clan se dispute les faveurs du roi : celui de Guillaume de Champeaux, l'écolâtre du cloître Notre-Dame, adversaire d'Abélard, celui des moines de Saint-Victor, des évêques de Paris, Galon et Etienne de Senlis, des abbés de Saint-Denis, Adam puis Suger. La carrière du clan Garlande connaît donc des périodes fastes et des phases de disgrâce. Mais l'avènement de Louis VII en 1137 sera l'heure de leur définitive élimination.
C'est dans ce Gilbert de Garlande que Guy Lobrichon, franchissant le pas et adoptant l'hypothèse du professeur Theodore Evergates, voit le père de Dame Héloïse. Th. Evergates avait publié en 1995 "Nobles and Knights in twelfth-century France". On connaîtrait trois frères d'Héloïse; l'un Manassès serait devenu évêque d'Orléans. Cette thèse rejoint les propos de François d'Amboise de 1616 qui faisait d'Héloïse une noble descendante des Montmorency car les liens entre les Montmorency et les Garlande sont connus. Cette ascendance noble d'Héloïse, fille de Gilbert de Garlande, expliquerait bien le soutien que le couple a pu recevoir tout au long de son existence mouvementée. "La protection accordée par les Garlande à Pierre Abélard ne s'explique pas seulement par le compagnonnage d'Etienne de Garlande et de Pierre au sein du chapitre cathédral de Paris : elle se resserre quand Pierre rencontre Héloïse." Guy Lobrichon op. cit. p.127 |
Theodore Evergates a repris sans les voir les données de E. Bournazel : "Le gouvernement capétien au XIIème siècle, 1108-1180", Paris 1975, p. 39. Selon ce document, une fille de Gilbert de Garlande, échanson royal entre 1112 et
1124/27, issue de son mariage avec une certaine Eustachia de Baudement, portait le nom d'Héloïse. Ses frères s'appelaient Guido et
Manassès. Si l'on examine le texte exact de la source, un acte de donation concernant un pré près de Villemigeon, on arrive à la
conclusion qu'E. Bournazel a mal cité le passage en question et l'a donc mal interprété. Il dit : "Gislebertus quondam regis pincerna uxorque ejus Eustachia filiique ejus Guido et Manasses insuper et soror eorum Aloisa nomine [...]". [...] Dans la charte apparaît d'ailleurs aussi un "Petrus magister" et on pense d'abord involontairement à Pierre Abélard. Il est cependant largement exclu qu'il soit question d'Héloïse et de Pierre Abélard dans cette charte :
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![]() |
| ![]() Le livre de Werner Robl sur l"origine d'Héloïse et sa mère Hersende (2002). |
Quel que soit l'angle sous lequel on l'envisage, l'hypothèse selon laquelle la famille d'Heloïse était originaire de Paris ou des environs a perdu de son exclusivité en raison de l'absence de parents lors de la cérémonie de mariage. D'où venait donc la famille d'Heloïse ?
Des indications géographiques sur leur origine sont obtenues à partir des informations suivantes :
Ces découvertes ont mis en œuvre la nécessité d'étendre la recherche de la famille d'Héloïse bien au-delà de l'Ile-de-France et d'inclure désormais en priorité la Loire et ses comtés limitrophes. Si les parents d'Héloïse étaient issus d'une maison noble de cette région, il devrait être possible d'identifier la famille correspondante à l'aide des noms cités : Heloïse, Hersende, Fulbert, Hubert. |
C'était en effet un message passionnant ! Comparez :
Deux dames portaient le même nom, leur inscription dans le registre des décès ne variait que d'un seul jour de l'année ! Étaient-elles identiques ? La variance d'un jour pour la date de la commémoration d'une seule et même personne est fréquente dans les registres des décès du haut Moyen âge. [...] Il est donc tout à fait justifié de considérer que les dates de comémoration des deux dames Hersende sont identiques. Cela se confirme de manière impressionnante dans d'autres obituaires de l'époque correspondante. Deux livres des morts de Chartres font également référence à la date de décès de la nonne de Fontevraud. Dans un cas, la correspondance totale avec le registre des décès du Paraclet est même attestée :
Il s'agissait donc d'un cas extrêmement rare de concordance de dates et de noms dans des obituaires rédigés à distance les uns des autres - et, en ce qui concerne la famille d'Héloïse, du seul cas que nous ayons pu constater lors de nos recherches. L'année 1109 indiquée dans la Gallia Christiana pour la mort de la nonne de Fontevraud n'est d'ailleurs pas confirmée par les autres sources sur l'histoire de Fontevraud ; l'année 1114 est plus probable. Ici aussi, on trouve une congruence avec la mort de la mère d'Héloïse qui, selon toute vraisemblance, devait être décédée quelque temps avant 1116. |
![]() Le vieux Champigné (lien) |
![]() ![]() ![]() ![]() Hersende, son père Hubert III, son grand-père paternel Hubert II et son arrière grand-père paternel Hubert Ier, tels qu'ils sont nommés sur Roglo. Alors que les dénominations Champagne ou Champagné apparaissent très temporaires, la lignée ascendante masculine de Hersende est longuement nommée "de Champigné", de même que son frère aîné et une lignée de ses descendants. |
Hersende, la première prieure de Fontevraud, était originaire de la maison de Champagne, en latin Campania, située à l'origine dans le nord de l'Anjou. Bien que cette femme n'ait pas laissé de témoignage écrit authentique de sa propre main, l'analyse des sources connues a permis de retracer sa vie et un arbre généalogique presque complet de sa famille. Nous n'entrerons pas dans les détails de cette généalogie parfois très intéressante.
Toutes les réalisations mentionnées pour la fondation de Fontevraud ont été attribuées par les hagiographes de la Convention exclusivement au prédicateur itinérant Robert d'Arbrissel, afin d'augmenter les chances de sa canonisation. Hersende n'a pas été mentionné à titre posthume - à tort, comme le prouvent les sources. Hersende de Champigné, fille du grand vassal angevin Hubert III de Champigné, Hubertus de Campania, et d'Agnès de Mathefelon et Clairvaux, a grandi après 1060 dans le château de Durtal. Cette résidence noble, qui a été considérablement agrandie par la suite et que l'on peut encore visiter aujourd'hui sous cette forme, se trouve à quelques kilomètres au nord d'Angers, sur les rives du Loir, un affluent de la Loire. Selon L. Halphen, Mathefelon et Durtal comptaient parmi les principaux fiefs des comtes d'Anjou, aux côtés de Briollay, Montrevault et Montreuil- Bellay. Ces maisons étaient, comme l'ont montré les recherches, toutes liées à la famille de Champigné. Hersende a été mariée très jeune à un proche du comte Foulques IV d'Anjou, Guillaume de Montsoreau. Montsoreau est situé sur une rive pittoresque à quelques kilomètres en amont de Saumur, au confluent de la Vienne et de la Loire. De son mariage avec Guillaume naquit un fils : Etienne de Montsoreau. Avec le soutien de sa mère, il devint d'abord chanoine à Saint-Martin-de-Cande et fit plus tard une belle carrière ecclésiastique ; en tant qu'archidiacre de Tours, il eut même des contacts avec le Saint-Siège. Hersende entretenait des relations chaleureuses et maternelles avec un beau-fils issu du premier mariage de Guillaume de Montsoreau, Gauthier de Montsoreau, qui avait sans doute presque le même âge que sa belle-mère. Après le décès de son mari Guillaume de Montsoreau peu avant 1087/88 , Hersende de Champigné choisit un chemin de vie inhabituel. Au lieu de se marier une deuxième fois, comme il était d'usage à l'époque, ou d'entrer dans un monastère de sa patrie, par exemple au Ronceray à Angers, elle s'engagea dans un avenir très incertain : vers 1095, abandonnant tous ses biens et privilèges, elle rejoignit, au péril de sa vie, la troupe vagabonde du charismatique prédicateur Robert d'Arbrissel. Seminiverbum Dei, tel était le nom de cet ancien chanoine d'Angers qui vivait anachorétiquement dans les forêts de Craon avec quelques milliers d'adeptes des deux sexes. Robert était un personnage haut en couleur : malgré son fanatisme religieux - il négligeait et mortifiait son corps de diverses manières - il se liait de manière intolérable avec des femmes aux yeux de l'orthodoxie ecclésiastique : sa vie de promiscuité lui était déjà vivement reprochée de son vivant. Cet homme choisit Hersende de Champigné comme sa plus proche collaboratrice et adjointe parmi quelques centaines ou milliers de femmes - des nobles en fuite, des femmes enceintes non désirées, des femmes de prêtres abandonnées, des filles de joie errantes et des veuves réunies . Il paraît que des conditions scandaleuses régnaient dans cette communauté religieuse non réglementée au début et qui semblait s'étendre à l'infini : De nombreuses grossesses non désirées sont attestées par des sources. Pressés par les autorités ecclésiastiques, Robert et Hersende fondèrent d'abord un couvent comme lieu de rassemblement pour les personnes mentionnées et construisirent ensuite pour elles les bâtiments monastiques de Fontevraud à partir de 1100. Le site du monastère se trouvait à quelques kilomètres au sud de Cande, au bord de la Loire, et donc à proximité immédiate de la ville et du château de Montsoreau, l'ancien siège seigneural d'Hersende. La fondation a nécessité d'importantes donations de terres de la part des seigneurs féodaux locaux et de leurs vassaux Comme nos recherches l'ont démontré pour la première fois, toutes les personnalités fondatrices avaient des liens de parenté proches ou lointains avec Hersende de Champigné - aussi bien en ce qui concerne leur propre famille que celle de leurs parents par alliance. On peut donc en déduire que l'ensemble du projet n'était pas dû en premier lieu à Robert d'Arbrissel, mais en premier lieu et principalement à l'idée, à la force de persuasion et au talent d'organisation de cette femme exceptionnelle. Ce fait a été largement négligé par la recherche établie sur l'abbaye de Fontevraud. ![]() ![]() Robert d'Arbrissel, fresque à la cire d'Alphonse Le Henaff, Cathédrale Saint-Pierre de Rennes, peinte entre 1871 et 1876 (lien). A droite, l'abbaye de Fontevraud et au premier plan un homme à genoux devant une représentation du Christ en croix. La scène représente la fondation de Fontevraud d'après la vision de Robert d'Arbrissel. Verrière de l'église Notre-Dame de Beaufort en Anjou. Vitrail d'Edouard Didron, fin du XIXème siècle (lien). La congrégation de Fontevraud était un couvent mixte aux multiples structures, qui tenait compte des différents besoins de ses occupants. Dans ce contexte, le terme de double monastère est tout aussi trompeur que celui d'ordre : il existait plusieurs couvents d'hommes et de femmes, de composition et d'organisation différentes, qui vivaient en partie sous une règle très stricte, bien que paramonastique, mais qui bénéficiaient en partie aussi de facilités. On créait également des hospices et des maisons d'hôtes pour se retirer temporairement du monde ou pour des séjours en cas de maladie. Ce sont surtout les femmes de la haute noblesse qui s'installaient dans ces dernières. D'après les sources, Robert d'Arbrissel, bien que responsable de la congrégation sur le plan spirituel, ne jouait qu'un rôle marginal dans l'organisation proprement dite. Il n'avait aucun talent pour la gestion pratique du couvent, refusa le titre et la fonction d'abbé et poursuivit peu de temps après son activité de prédicateur itinérant. Hersende de Champigné, en tant que prieure des moniales de choeur, assuma, en remplacement de Robert d'Arbrissel, l'ensemble de la surveillance et de la direction de Fontevraud, notamment la direction des travaux de l'Abbatiale et des autres bâtiments conventuels. Pour obtenir des fonds, elle entreprit plusieurs voyages diplomatiques.
Après la mort prématurée d'Hersende - le titre d'abbesse aurait dû lui être attribué depuis longtemps mais ne l'a plus été - c'est Pétronille de Chemillé, connue aujourd'hui de tous comme la "première" abbesse de Fontevraud et alors toute jeune, qui prit la direction du couvent à partir du tournant des années 1115/1116. Elle était la parente éloignée d'Hersende et lui avait auparavant servi d'aide de camp. Dès son entrée en fonction, l'idée de fondation dégénéra et la Convention retourna à l'endroit d'où elle s'était partie, c'est-à-dire au système féodal. Alors qu'auparavant - sous Hersende - on s'était orienté de manière conséquente vers les idéaux du christianisme primitif, l'imitation vécue du Christ, pauvreté et l'amour du prochain, on passa en l'espace de quelques années à un projet de réforme. Ce monastère féodal, riche mais figé, ne servit plus, au cours des siècles suivants, qu'à la haute noblesse pour loger ses filles qui ne pouvaient être placées ailleurs. Sur la base des sources, Hersende de Champigné peut être considérée comme la véritable fondatrice de Fontevraud. Elle se trouve ainsi sur un pied d'égalité avec Robert d'Arbrissel qui, par ses relations avec divers évêques et le pape, n'a fait que donner à la communauté la légitimation et l'approbation nécessaires et, par son élan religieux et son pouvoir de parole, l'affluence de personnes requises. Il existe peu de sources contemporaines qui présentent Hersende dans une position aussi équivalente, mais elles parlent d'elles-mêmes :
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Les parallèles de vie d'Hersende et d'Héloïse sont impressionnants : à environ 25 ans d'intervalle :
Les parallèles sont frappants et donnent à réfléchir. En tant que résultats possibles de l'influence sociale, ils ne plaident pas en faveur d'un lien familial, même si certaines des caractéristiques et attitudes démontrées pourraient bien avoir été héritées. [sur ce point j'ai un avis divergent, je pense qu'Héloïse a voulu aller plus loin que sa mère, comme pour parachever ce qu'elle aurait pu faire si elle avait davantage vécu ; il fallait un lien filial pour se forger une telle volonté...] Il fallait donc chercher d'autres indices d'un lien familial. Il s'agit d'une entreprise extrêmement difficile si l'on considère que les femmes de l'époque n'étaient pas habilitées à écrire des livres, à quelques exceptions près. La naissance d'une fille, en particulier, n'était que très rarement mentionnée dans un document quelconque, car les nouveau-nés n'étaient généralement pas pris en compte dans le règlement des successions ou le transfert des biens et des droits. Il ne fallait donc pas s'attendre à un document à caractère probant - malheureusement. Néanmoins, la relation mère-fille postulée devrait gagner en probabilité si 1) d'autres indices indirects d'un tel lien de parenté étaient trouvés, 2) des arguments plausibles étaient avancés pour expliquer pourquoi Héloïse est entrée en scène historique à Argenteuil, si loin de son lieu de naissance angevin, enfin 3) aucun contre-argument sérieux n'était en vue, qui exclurait la relation mère-enfant postulée. |
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Comment la fille postulée d'Hersende de Champigné est-elle arrivée à Paris, ou plutôt à Argenteuil ?
Il est possible qu'il y ait un lien direct avec le passage de Bertrade de Montfort aux côtés du roi de
France environ trois ans auparavant. La fuite retentissante de la comtesse d'Anjou, aussi belle que
scandaleuse, avait eu lieu en 1092. Le couple résidait le plus souvent en alternance à Paris et dans ses
environs ou dans l'Orléanais.
Bertrade connaissait déjà personnellement Hersende de Champigné du temps où elle était aux côtés de Foulques IV ; les deux femmes s'étaient probablement rencontrées plusieurs fois à la cour princière et étaient même devenues des amies proches. Hersende avait en effet été l'épouse et la fille de deux importants partisans du premier époux de Bertrade. Plus tard, Bertrade et son fils issu d'un premier mariage, le comte Foulques V d'Anjou, se sont révélés être de généreux mécènes de Fontevraud ; elle partageait donc l'enthousiasme d'Hersende pour les enseignements de Robert d'Arbrissel. Elle-même, son frère ou l'un de ses représentants signa avec Hersende de Champigné plusieurs chartes en faveur de Fontevraud ; la connaissance personnelle est donc également attestée par des sources. Peu avant sa mort, Bertrade entra même avec quelques femmes de sa famille dans un prieuré de Fontevraud, à Hautebruyère, à proximité de sa patrie, Montfort. Il semble plausible que Bertrade de Montfort ait participé au transfert d'Heloïse à Argenteuil, si celle-ci était bien la fille naturelle d'Hersende. Elle a au moins eu l'influence nécessaire pour que le transfert à Argenteuil se déroule sans problème. Le monastère Sainte-Marie d'Argenteuil, dont la dernière abbesse présumée a été identifiée récemment comme une dame du nom de Mathilde dans le Livre des Morts de Yerres, était traditionnellement un couvent exempt de taxes. Héloïse aurait donc été placée dans ce riche couvent de religieuses, reconnu pour ses possibilités de formation, parce que Bertrade de Montfort y avait des relations. C'est peut-être justement ce contact gênant avec la maison de Montfort qui incita plus tard le fils du roi Philippe, Louis VI, que Bertrade avait même tenté assassiner auparavant, à se détourner de la politique de son père et à détrôner le couvent au profit de Saint-Denis. En 1129, lorsque les moniales d'Argenteuil, y compris Héloïse, furent expulsées, l'ami du roi Louis et conseiller le plus influent à la cour, l'abbé Suger, fit valoir de prétendues anciennes revendications de propriété de Saint-Denis sur ce couvent, qui étaient très probablement fictives. Le chemin d'Heloïse vers Argenteuil pourrait d'ailleurs avoir fait un détour par Evreux. C'est là que résidait l'ancienne tante de Bertrade de Montfort, qui portait également le nom rare d'Heloïse sous la forme d'une variante : Elvisa d'Evreux. Cela aurait-il joué un rôle dans le choix du nom de la petite fille ? Nous verrons plus loin que Bertrade de Montfort et son clan ont également tiré les ficelles lors de l'admission de Fulbert au chapitre de la cathédrale de Paris. |
[Le mariage de Philippe Ier et de Bertrade, tous deux mariés, n'est pas accepté par le Pape Urbain II. De plus Philippe refuse d'aller en croisade. Le couple est excomunié]
Cette excommunication est mal acceptée par le peuple qui pourtant ne bouge pas contre Philippe. Ajouté à l'Interdit que le pape jette sur la France, le roi Philippe choisit de céder, car il perd la protection religieuse sur ses sujets, et feint de se séparer de Bertrade en 1096.
Mais Philippe qui vit maritalement avec Bertrade ne s'avoue pas vaincu et tente ensuite de brouiller les deux partisans du pape, Yves de Chartres et Hugues de Lyon. Il en profite pour reprendre officiellement Bertrade, mais le pape réconcilie Yves et Hugues. Il excommunie à nouveau Philippe, mais meurt peu après, le 29 juillet 1099. Le nouveau pape, Pascal II, bien qu'occupé par la lutte contre le Saint-Empire, maintient l'excommunication [...]. A la cour, Bertrade s'oppose à son beau-fils, le prince Louis, fils de Philippe et de Berthe de Hollande. Elle aurait même tenté de l'écarter en essayant de l'empoisonner pour qu'un de ses fils monte sur le trône. Ce serait pour le protéger que Philippe l'aurait envoyé étudier à l'abbaye de Saint-Denis, où il se lie d'amitié avec Suger. Mais Louis VI, qui semble n'avoir ni détesté ni aimé la nouvelle femme de son père, comte de Vexin depuis 1092, est sacré roi et associé à la couronne en 1098. La situation devient intenable, selon les chroniqueurs religieux, pour Philippe et Bertrade : chaque fois qu'ils se rendent dans une ville du royaume, les offices sont suspendus, les églises se ferment, et le couple royal est considéré comme des pestiférés par les religieux. Mais les gens du commun et les guerriers prompts à la révolte respectent étonnement le couple. [...] Rien n'évolue jusqu'en 1104, quand le roi et la reine acceptent de se présenter à un nouveau concile, convoqué à Beaugency. Philippe cherche encore à gagner du temps en acceptant de se soumettre et de faire pénitence en échange des dispenses permettant le mariage avec Bertrade. L'un des participants du concile, Robert d'Arbrissel, prononce alors un discours qui, contre toute attente, bouleverse Bertrade. Elle aurait demandé à s'entretenir avec lui, et décidé ensuite de renoncer à son mariage et à ses privilèges. C'est alors l'issue religieuse par excellence, le retour à Dieu de sa créature et l'amendement définitif. [...] Il semble, avec preuve historique à l'appui comme celle de Georges Duby dans son opus Féodalité, que Philippe et Bertrade ne se soient quittés qu'à la mort du premier et plus vieux d'entre eux [Philippe en 1108]. Rentrée à Paris après sa conversion par Robert d'Arbrissel, Bertrade nouvelle élue de Dieu signifie à Philippe qu'elle se soumet à l'Eglise, quitte la cour et se rend aux confins de l'Anjou et de la Touraine, dans un village de huttes autour d'une source nommée la fontaine d'Evrault. Ce village, fondé par Robert d'Arbrissel pour accueillir des pénitents, gagne sa popularité avec l'aide de son fils et d'une fille de son premier mari, Ermengarde d'Anjou, et devient par la suite l'abbaye de Fontevraud. La sentence d'excommunication est levée le 1er décembre 1104. Bertrade s’éteint le 14 février 1117 après avoir fondé le prieuré de Haute-Bruyère, sur des terres que son frère Amaury III lui avait cédé à Saint-Rémy-l'Honorénote. En 1128, le corps de Bertrade est inhumé dans le choeur de l'église du prieuré de Haute-Bruyère (Prieuré fontevriste), sous une plaque de cuivre rouge qui existait encore au moment de la Révolution |
![]() L'oncle d'Héloïse, Fulbert, n'a pas encore pu être identifié dans les documents anglo-saxons comme ayant une relation certaine avec Hersende de Champigné. La recherche n'est toutefois pas encore terminée. Il n'y a en tout cas pas de concordance de nom avec les frères traditionnels d'Hersende de Champigné. Si Fulbert était le frère d'Hersende, il ne semble pas avoir passé toute sa jeunesse au château de Durtal. En tout cas, il est possible d'identifier quelques personnes nommées Fulbert dans la période et l'espace géographique correspondants, dont quelques-uns étaient en effet jeunes. "Oncle" Fulbert pourrait entrer en ligne de compte. L'hypothèse la plus probable semble être que Fulbert était issu d'un second mariage, décrit dans des documents, de la mère d'Hersende, Agnès de Matheflon et Clairvaux. Agnès s'était remariée après la mort de son premier mari, Hubert de Champigné, avec un noble du sud de l'Anjou du nom de Rainald de Maulévrier, politiquement proche du rival du comte Foulques IV, son frère Godefroy. Rainald, dont le fils issu d'un premier mariage était devenu seigneur de Maulévrier après lui, fut chassé de Durtal peu avant 1070, à l'occasion de la lutte fratricide pour le pouvoir en Anjou. Cela suggère qu'un autre fils, non mentionné dans les documents, issu de ce second mariage, du nom de Fulbert par exemple, aurait pu éventuellement disputer aux fils d'Hubert de Champigné la succession à Durtal. Fulbert, donc un demi-frère d'Hubert IV de Champigné, a peut-être dû quitter définitivement sa patrie après le changement de pouvoir à Durtal. Tout porte à croire que Fulbert est d'abord devenu enfant de chœur - puer - à la cathédrale d'Orléans. En effet, entre 1033 et 1067, des parents très proches de la maison de Champigné y avaient successivement occupé l'episcopat, acquis par la pratique simoniaque. C'est à cette époque que Fulbert aurait reçu l'os de saint Ebrulf évoqué plus haut [Une source extrêmement importante a été trouvée dans l'Historia Ecclesiastica de l'historien normand Ordericus Vitalis, 1075-1142 : "Sous le règne du roi Louis, vivait à Paris un chanoine du nom de Fulbert, qui possédait un os intact provenant de la colonne vertébrale de saint Ebrulf"]. Un peuplus tard, un maître de monnaie, lat. monetarius, du nom de Fulbert, apparaît à la cathédrale Saint-Maurice d'Angers, dont il est prouvé qu'il entretenait certaines relations avec des parents de la maison de Champigné. La question de savoir s'il s'agissait du demi-frère d'Hersende et de l'oncle d'Héloïse doit rester ouverte. ![]() Cette hypothèse n'est pas exclue : en 1067, l'évêque Haderich d'Orléans était tombé en disgrâce, puis avait été dégradé et remplacé par un successeur étranger à la région, l'évêque Rainer de Flandre. Une nouvelle protection de Fulbert au sein du chapitre d'Orléans était donc impossible. Cela a peut-être été l'occasion d'un transfert à la cathédrale d'Angers, où la famille disposait d'une influence depuis des générations. Le poste de monetarius à la cathédrale d'Angers prédestinait d'ailleurs à une carrière ultérieure à Paris, car il était lié à des revenus lucratifs. Un canonicat à la cathédrale d'Angers elle-même n'était pas particulièrement attractif à l'époque. Selon cette théorie, Fulbert aurait été le demi-frère d'Hersende, et celle-ci aurait peut-être été sa seule véritable référence dans la maison Durtal - après la mort de sa mère et l'expulsion de son père, face à l'hostilité de ses demi-frères beaucoup plus âgés et concurrents. Cela expliquerait-il son amour idolâtre ultérieur pour Héloïse ? Il y a aussi d'autres considérations, comme l'existence de contacts avec la parente vendômoise de la famille. En tout cas, Fulbert semble avoir passé sa jeunesse dans un quadrilatère géographique dont les coins sont Le Mans, Angers, Tours et Orléans. L'apparition de Fulbert dans les actes de Paris est à présent intéressante. Contrairement à ce que l'on pensait auparavant, l'époque de son admission au chapitre de Notre-Dame ne se situe pas après 1107, mais avant 1102. Cette opinion est étayée par deux actes de l'entourage du roi, dans lesquels le nom de Fulbert apparaît pour la première fois. On peut supposer qu'il s'agissait de l'oncle d'Héloïse, car un seul autre Fulbert est mentionné à l'époque dans les actes de Paris, Fulbert d'Étampes, qui n'est pas l'oncle d'Héloïse. Avec la date d'entrée au chapitre de Notre-Dame, on connaît également le nom de l'évêque qui a promu Fulbert. D'après ce que nous avons entendu jusqu'à présent, il n'est pas surprenant qu'il s'agisse d'un autre membre de la maison de Montfort : Guillaume de Montfort, le frère de Bertrade de Montfort, avait été imposé par sa sœur et son époux royal comme évêque de Paris de manière plus ou moins simoniaque. Son intervention en faveur de Fulbert est un indice très important du fait que les relations avec l'ancienne comtesse d'Anjou et le clan des Montfort ont joué un rôle décisif dans l'avancement de la carrière de l'oncle d'Héloïse. Les dispositions du droit canonique autorisaient d'ailleurs expressément la nomination de chanoines étrangers à la cathédrale de Paris. [...] Le fait que Fulbert n'apparaisse plus qu'une seule fois dans les actes de Notre-Dame après 1124 a permis de conclure qu'il devait être décédé peu après cette année. [...] C'est dans le registre des morts de l'abbaye que l'on trouve la réponse : On y trouve effectivement un Fulbert accompagné d'un certain Herbert, chanoine et prêtre. Il n'a pas été possible de déterminer avec certitude qui était ce Herbert. Cependant, vers 1140, ils apparaissent tous deux côte à côte dans un contrat entre Saint-Victor et le chapitre de Notre-Dame. Comme un autre chanoine du nom de Fulbert n'était pas connu dans les documents de Paris à l'époque, il semble en effet qu'il s'agissait de l'oncle d'Héloïse. Il vivait donc bien au-delà de 80 ans. D'autres indices ont été trouvés à l'appui de cette hypothèse. [...] Fulbert sera mort à peu près en même temps qu'Abélard, vers 1142. Son décès est noté dans l'obituaire de Notre-Dame. ![]() |
![]() ![]() ![]() Pierre le Vénérable et ses moines. Miniature du XIIIème siècle, (lien). Consécration de la nouvelle abbatiale de Cluny en 1095 par le pape Urbain II (BNF, ms lat. 17716, f°91) (lien) Portrait possible de Pierre le Vénérable (manuscrit 17716 BNF, f. 23) (lien). |
Comme en témoigne sa correspondance avec Héloïse, l'abbé Pierre le Vénérable de Cluny disposait dès sa jeunesse d'une excellente connaissance détaillée du parcours d'Hélène à Argenteuil et à Paris. Pourtant, jusqu'à son élection comme abbé de Cluny en 1122, Pierre de Montboissier - il ne recevra le surnom de Venerabilis que plus tard - n'avait séjourné que loin du domaine de la couronne : dans sa région natale de Sauxillanges dans les Cévennes, puis en milieu monastique à Cluny et Vézelay en Bourgogne et à Domène dans les Alpes occidentales. Dans ses jeunes années, il avait donc suivi sur de grandes distances le parcours d'une jeune fille bien connue près de Paris. Près d'un quart de siècle plus tard, il se souvenait encore d'elle lorsqu'il écrivait : "Je n'avais pas encore complètement franchi le cap de l'âge adulte, je ne m'étais pas encore précipité vers l'adolescence, lorsque ta réputation ne m'avait certes pas encore fait comprendre la notion de ta vie.
Il ne cachait pas son affection personnelle pour Héloïse : "Car en effet, ce n'est pas seulement maintenant que je commence à t'aimer, toi que j'aime - autant que je m'en souvienne - depuis un certain temps déjà". Et : "Bien avant de te voir [...] je te gardais déjà dans le coin le plus intime de mon cœur une place d'amour vrai et non feint". L'abbé semblait même avoir réfléchi aux circonstances de la naissance d'Héloïse lorsqu'il récitait l'épître aux Galates : "De même qu'il lui a plu de t'appeler par sa grâce du sein de ta mère, de même tu as tourné tes études et ton apprentissage vers bien mieux". Héloïse avait en effet été enlevée au sein de sa mère ! Bien sûr, l'abbé de Cluny a pu apprendre des choses sur Héloïse par les clunisiens de Saint-Martin-des-Champs, près de Paris. Mais cela expliquait-il à quel point il l'avait prise en affection ? L'attention inhabituellement affectueuse de l'abbé pour Heloïse plaide en faveur d'un tout autre fait : Pierre de Montboissier semble avoir disposé d'informations très personnelles, voire intimes, et ce dès sa prime jeunesse. Ce phénomène tout à fait incroyable n'a pas encore pu être expliqué de manière plausible. Dans ce contexte, l'information suivante agit comme une étincelle : La mère de Pierre, Raingarde de Sémur mariée Montboissier, entretenait des contacts personnels avec Robert d'Arbrissel et probablement aussi avec Hersende de Champigné. Pendant un certain temps, elle voulut même entrer à Fontevraud. Pierre le Vénérable écrivit à l'occasion de la mort de sa mère, qu'il aima beaucoup toute sa vie : "Enfin, le célèbre Robert d'Arbrissel vint la voir et séjourna quelque temps chez elle. Elle le pressa alors de la faire religieuse, même à l'insu de son mari, afin qu'elle pût, après sa mort ou avec sa permission, passer à Fontevraud" [...]. Robert a dû déconseiller une séparation prématurée, car Raingarde est restée dans les Cévennes. Après la mort de son mari, elle n'entra pas non plus à Fontevraud en 1117, puisque Robert d'Arbrissel et Hersende étaient déjà décédés. Raingarde choisit plutôt comme dernier lieu de séjour la ville clunisienne de Marcigny, sur les bords de la Loire, sur les conseils de son fils qui était entre-temps devenu prieur de l'ordre. Elle y passa près de vingt ans et y mena une vie sainte avant de s'éteindre en 1135, à l'époque du Concile de Pise. Si Raingarde avait donc des contacts personnels avec Robert d'Arbrissel, elle a pu être parfaitement informée par ce dernier lors d'une conversation confidentielle au sujet d'Hersende et de sa fille nommée Heloïse. Il est plus probable qu'Hersende elle-même ait été l'informatrice. Il importe peu qu'elle ait accompagné personnellement Robert lors de son voyage pastoral vers le sud, que J. de La Mainferme date avec des arguments incertains de l'année 1114. Car Raingarde avait auparavant visité de nombreux couvents de France, dont certainement Fontevraud. Sinon, pourquoi aurait-elle voulu y entrer ? Lors d'une visite à Fontevraud, elle a dû rencontrer personnellement Hersende de Champigné. Pierre le Vénérable suivit plus tard de loin le parcours d'Héloïse et apprit sa liaison avec Abélard et sa conversion. Après la mort d'Abélard, Pierre Vénérable avoua qu'il avait souhaité qu'Héloïse rejoigne le couvent de Marcigny. Il aurait probablement été heureux de la présenter à sa mère ou de la savoir sous sa protection. [...] Si l'on admet qu'il existait des liens personnels étroits, voire une véritable amitié, entre Raingarde de Sémur - Montboissier, Robert d'Arbrissel et Hersende de Champigné, on comprend mieux l'engagement désintéressé de l'abbé en faveur de Pierre Abélard. Il l'a fait - en dépit de plusieurs raisons politiques - aussi pour le bien d'Héloïse ! Il est possible que celle-ci ait utilisé activement les contacts antérieurs de leurs deux mères et demandé de l'aide pour Pierre Abélard ! |
Presque aucun auteur n'avait jusqu'à présent remarqué les similitudes dans la structure des couvents, à quelques exceptions notables près. Si l'on analyse les écrits du Paraclet d'Abélard, en particulier les lettres 7 et 8 de la correspondance, et les activités bien connues d'Héloïse, il est aisé de constater que le couple s'était en effet activement penché sur le concept fondateur de Fontevraud et avait tenu compte de ses avantages pour formuler son propre règlement. Le motif de base de leur action, la réforme d'une structure d'ordre dépassée, était similaire, ce qui n'est d'ailleurs pas une découverte totalement nouvelle. Déjà en 1616, les auteurs de l'Histoire littéraire de la France écrivaient : "Abélard avec le comble à leur satisfaction en leur envoyant peu après la règle qu'ils lui avaient demandée. Celle de saint Benoît et les Constitutions de Fontevraud font la base de cet écrit où il y a quantité d'excellentes choses avec quelques singularités". Et voici quels étaient les objectifs communs : L'imitation vécue du Christ, une théologie qui réconcilie Dieu avec les hommes, la pratique de la pauvreté, de l'humilité et de l'amour du prochain comme vertus de base du monachisme, mais aussi l'attention particulière et miséricordieuse envers les "péniblement chargés" et, enfin, la prise en compte particulière des intérêts du sexe féminin.
Pour ce dernier, il fallait une certaine indépendance, que les deux directrices de l'ordre - Héloïse et Hersende - ont obtenue de leur vivant pour leur couvent respectif grâce à leur talent de négociatrices : les papes ont très tôt accordé l'exemption à leurs couvents. Les deux monastères s'efforcèrent d'éviter la décadence des autres couvents de femmes de l'époque. Mais ce qui distinguait fondamentalement l'organisation du Paraclet de celle de Fontevraud, c'étaient les mesures préventives prises par Héloïse et Abélard pour éviter l'évolution défavorable qu'avait connue Fontevraud après 1116, c'est-à-dire après la mort des fondateurs. Ainsi, dans son projet théorique de l'ordre, Abélard évita délibérément la sécularisation du couvent, qui résultait d'un effectif trop important. Héloïse mit cela en pratique dans sa gestion de l'ordre : En fondant très tôt de petits prieurés sans exception, Héloïse garda le monastère mère délibérément petit et gérable. De cette manière, on pouvait aussi écarter d'autres dangers, par exemple la menace d'une infiltration par la noblesse, tant redoutée par Abélard. De plus, dans sa conception du monastère, Abélard prit ses distances avec le modèle d'un double couvent sous la direction d'une jeune abbesse. Il avait certainement en tête la dégradation des moeurs qui s'était produite sous Pétronille de Chemillé à Fontevraud. [...] |
La critique rigoureuse de Robert contre l’hypocrisie religieuse et son insistance à ce qu’Ermengarde ne se trouble pas devant les aspects extérieurs de l’observance religieuse rappellent les commentaires d’Héloïse qui ne se sentait pas concerné par les apparences de la vie religieuse. Dans son argumentation contre le mariage, Héloïse ne souhaite pas se présenter comme une héroïne mondaine, mais comme une amoureuse par excellence qui ne se préoccupe pas des apparences. Il n’entre pas dans le cadre de cet article de considérer dans quelle mesure les idées d’Héloïse ont pu être influencées par celles de Baudri de Bourgeuil dont les sermons n’ont malheureusement pas survécu. Héloïse bien plus imprégnée de lettres classiques que la première magistra de Fontevraud, appartenait à une génération différente de celle d’Hersende de Fontevraud. Celle-ci, par son éducation, était portée à encourager un zèle ascétique similaire à celui prôné par Robert. Héloïse a pu cependant prendre plaisir à la manière dont Baudri raconte comment Robert a maintenu une grande intimité avec Hersende, aussi bien à la manière dont André raconte que Robert voulait se faire enterrer près d’Hersende. [...]
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Après ce tour d'horizon généalogique des XIème et XIIème siècle, le lecteur pourra finalement répondre lui-même à la question : Héloïse était-elle la fille d'Hersende de Champigné ? Notre propre conclusion est aussi modérée que possible : c'est possible et même probable, car de nombreux indices plaident en faveur de cette relation familiale. Une preuve au sens scientifique du terme ne peut toutefois pas être apportée et ne devrait donc pas être attendue. Néanmoins, l'hypothèse a permis de donner une explication plausible à de nombreux détails biographiques qui, jusqu'à présent, ne pouvaient être évalués et classés. D'ailleurs, aucun contre-argument frappant ou motif d'exclusion contraignant n'a été trouvé. Indépendamment de la relation mère-fille postulée, une chose est sûre : les biographies d'Héloïse et d'Abélard doivent être révisées ou élargies sur de nombreux points. Et même le plus sceptique admettra que seule la "redécouverte" de la fondatrice de Fontevraud, une femme il est vrai, passée inaperçue jusqu'à présent, a justifié les recherches.
En conclusion, le tableau général est le suivant : Héloïse est probablement née dans le nord de l'Anjou dans les dernières années du XIème siècle, à peu près au moment où la première croisade était publiquement déclarée en France. Tout porte à croire que sa mère était la noble dame Hersende de Champigné, veuve du seigneur de Montsoreau, originaire de Durtal sur le Loir. La maison angevine de Champigné entretenait des liens de parenté sur plusieurs générations, par exemple avec la famille Montmorency au nord de Paris et avec la maison comtale de Champagne. Hersende connaissait personnellement de nombreuses personnalités de l'histoire contemporaine, entre autres Bertrade de Montfort, les comtes d'Anjou, les ducs de Bretagne ou l'abbé Pierre le Vénérable de Cluny et sa mère Raingarde. Vers 1095 ou un peu plus tard, Hersende de Champigné rompit radicalement avec le système féodal et rejoignit les "Pauperes Christi" vagabondes sous la conduite du prédicateur itinérant Robert d'Arbrissel. C'est durant cette période troublée qu'Héloïse conçut et accoucha. On ne sait rien de plus sur les circonstances de la grossesse et de l'accouchement, ni sur le père de la jeune fille. Héloïse n'était pas nécessairement d'origine illégitime, mais sa naissance fut soumise à des conditions particulières, inhabituelles pour un rejeton de la noblesse. Hersende de Champigné et Robert d'Arbrissel ont conçu un modèle innovant d'assistance sociale pour atténuer les tensions sociales provoquées par les déplacements de population de la croisade et les faiblesses du système féodal et ecclésiastique. Ils se sont concentrés sur les femmes dans le besoin et persécutées dans le pays, mais aussi sur les pauvres et les malades des deux sexes. Pour mettre en œuvre leurs idées, elles fondèrent au tournant du siècle le couvent mixte de Fontevraud, qui comprenait entre autres le plus grand couvent de femmes de l'histoire française. Hersende de Champigné a joué un rôle déterminant dans cet exploit : c'est elle qui a fait les donations de terrain nécessaires ; en tant que supérieure des moniales de choeur, elle a dirigé les travaux d'aménagement et de construction et a dirigé l'ensemble du couvent jusqu'à sa mort. Une décennie et demie avant la mort de sa mère, Héloïse avait déjà dû quitter son pays d'origine en raison des conditions de vie de ses parents - comme nouveau-né ou enfant en bas âge. Elle partageait ainsi le destin de son oncle Fulbert, qui était probablement le demi-frère d'Hersende. Mal aimé dans sa région d'origine, Durtal, il passa ses jeunes années à l'extérieur, dans des milieux ecclésiastiques ou nobles de la Loire. Il a été élevé dans la région avant de rejoindre la Seine, tout comme sa petite nièce, avant la fin du siècle. Héloïse semble avoir été placée au couvent Sainte-Marie d'Argenteuil par l'intermédiaire de Bertrade de Montfort, et Fulbert a réussi à entrer au chapitre de Notre-Dame de Paris avec l'aide de son frère, l'évêque Guillaume de Montfort. Cela fut rendu possible par un bénéfice nouvellement créé, lié au sous-diaconat à l'église Saint-Christophe, aux portes de Notre-Dame. Fulbert était ambitieux, entreprenant et sans scrupules. Il entra à plusieurs reprises en conflit avec la loi et l'ordre, notamment en raison du vol de reliques ou de l'agression d'Abélard. Mais ces affaires n'ont pas eu d'incidence majeure sur sa carrière ecclésiastique. Jusqu'en 1124, il fut l'un des onze sous-diacres de la cathédrale de Paris et mena encore d'importantes négociations vers la fin de sa carrière. Sa maison et la chaire de dialectique d'Abélard ne se trouvaient pas dans la cathédrale de Notre-Dame, mais près de l'église Saint-Christophe, dans le quartier animé du centre de Paris, entre le Petit-Pont et la cathédrale. Il est probable que Fulbert ait vécu jusqu'à un âge avancé et qu'il ait terminé ses jours dans le couvent régulier Saint-Victor. Héloïse ne semble pas s'être totalement détournée de Fulbert dans la suite de sa vie. Elle a commenté sa mort dans le Livre des Morts du Paraclet et s'est éventuellement rendue à son dernier domicile pour négocier des dates de commémoration pour le défunt Abélard et les morts du Paraclet. Le reste de la vie d'Héloïse, son histoire d'amour avec Abélard et sa carrière de religieuse, est bien connu. L'idée de base du couvent du Paraclet, fondé par les deux époux, présentait des parallèles avec Fontevraud, mais dans sa conception ultérieure, il s'est avéré être une variante améliorée de celui-ci. On peut supposer qu'Heloïse était au courant de l'existence de sa mère. Il est peu probable qu'elles se soient connues personnellement plus tard dans leur vie, car Hersende est morte prématurément, vers 1114. Il faut néanmoins croire que la mère et la fille s'appréciaient, voire s'aimaient, malgré la distance géographique. Les deux parcours de vie présentent de nombreux parallèles. Hersende et Heloïse étaient des enfants de leur époque et n'étaient donc ni des protagonistes d'un mouvement féministe ni des champions de l'amour libre. Pour elles, Dieu était une réalité - dans une immédiateté difficilement imaginable aujourd'hui. Sans perdre de vue les normes et les conventions de l'époque, elles ont toutes deux orienté leur vie et leur oeuvre vers l'avenir, ils ont conçu la foi chrétienne, à l'encontre de l'esprit du temps, comme une base de vie compréhensible à partir de l'homme et créée pour l'homme, elles ont eu la force et le courage de se lancer. Ainsi, malgré leur relation mère-enfant qui n'a probablement pas trouvé d'accomplissement, elles se sont montrées porteuses d'un destin commun et proches dans leurs idées. Les idéaux pour lesquels elles ont vécu et sont mortes sont ce qui est indestructible et durable et qui rayonne jusqu'à notre époque. |
Si l'hypothèse mère-enfant était correcte, il fallait aussi apporter des arguments plausibles pour la paternité et le transfert d'Héloïse à Argenteuil. Mais malheureusement, on n'a pas trouvé la moindre trace du père d'Heloïse ; il est resté absolument inconnu. Sur la base de la chronologie, on peut au moins dire que le mari d'Hersende, Guillaume de Montsoreau, n'a pas pu être le père d'Héloïse. Il était mort avant 1087.
Si l'on tient compte du fait qu'Heloïse n'a pas grandi dans un manoir, mais qu'elle a été transférée dans un lointain couvent de Françaises, à Argenteuil, on peut au moins en déduire des relations de principe entre père et fille, dont la discussion complète nous mènerait trop loin ici. Les deux positions diamétralement opposées suivantes sont envisageables
Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'un exposé de la vérité historique, mais de spéculations. Mais de telles réflexions sont justifiées, car elles prouvent que les circonstances de la conception et de la naissance d'Héloïse, si elle était vraiment la fille d'Hersende, devaient être exceptionnelles. La fondation de Fontevraud prend tout son sens dans le contexte d'un rôle maternel non vécu d'Hersende de Champigné, puisque celle-ci, en tant que prieure de Fontevraud, s'était particulièrement occupée de jeunes filles en difficulté et de femmes enceintes ! |
![]() ![]() ![]() ![]() A gauche, Robert d'Arbrissel dans "Histoire de la Bretagne" Tome 2, textes Reynald Secher, dessins René Le Honzec, 1992. Derrière lui, est-ce Hersende ? Le même ouvrage présente Marbode, tribun et poète. A droite son portrait en miniature (lien). Il avait été sacré évêque de Rennes en mars 1096 lors du passage du pape Urbain II à Tours. |
Le premier reproche adressé à Robert et aux disciples qui le suivent dans ses pérégrinations est la promiscuité dans laquelle ils
vivent : "On dit que tu aimes trop vivre au milieu des femmes (tu as péché autrefois sur ce point). On dit qu'hommes et femmes
passent la nuit dans des dortoirs communs, que tu couches entre tes disciples et les femmes dictant aux uns et aux autres des régles de veille et de sommmeil... De nombreuses femmes, dit-on, te suivent dans tes pérégrinatious et assistent à tes sermons. Ces femmes, tu les répartis dans les auberges et en diflérents lieux, et les charge de soigner pauvres et pélerins. Qu’il y ait là grand danger, les vagissements des nouveaux-nés le prouvent sutfisamment... Sur ce point, ajoute Mariode, de nombreuses personnes, tant laics que clercs, t'accusent d’autant plus facilement que, sur cette réquentation, les lois divines et les lois humaines sont trés claires."
Marbode ne reprend pas à son compte toutes les rumeurs qui courent sur Robert, il ne l’accuse pas d‘avoir manqué personnellement à la chasteté, mais de se mettre dans une situation où il est diflicile de résister longtemps aux tentations. |
L'hypothèse Foulques IV d'Anjou
Si Hersende de Champigné a donné un nouveau-né - issu de la relation postulée avec un noble hors de l'Anjou dans le domaine de la couronne, et si elle s'est elle-même soustraite à un nouveau mariage en rejoignant les "Pauperes Christi", c'est sans doute parce que le père d'Héloïse était un homme puissant aux compétences étendues. ![]() Il ne s'agit pas d'un simple coup d'épée dans l'eau, mais d'un coup de poignard dans le dos de la reine, qui lui a donné sa carte d'identité et qui, après une fuite rocambolesque, s'est liée avec le roi Philippe Ier de France. Le grincheux Fulko n'était alors pas en campagne militaire comme les années précédentes, mais passait la plupart de son temps inactif dans les châteaux de ses vassaux. L'un de ses plus proches confidents avait été le défunt mari d'Hersende, Guillaume de Montsoreau. Ce n'est pas aussi absurde que cela puisse paraître au premier abord : il a pu s'en prendre à la jeune veuve Hersende lors d'une visite à son fils et successeur, ce qui a pu la pousser à s'échapper de la prison féodale. |
La grand-mère paternelle d'Hersende, Hildeburge du Lude avait deux parents, Isembart Ier de Broyes et Hildeburge de Château du Loir (et de Montevrault). Pour chacun d'eux l'ascendance est discutée. Pour le père cela se révêle important, puisque l'hypothèse que je retiens permettrait d'expliquer pourquoi Héloïse se prénomme Héloïse, donc cela validerait en partie qu'Hersende est bien la mère d'Héloïse. Ce père d'Hildeburge, connu sous le nom d'Isembart du Lude serait aussi Isembart de Broyes et aurait pour soeur Héloïse de Mortagne et pour mère Héloïse de Pithiviers. Plus précisément, on pourrait tracer le tableau suivant qui montre par quatre fois l'attribution du prénom Héloïse :
Jusqu'ici, aucune des hypothèses sur les parents d'Héloïse n'explique vraiment le choix de son prénom (même la théorie de Brenda Cook, à mon avis). Selon la logique de l'époque, il est à trouver dans les prénoms de ses ascendantes. Même si certains liens présentés ici ne sont pas complètement avérés, voici une traçabilité du prénom Héloïse par l'ascendance d'Hersende. Celle-ci a pu connaître Héloïse de Broyes, cousine germaine de son père. En remontant encore, comme Héloïse se disait alors aussi Helvide, et à croire les généalogies habituellement reconnues, Héloïse / Helvide de Bassigny est arrière petite-fille d'Helvide de Senlis. Cette dernière est fille d'Helvide de Frioul (855-895), elle-même arrière petite-fille d'Helvide de Saxe, mariée en 794 avec Welf 1er de Saxe. Ils furent parents de la "pulcherrima" (très belle) impératrice Judith de Bavière (800-843, bru de Charlemagne), ancêtre d'Héloïse. Après la mort de son époux, Helvide de Saxe était devenue abbesse de Chelles. Célébrité, beauté et religion, c'était quatre siècles avant la naissance de la belle et célèbre Héloïse, abbesse du Paraclet ! |
Une semaine après avoir terminé cette étude je me suis rendu compte qu'elle avait déjà été effectuée par Werner Robl (celui qui a été le premier à identifier la mère d'Héloïse à Hersende de Champigné) sur cette page du site allemand d'Héloïse et Abélard. Je suis satisfait de constater qu'il y a une grande concordance entre les deux ascendances que nous présentons. |
On trouve dans cette famille, du côté maternel, une arrière-arrière-grand-mère portant le nom d'Héloïse. C'était un indice de poids en raison de l'extrême rareté de ce nom en Anjou. D'autre part, les noms se répétaient souvent dans la famille d'Hersende, comme par exemple Hubert. Hersende de Champigné aurait-elle choisi pour une de ses filles le nom d'une arrière-arrière-grand-mère ? |
![]() ![]() ![]() Arbre généalogique de la maison des Welf avec, tout en bas, le plus ancien, Welf Primus (enluminure de l'abbaye de Weingarten, XIIème siècle, lien). A droite, Judith de Bavière, fille de Welf et Helvide, impératrice de l'empire carolingien pour avoir épousé Louis Ier le Pieux, fils de Charlemagne (La Chronique des Guelfes (1190), abbaye de Weingarten, lien). |
D'après Louis Lucas, Hubert serait décédé en 1107 et aurait eu cinq enfants avec Agnès :
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La Chesnaye-des-Bois, oubliant la première épouse, n'attribue à Hubert III qu'un seul enfant avec Elisabeth de Mathefelon :
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Ménage (Histoire de Sablé, p. 224 à 226) croit que Hubert et Agnès eurent cinq enfants :
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D'Hozier pense aussi qu'ils eurent cinq enfants, mais les noms diffèrent :
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Le tableau généalogique imprimé des comtes de Champagne (lien), qui fait partie du dossier des comtes de Champagnela-Suse, accorde sept enfants à Hubert et Agnès :
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Le lien précédent (Revue "Le cabinet historique" tomme 11, partie 1, 1865) apporte des correctifs.
Nous croyons contrairement à ces auteurs qu'ils eurent :
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D'après sa page Roglo, Hubert III de Champigné, dit "Le posthume" (il est né après la mort de son père), aurait eu pour enfants :
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Hubert, Sire d'Arnay, aurait pu être un puîné des anciens Comtes du Maine : c'est le sentiment de l'Abbé le Laboureur, en ses Additions aux Mémoires de Caslelnau, Tome II. Cet Hubert vivait vers les années 980 , 985 et 997. Il mourut avant l'an 1002, sous le règne du Roi Robert, fils d'Hugues Capet. Il eut pour femme , Eremburge ou Ermengarde , Dame de Vihers , fille, selon l'auteur ci-dessus cité, ou nièce selon d'autres, d'Albéric , Sire de Montmorency, Connétable de France.
Elle fut mariée en 997, et eut en dot de Foulques Nerra, Comte d'Anjou , son cousin germain, la Terre de Vihers, située sur les confins d'Anjou et du Maine, appellée la Campagne de Parcé, qui comprend la baronnie de Champagne, avec les sireries de Pescheseul, d'Avoise, su Bailleul et de Saint Martin de Parcé, que les descendans d'Hubert d'Arnay ont toujours possédée jusqu'à Jean, Sire de Champagne, surnommé le Grand Godet, mort le 3 juillet 1576. Ceci est prouvé par un titre de l'Abbaye de Saint- Aubin d'Angers , dont les Moines prétendaient être Seigneurs Suzerains de ces Terres , que le Comte d'Anjou leur avait données en partie, ce qui fut disputé par Hubert , dit Raforius , qui suit, fils du premier Hubert , nommé dans le préfent titre, Arnetto alias Harnotto, et sa femme Eremburge de Vihers , y est qualifiée cousine germaine de Foulques Nerra , Comte d'Anjou. Il paraît par-là que cet Hubert d'Arnay tenait le premier rang parmi la plus haute Noblesse des Provinces d'Anjou et du Maine, puisqu'un Comte Souverain lui donnait sa cousine en mariage. |
![]() Herbert II de Vermandois fut, peut-être, pendu sur ordre de Louis IV d'Outremer. Enluminure entre 1300 et 1349 (Bibl. mun. Toulouse, lien). |
Des analogies frappantes avec l'histoire d'Heloïse se retrouvent chez les ancêtres féminins d'Hersende : une arrière-grand-mère paternelle avait été une dame du nom d'Eremburge de Montmorency. Cela correspondait presque exactement au lien de parenté que d'Amboise avait formulé en 1616 pour Heloïse comme étant certain : legitima agnatione. Il n'y avait qu'un décalage d'une génération : Ce n'est pas Héloïse elle-même qui descendait paternellement et légitimement de la famille Montmorency, mais sa mère ! Duchesne n'avait pas fait de recherches approfondies dans cette branche angevine de la famille, comme en témoigne sa généalogie ; il ne pouvait donc pas se prononcer valablement sur les données de son co-éditeur, qui les avait peut-être obtenues par tradition orale. |
D’après la charte n° LXXXV de cartulaire de Saint Aubin d’Angers qui énumère les divers possesseurs de Champigné sur Sarthe, la femme d'Hubert II Rasorius est la fille d'Isembard du Lude et la petite-fille (ou la nièce) d’Isembard de Bello Videre. La chronique de Parcé qui relate que l'épouse d'Hubert II appartient à la famille des comtes de Champagne est prise en défaut. [...] Selon la chronique de Parcé, la mère d’Hubert III, Hildeburge, est la petite-fille d’une Héloïse. [...]
Isembard du Lude est né vers 965 et mort en 1028. Il est le frère d’Oldaric /Oury, évêque d’Orléans ( 1022 – 1036) fils de Renard et d’Helvide / Héloïse (G Ménage p 8). |
Renart de Nogent, (ou Renard, Rainard, Renaud de Broyes), (avant 960 - Rome vers 999), seigneur vers 980 de Broyes et d'autres biens champenois. Sa seconde épouse est Héloïse de Pithiviers. [...] Il a de ce second mariage :
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Odolric n'avait pas attendu les dernières années de sa vie pour disposer en faveur des siens de ce qui lui appartenait en propre. On va voir comment il partagea ses domaines et ses dignités entre ceux de ses neveux qui étaient parvenus à l'âge d'homme, laissant à l'un, Hugue de Mortagne, la seigneurie de Pithiviers, à un autre, Hugues Bardoul, son château de Nogent-le-Roi, au troisième, Isembard, l'évêché d'Orléans; et comment, par la suite, la seigneurie de Pithiviers passa successivement aux mains de chacun d'eux, en l'espace de dix années. [...]
Hugue de Mortagne devint seigneur de Pithiviers, à la mort de son oncle. Sa domination ne devait y durer que peu de temps, de l'an io35 à l'an 1042. [...] Peu de temps après il mourait lui-même de mort violente, au cours d'une expédition victorieuse, ainsi qu'on le verra au chapitre suivant (1042). Durant sa courte existence il ne paraît pas avoir pris femme et ne laissa pas d'enfants pour recueillir sa succession. La seigneurie de Nogent-le-Roi, qui formait avec celle de Pithiviers la plus grosse part de l'héritage territorial d'Odolric, devint, comme on l'a dit, le lot d'un de ses neveux, nommé Hugues Bardoul. Elle avait d'abord été destinée non pas à Hugues Bardoul, mais à son père Isembard, frère de l'évêque d'Orléans. C'est ce qui ressort de la charte de fondation de l'abbaye de Coulombs, en 1028, par laquelle Odolric attribua aux religieux plusieurs villages ayant jusque-là dépendu du château de Nogent; il fit intervenir à l'acte son frère Isembard avec la qualité de successeur désigné de cette seigneurie; et Hugues Bardoul n'est mentionné à la suite que comme fils d'Isembard. |
Hypothèse | Isembart du Lude est : | Héloïse de Pithiviers est alors : |
1 (privilégiée) | fils de Renard de Broyes et d'Héloïse de Pithiviers | sa mère |
2 | fils de Renard de Broyes et de sa première épouse | sa belle-mère |
3 |
neveu de Renard, car fils d'un de ses frères :
| sa tante |
4 | ni fils, ni beau-fils, ni neveu d'Héloïse de Pithiviers, sans qu'un indice ne puisse nous orienter... | un petit-neveu ou cousin ou sans lien familial... |
![]() | ![]() Vitrail de l'église St Salomon et St Grégoire de Pithiviers, avec Grégoire de Nicopolis évêque arménien devenu ermite à Pithiviers (lien). Héloïse de Pithiviers pourrait y être représentée, priant au pied de Grégoire. ![]() Il existe, à Pithiviers, une confrérie du pain d'épices de St Grégoire de Nicopolis (liens : 1 2). |
La mère de Hersende, Agnès de Clervaux de Matheflon était originaire de Matheflon [ou Mathefelon], nom d'un manoir sur les rives de la Loire, à quelques kilomètres au nord d'Angers. Son grand-père maternel, Hugues de Clervaux (résidence noble dans le sud de l’Anjou, aujourd'hui Scorbé-Clairvaux [dans la Vienne]), s'était distingué à plusieurs reprises dans les combats contre les Bretons et dont le nom de guerre était "Mange Bretons". Sa grand-mère, Hersende de Vendôme, fille du vicomte Hubert Ier de Vendôme et femme d'Hugues Mange-Breton, entretient des liens étroits avec le Vendômois. Son grand-oncle maternel, Hubert II de Vendôme, évêque d'Angers en 1006-1047, édifia la cathédrale Saint-Maurice d'Angers. |
![]() Parrain et marraine : le baptême (BnF, lien). |
Anseau Ier de Garlande ou ou Anceau ou Ansel de Garlande, né vers 1069 et mort en 1118, est un seigneur français qui fut sénéchal de France de 1108 à 1118. Il est un membre de la famille de Garlande, qui donna plusieurs fidèles à Philippe Ier et Louis VI. Il était le fils de Guillaume Ier de Garlande dit Adam de Garlande, et de Havoise (Havise) N…, frère de Gilbert dit Payen, sénéchal de France, d'Étienne, chancelier du roi, de Guillaume II de Garlande, sénéchal de France, et de Gilbert dit Le Jeune, bouteiller, époux d'Eustachie de Possesse. [...] Il est nommé sénéchal de France en 1108. Le don de cette charge par le roi Louis VI fut la source d'un différend entre le roi et le comte d'Anjou, Foulques, qui considérait que celle-ci revenait de droit à sa Maison. Le comte d'Anjou profita de ce différend pour refuser l'hommage qu'il devait au roi pour son comté, le roi étant alors en guerre contre Henri Ier, roi d'Angleterre, duc de Normandie. Le roi dut trouver un accommodement avec le comte d'Anjou par l'entremise d'Amaury de Montfort, [...] |
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Mais qui pouvait être cet évêque [ayant appuyé le fondation du Paraclet] ? ll n’est pas cité. La date de la fondation n’étant pas absolument fixée, peut-être ne s’agit-il pas, comme on le pense habituellement, d’Hatton, mais de Philippe-Milon, de la famille de Pont-Traînel, ou de Raynaldus, de la famille de Montlhery-Bray ? En ce cas l’une ou l’autre famille aurait été décisive lors de la fondation, elles qui tenaient ensemble la Seine de Bray à Pont. L’une ou l’autre qu’importe d’ailleurs, puisqu’elles sont liées : Milon II de Bray et Anseau de Trainel sont cousins germains, Ponce le pére d’Anseau ayant épousé Mélisende, soeur de Milon ler de Bray. Le lien entre les deux families n’explique-t-il pas qu’Anseau fonde Andecy en 1131, en compagnie de Simon Ier de Broyes, fils de Hugues-Bardoul ll, marié à Emeline de Montlhéry ? Cette famille, en définitive, ne tenait-elle pas Nogent antérieurement ? Car si Milon est toujours dit vassal de Thibaut, nous n’avons aucun acte le concernant antérieur à 1127 et nous ne connaissons rien de l’histoire seigneuriale antérieure a ce début du XIIème siécle. Milon seigneur de Nogent était-il de la famille des Montlhéry-Bray, ou lié à cette famille ? Nous ne savons rien de lui [Milon de Nogent] alors qu’il paraît pourtant le personnage décisif de la fondation du Paraclet. |
Le prieuré de Saint Martin de Boran fut le dernier créé, entre 1157 et 1163, dans les dernières années de la vie d'Héloïse, pour des raisons qui nous échappent. Eloigné du Paraclet, il paraît étroitement lié à la famille de Beaumont, dont le premier donataire Mathieu II, seigneur de Beaumont sur Oise, se trouve nommé dans la nécrologie du Paraclet.
Pour résumer, ce prieuré fut pauvre dés sa création. Il ne paraît pas se justifier, les seigneurs de Beaumont protégeant d'autres monastères "familiaux", dont celui de femmes de Sainte-Léonore de Beaumont. Pourquoi, par ailleurs, une création aussi tardive ? Son seul intérêt est de nous confirmer le lien de la famille de Montmorency avec Héloïse. |
Abélard disait de Thibaut de Champagne : "Il m'était un peu familier". Il faut tenir compte du fait qu'il est possible qu'Héloïse ait établi les contacts nécessaires en raison de ses nombreuses relations avec la maison comtale de Champagne. Il est de toute façon indéniable qu'elle entretint plus tard de bonnes relations avec cette dernière. La marraine du comte Théobald, Mathilde de Carinthie, fonda le monastère de La Pommeraie, dépendant de l'abbesse et de la règle du Paraclet, comme futur lieu de retraite. Il est significatif que la maison comtale ait eu des liens avec Fontevraud : Isabelle, Marguerite et Marie étaient entrées à Fontevraud en tant que filles du comte Théobald, Marie devint même la septième abbesse de Fontevraud. |
A part Andecy qui se trouve au-delà de Sézanne, il n’y a aucun monastére de femmes pour absorber celles qu’on ne marie pas
ou les veuves, ni pour éduquer les jeunes filles nobles : le Paraclet et ses prieurés ne viennent-ils pas répondre à cette fonction, dans une région non pas désertique, mais en plein développement et essartage, sous l’effet, entre autres du monastére d’hommes qui fut fondé en 1127, à la méme date que le Paraclet, et soutenu par les mêmes familles que lui, à savoir l’abbaye de Vauluisant ? ll serait trop long d’énumérer tous les noms des donateurs, vassaux d’Anseau de Trainel, Milon de Nogent et Odon
de Villemaur, les trois seigneurs qui ont soutenu le projet de l’abbé Artaud, premier abbé de Preuilly, à créer Vauluisant, mais la liste serait trés exactement identique à celle des donateurs du Paraclet. [...]
![]() Vers 1692 (collection Gaignières, Louis Boudan, lien). ![]() Abbaye de Vauluisant, le portail d'entrée en 2015 (lien). La double fondation du Paraclet par Abélard et de Vauluisant par Artaud ne nous apparait pas simplement comme une coincidence, et nous voudrions plutôt y voir une volonté politique. Serait-ce un projet de Thibaut relayé par ses vassaux les plus importants ? Sans vouloir remettre en cause l’expulsion par Saint-Denis des moniales d’Argenteuil, Abélard a-t-il profité de ce qu’il connaissait le comte pour projeter cette fondation ? ll ne fait aucun doute que les deux abbayes, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne furent pas en conflit, à supposer qu’il y eut rivalité entre Abélard et Bernard de Clairvaux. Les deux abbayes délimitent avec une certaine rigueur les terres qui leur ont été données sans précision, font des échanges de façon à regrouper leurs biens, et ainsi reconnaissent mutuellement leurs espaces d’expansion respectifs à l’intériéur desquels elles s’interdisent dans le futur de se concurrencer. L’intelligence politique d’Héloïse qui développa son abbaye, et ses deux dépendances proches, puis s’efforca d’étendre son ordre, ne suffit pas, à elle seule, à expliquer le succés de son entreprise. Les relations du Paraclet avec Vauluisant font apercevoir d’autres raisons. Le succés du Paraclet ne vient-il pas de ce qu’il est inclus dans une politique globale, celle de Thibaut de Champagne ? [...] La construction du Paraclet, de ses prieurés et de Vauluisant, vient s’inscrire dans un projet global qui amenagea un lieu partiellement peuplé, le dota de forces de productions modernes, le fit parcourir par des routes qui obligèrent à une plus grande sécurité de la région. L’impression générale des contemporains dut être celle-la même que décrivent Abélard et Héloïse : le passage d’un lieu désert et inculte à une région prospère qui tire parti du projet politique de Thibaut. Milon de Nogent, peut-être indépendant de la famille Montlhery-Bray-Trainel, fut sans doute le point d’appui de cette politique et s’il fut le constructeur du pont, des moulins, du marché florissant qu’on apercoit en 1186, on comprend alors pourquoi il fut appelé non seulement dominus, mais aussi vir illuster dans une charte de 1127. Dans des documents contemporains, nous n’avons trouvé qu’une seule fois une telle qualification, et elle concernait le comte Thibaut : il ne pouvait donc s’agir que d’un personnage important, mais dont on ne sait s’il s’illustra par son activité personnelle ou par sa famille. |
Le noeud véritable qui relie tous ces personnages est peut-étre le comte de Champagne Thibaut II lui-méme. Cousin de Milon ll, mis en relation avec Abélard par son ami Etienne de Garlande, il posséde incontestablement une personnalité politique et religieuse attractive. Ne représente-t-il pas ce que les hommes les plus aventureux de son époque recherchent ? Aussi différents
soient-ils, Abélard, Etienne de Garlande, Bernard de Clairvaux, Suger, tous se sont liés d’amitié avec lui. Héloïse n’est-elle pas son pendant ? Ne retrouve-t-on pas de ses qualités dans les portraits qui sont faits d’elle ?
La venue a Nogent pourrait s’expliquer ainsi. La région provinoise est a ce moment-la le lieu de naissance d’une nouvelle culture, de la possibilité d’essai de nouvelles idées. N’est-ce pas ce que recherchaient et Abélard et Bernard : rompre avec des formes religieuses, intellectuelles et certainement des comportements anciens ? N’ont-ils pas le sentiment eux-mêmes de vivre dans une période de renaissance ? La région avait tout pour elle. Même si les seigneurs locaux et la cour de Thibaut n’ont pas les exigences littéraires de la génération suivante, ils ne manquent pas cependant d’apprécier la culture. Ponce Ier de Trainel possédait déjà une école dans son château en 1102, et son fils Anseau, lettré, y fixa des chanoines. Thibaut lui-méme fit éduquer son fils Henri le Libéral par Etienne qui fut peut-étre disciple d’Abélard. Henri est capable de citer Virgile, Horace, Ovide, Apulée. Mathilde et Thibaut correspondaient avec Suger et Bernard. En 1145, Jean de Salisbury ouvre une école à Provins et Henri le Libéral l’interroge sur Virgile et la Bible. Sans parler de l’évéque Hatton, en relation épistolaire avec Pierre le Vénérable ou Pierre Comestor parmi les plus connus aujourd’hui. Si Héloïse "à côté de l’Ecriture sainte, des saints Péres et du plain-chant" "pratiquait celle de la médecine et de la chirurgie", si les moniales du Paraclet "apprenaient non seulement le latin" mais aussi "le grec et l’hébreu que dans tous les cas savait Héloïse", elle n’était pas la seule intellectuelle dans cette région, ne se retrouvait pas isolée dans un désert. Elle trouvait une population propre a accueillir une femme "sage", c’est-à-dire savante, et capable d’instruire leurs filles. Méme si elle n’était pas de grande famille, sa réputation l’avait précédée, comme le dit Pierre le Vénérable. Tout le monde connaissait les dons de la jeune femme. Et en ce temps, semble-t-il enthousiaste pour la philosophie et les lettres, (à quelle vitesse accourent au Paraclet les étudiants d’Abélard, les bonnes routes de Thibaut n’expliquant pas tout !), Héloïse recut effectivement l’accueil que décrit son mari. Héloïse, femme politique ? Le qualificatif est peut-étre un rien anachronique. ll ne l’est pas cependant si on entend par là un des effets d’une vertu capitale, celle de savoir conduire sa vie selon la vertu. Or que fait d’autre Héloïse en privé et en public ? Nous avons essayé de comprendre comment une femme en plein dans son siécle, possédant toutes les qualités pour en saisir le mouvement et se lier avec ceux qui transforment le monde à bras le corps, incarne les idées nouvelles dans des réalisations d’envergure. La suite de l’éloge prononcé par Abélard permet de comprendre : "et tous également admiraient sa piété, sa prudence et son incomparable douceur de patience". Prudente est mieux que sage. [...] |
En 1141, notre comte de Champagne Thibaud II le Grand fut en guerre avec le roi de France.
Louis VII le Jeune ne lui pardonnait pas de lui avoir refusé son concours dans une expédition contre Toulouse. Il lui reprochait en outre d’avoir donné asile à Pierre Le Châtre qu’il venait de chasser de l’archevêché de Bourges et d’avoir fait excommunier son cousin Raoul de Vermandois par un légat du pape.
A la tête d’une puissante armée le roi envahit la Champagne et brûla Vitry. L’incendie gagna la principale église où la plupart des habitants s’étaient réfugiés. Ils y étaient au nombre de 1.300, hommes, femmes, enfants. Tous périrent dans les flammes. Du haut de la colline où il a fait dresser sa tente, le jeune roi voit brûler l’église et entend les cris des victimes. Bouleversé par cet Oradour médiéval, il reste plusieurs jours sans parler, sans prendre de nourriture, prostré sous le poids du crime sacrilège, dont il a chargé sa conscience. Dans son effroi, le comte de Champagne promit, peut-être un peu à la légère, de faire lever la sentence d’excommunication lancée contre Raoul. Il n’était pas facile de faire revenir la papauté sur sa décision, mais saint Bernard était là. Thibaud avait rencontré l’abbé Bernard de Clairvaux, qui, depuis le départ du comte Hugues n’entendait plus réserver sa parole aux seuls moines de son monastère, mais se mêlait de plus en plus aux affaires du monde. Bernard devient l’ami de Thibaud, un ami attentif à le conduire sur la voie de la sagesse et de la miséricorde. En lui retentit la voix de l’abbé de Clairvaux : « Quel aveuglement étrange, quelle fureur que de dépenser tant d’argent et de peine à faire une guerre, dont le fruit ne peut être que la mort ou le péché ! ». Mais avant tout Thibaud veut préserver les routes et les villes champenoises des misères de la guerre. Il sait qu’elles porteraient un coup fatal au mouvement commercial dont son comté est en passe de devenir l’assise. [...] Aliénor confie à Bernard son désespoir de n’avoir pu donner au roi, après plus de 6 années de mariage, l’enfant qu’il attend d’elle et Bernard lui promet que si elle ramène le roi sur le chemin de la paix et de la justice, la Vierge exaucera sa prière. Aliénor, l’indomptable Aliénor s’incline. Le roi autorise Pierre de la Châtre à occuper son siège de Bourges. Le pape Lucius II lève solennellement l’excommunication et l’interdit. La paix est rétablie entre notre comte Thibaud et le roi, qui lui restitue le comté de Vitry. En 1145, moins d’un an après son entrevue avec saint Bernard, Aliénor donne au roi une fille, qui reçoit en l’honneur de la Vierge, le nom de Marie. Elle sera un jour comtesse de Champagne. |
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Les terres gouvernées par Thibaut puis par son fils Henri sont coloriées en vert
(lien).
![]() Louis VI le gros (père de Louis VII) et Thibaut parlementant (miniature anglaise du XIVème siècle, lien). |
La plupart des historiens situent le début de la liaison des deux amants aux alentours de 1116-1117. Abélard a donc environ 37
ou 38 ans. Quant à Héloïse, son âge aussi bien que ses origines familiales et sa situation restent l’objet de bien des interrogations.
Son âge reste un mystère. La tradition romantique, se basant sur le terme d’"adolescente" qu’Abélard utilise plus loin à son égard, a voulu voir en elle une toute jeune fille de 17 ans. Après tout, la Juliette de Romeo en avait à peine 14, mais il s’agit là d’une fiction. En réalité, l’adolescence, dans l’échelle médiévale des étapes de la vie, peut aller jusqu’à une trentaine d’années, voire plus. Pour les filles, le terme peut désigner toute vierge encore en état de procréer, et dans le cas d’Héloïse il est vraisemblable qu’elle ait eu largement plus que 20 ans. Dans une lettre que lui écrira beaucoup plus tard Pierre le Vénérable, né vers 1093, il lui dira qu’étant encore lui-même dans l’adolescence, il avait entendu parler d’une "femme" célèbre pour sa culture, ce qui pourrait signifier qu’elle était plus âgée que lui, donc qu’elle aurait eu 26 ou 27 ans vers 1116-1117. Le fait même qu’elle soit alors renommée pour l’étendue de ses connaissances suppose qu’elle a déjà derrière elle de nombreuses années d’études. Disons qu’Héloïse doit avoir environ vingt ans de moins qu’Abélard, et qu’elle n’est plus du tout ce que nous entendons aujourd’hui "adolescente". [...] Abélard nous dit qu’Héloïse a été élevée au couvent d’Argenteuil, qui est sous la protection des Garlande. Les petites filles nobles étaient souvent placées dès 4 ou 5 ans dans un couvent, où elles apprenaient la lecture, puis, vers 7 ans, les rudiments des arts libéraux. L’illégitimité n’était pas encore à cette époque une tare aussi rédhibitoire qu’elle le deviendra par la suite, et Héloïse, grâce à ses puissants protecteurs, pouvait constituer un parti intéressant pour nouer des alliances dans la noblesse. Or, à plus de 20 ans probablement, elle est toujours célibataire, sous la garde de son oncle Fulbert. On peut d’abord se demander ce que fait une jeune femme dans la maison d’un chanoine, au milieu du cloître de Notre-Dame. Cette cohabitation a beaucoup fait jaser les historiens, certains insinuant, depuis le XIXème siècle, que la prétendue "nièce" pouvait en fait être la concubine, voire la fille de Fulbert. Les contemporains, eux, ne semblent pas avoir été choqués par cette présence féminine parmi la cinquantaine de chanoines célibataires du cloître Notre-Dame. La réforme grégorienne, qui exige le renvoi des femmes, épouses, maîtresses et filles d’ecclésiastiques, n’en est encore qu’à ses débuts, et malgré les condamnations répétées de la part des réformateurs les plus zélés, on constate encore la présence de nombreuses concubines dans les milieux cléricaux, y compris chez les évêques, et les prostituées rodent toujours aux alentours des églises et des monastères. Curés et chanoines emploient des servantes "à tout faire", de la cuisine au ménage en passant par le lit. Il n’en reste pas moins qu’à son âge Héloïse devrait être mariée, à moins qu’on ne la destine au couvent, ce qui est le plus vraisemblable. Auquel cas, elle aurait dû rester dans celui d’Argenteuil, où elle a passé son enfance. Mais, remarquée pour ses capacités intellectuelles exceptionnelles, elle est jugée digne d’une éducation plus poussée, qui pourrait faire d’elle une future abbesse d’un monastère féminin réputé. C'est sans doute la raison pour laquelle elle est confiée aux bons soins de son oncle Fulbert, chargé de parfaire sa formation. Fulbert n’a pas laissé la réputation d’un grand intellectuel, mais en tant que chanoine et archidiacre, il a accès a la bibliothèque du chapitre, et il est en contact avec les maîtres de l’école de Notre-Dame, qui pourraient donner des cours particuliers à sa nièce. Il est en tout cas très fier du rôle qu’on lui confie, et il le remplit avec zèle. Il veille jalousement sur sa nièce : "Dans sa tendresse, il n’avait rien négligé pour la pousser dans l’étude de toute science des lettres", écrit Abélard, qui parle aussi de "l’affection sans bornes qu’il avait pour sa nièce". La nature de ses sentiments à l’égard d’Heloïse pose question, surtout lorsqu’on considère la violence de sa réaction en apprenant la liaison de sa nièce avec Abélard. Aller jusqu’à faire castrer le petit ami de sa protégée est tout de même un peu excessif, même au XIIème siècle. [...] Dans les faits, le chanoine Fulbert semble avoir parfaitement rempli sa tâche : sa nièce est devenue une des femmes les plus instruites de son temps, au point d’être considérée comme un véritable prodige. [...] Sa réputation de femme savante la rend d’autant plus intéressante pour Abélard que, dit-il, "cet avantage de l’instruction est rare chez les femmes". On peut difficilement le nier. Pierre le Vénérable signale, lui aussi, combien il s’agit la d’un "fait rarissime", et Hugues Métel écrit que, par là, Héloïse s’est élevée au niveau des docteurs. Le nombre de femmes intellectuelles et écrivains ayant laissé un nom se compte en un millénaire de christianisme sur les doigts de la main. Encore sont-elles d’illustres inconnues, comme sainte Radegonde au VIème siècle, la princesse Duodha au IXème, la nonne Baudvinie au Xème. Il faut attendre la veille de l’an mil pour trouver une premiere "célébrité" féminine, toute relative, dans le monde des lettres, avec une religieuse allemande du monastère de Gandersheim, Hrotsvitha (vers 935 - vers 1000). [...] Le moine chroniqueur de Saint-Martial de Limoges, Guillaume Godel, assure de son côté qu'Héloïse avait "une érudition extraordinaire dans les lettres hébraïques et latines", affirmation reprise par d'autres chroniqueurs, comme Robert, moine d'Auxerre, et Guillaume de Nangis. [...] Elle est une latiniste plus habile qu'Abélard. Son style et sa composition, sa maîtrise des règles épistolaires témoignent d'une pratique plus approfondie des auteurs classiques. Abélard excelle à l'oral, et Héloïse à l'écrit. |
En 1128, le puissant abbé Suger, qui songe à reconstruire l’église de Saint-Denis, a-t-il besoin des richesses d’Argenteuil ? Il répand les bruits les plus injurieux sur le comportement des moniales ; ces dévergondées, Suger s’en dit certain, se livrent aux turpitudes les plus inavouables. Avec la bénédiction de l’évêque de Paris et de l’abbé Bernard de Clairvaux, assuré de l’indifférence du roi, il prétexte, sur la foi d’un document faussé, que l’abbaye d’Argenteuil appartient aux moines de Saint-Denis depuis le IXème siècle. L’affaire est vite ficelée. Au début 1129, Suger jette les femmes à la porte, installe des moines à leur place et met ainsi la main sur la totalité des biens fonciers d’Argenteuil. Une frauduleuse captation d’héritage a en somme donné naissance au chef-d’oeuvre qu’est l’abbatiale de Saint-Denis. [Guy Lobrichon, lien].
En arrière plan de cette opération assez scandaleuse se laisse entrevoir le conflit politique entre Suger et les familles Montmorency-Garlande dont la fidélité à Louis VI pouvait légitimement être suspectée. Les religieuses se sépareront en deux groupes. L'un ira s'établir à Malnoue-en-Brie; l'autre entraîné par Héloïse trouvera refuge dans l'ermitage abandonné par Pierre Abélard un ou deux ans plus tôt vers 1127/1128, quand il a été élu abbé de Saint-Gildas de Rhuys. Sur les bords de l'Ardusson, au diocèse de Troyes, près de Nogent-sur-Seine, c'est le Paraclet. [page pierre-abelard.com]. |
Dans la lettre du légat du pape, il est question d'une indignation - masculine - face au mode de vie impie des religieuses - spurca et infami conversatione. Toutefois, cette accusation est aussitôt nuancée : seules quelques nonnes - paucae moniales - se seraient mal comportées. Immédiatement après, le reproche est précisé : elles auraient souillé le voisinage du lieu - omnem ejusdem loci affinitatem foedaverant. Qu'est-ce que cela pouvait signifier sinon que certaines nonnes avaient quitté le couvent pour se livrer à la prostitution ?
![]() Ce passage de l'Historia Calamitatum est significatif. Il est vrai qu'à l'époque, Héloïse n'avait pas encore prononcé ses vœux perpétuels et ne séjournait au monastère qu'en tant qu'invitée. Elle avait néanmoins accès à la partie intérieure du monastère, et même au réfectoire chauffé et très fréquenté, et pouvait y organiser un rendez-vous intime avec Abélard. Il ne faut en aucun cas déduire de cet incident que la future prieure et abbesse Héloïse - après son expulsion d'Argenteuil - aurait encouragé une pratique monastique aussi lascive. Elle et ses compagnes semblent avoir constitué un groupe plutôt réformateur, comme en témoigne toute la suite de sa carrière religieuse. Durant son séjour au Paraclet, Héloïse mettait en garde contre les conséquences d'une règle trop libérale : "0 quam facilis ad ruinam animarum virorum ac mulierum in unum cohabitatio..." "Oh comme il est facile que la cohabitation d'hommes et de femmes sous un même toit devienne une ruine pour les âmes..." Peut-être que cette déclaration d'Héloïse reflétait sa mauvaise expérience d'Argenteuil ! [Werner Robl, page avec l'illustration] |
![]() En l’absence de détails concrets qui permettraient de localiser avec certitude l’origine de ces lettres, quelques traits suffisent à dessiner assez sûrement la silhouette des deux correspondants. Leurs préoccupations, à la fois littéraires, poétiques et philosophiques, permettent de situer cet échange dans le monde des écoles. La femme dépeint son ami comme le maitre le plus brillant de France, devant qui s’inclinent les montagnes. Plus notable encore, elle lui reconnait deux talents rarement associés : "nourri au berceau de la philosophie", il est aussi devenu "compagnon des poètes". Pour sa part, entre autres louanges, il lui répond en l’appelant "la seule disciple de la philosophie parmi toutes les jeunes femmes de notre époque". Ewald Konsgen a publié en 1974 une précieuse édition critique de cette correspondance. Son analyse du style et des sources mises en oeuvre dans ces lettres l’amène à situer leur rédaction dans la première moitié du XIIème siécle, en Ile-de-France. Refusant de s’engager plus avant, il proposait seulement de considérer leurs auteurs comme un couple ressemblant à celui formé par Héloïse et Abélard. Dans un ouvrage paru en 1999, l’historien australien Constant Mews a franchi le pas. Un riche faisceau d’indices lui permet de défendre l’idée que les deux amants ne sont autres qu’Héloïse et Abélard. |
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Le salut qu’à moi-même je voudrais recevoir, je te l’envoie.
Je ne sais pas ce qui peut être le plus salutaire. Si j’avais tout ce que César a jamais possédé A rien ne servirait d’avoir tant de richesses. Je n’aurais jamais d’autres joies que celles que tu me donnes, Et la douleur et le chagrin nous suivront en tout temps. Si ce n’est toi qui me le donnes, rien ne me sera salutaire. De tout ce que le monde entier contient, Pour finir tu seras toujours ma gloire unique. Les pierres posées à terre, comme enflammées, se liquéfient, Quand le bûcher qu’elles soutenaient a fondu dans le feu. Ainsi s’évanouit notre corps, consumé dans l’amour. Puisses-tu vivre ainsi, bien portant, aussi longtemps que la Sibylle, Et dépasser les limites qu’a eues l’âge de Nestor. Ci-dessus lettre N°82, d'Héloïse. Ci-contre une page de "Epistolae duorum amantium", XVème siècle (Bibliothèque municipale de Troyes). |
![]() Inversement, ces lettres apportent aussi un nouvel éclairage à la comprehension des rapports d’Héloïse et de Pierre Abélard. Depuis des siécles, l’histoire de leur liaison et de son issue malheureuse, située dans les années 1115-1117, n’est principalement connue que par des documents postérieurs d’une quinzaine d’années aux événements qu’ils relatent. Le récit de ses désastres (Historia calamitatum), rédigé par Abélard vers 1132, et les lettres échangées par la suite avec Héloïse, prieure du Paraclet, témoignent des interprétations divergentes que les deux époux, désormais engagés séparément dans la vie monastique, font alors de leur passé et de leur situation présente. Les lettres du manuscrit de Clairvaux conduisent à mettre en perspective cette correspondence tardive à la lumière d’un matériau bien plus proche du foyer de leur passion amoureuse. Dans son récit autobiographique, Abélard rapporte qu’il espérait d’abord séduire Heloïse, jeune femme lettrée, au moyen d’un échange épistolaire "qui nous permettrait de nous écrire avec plus d’audace que nous en aurions en parlant". Lui écrivant en retour pour réclamer une lettre de consolation, elle oppose au silence actuel d’Abélard à son égard les courriers incessants dont il l’inondait alors et les chansons qu’il composait à sa louange. On croyait ces lettres et ces chansons d’amour perdues. Ce sont elles que transmettrait, partiellernent, le manuscrit de Clairvaux. De façon bouleversante et inespérée, il nous serait ainsi donné un accès indirect aux messages échangés en secret par les amants, sur des tablettes de cire, alors qu’Abélard logeait dans la maison de Fulbert, oncle d’Héloïse et chanoine de Notre-Dame, qui avait confié l’instruction de sa nièce au maître des écoles du chapitre de la cathédrale. ![]() Les extraits des Lettres qui nous sont parvenus ont subi un processus de sélection. L’intérét de Jean de Woëvre, le bibliothécaire copiste, portait d’abord sur les formules de salutations et autres exemples de beau style ; il a ainsi été porté à écarter les détails les plus personnels de la correspondance. En dépit de ce filtre, on perçoit toutefois l’essentiel de la joute, amoureuse autant qu’intellectuelle et littéraire, que se livrent les correspondants. |
[Abélard] suggére aussi, incidemment, qu’elle aurait pris elle-méme l'initiative de leur rencontre. En tout état de cause, l’ensemble de la correspondance démontre que c’est bien elle qui, à chaque étape, relance la discussion, avec toujours de nouvelles exigences, intellectuelles et affectives, auxquelles son amant ne répond le plus souvent qu’imparfaitement. |
La validité de ces conclusions suppose toutefois que la proposition de Constant Mews soit confirmée. Elle a, pour l'instant, emporté l'adhésion d’un certain nornbre d’historiens. Parmi eux, Stephenjaeger et John Ward out fourni de nouveaux arguments de poids en faveur de cette attribution. D’autres chercheurs s’en tiennent à l'hypothese d’un couple anonyme du XIIème siecle. Une longue etude de Peter Von Moos a pris le contre-pied de tous les travaux antérieurs. L’éminent philologue remet en cause aussi bien la datation habituellement retenue que l’authenticité même de l'échange épistolaire, pour y voir un habile pastiche, réalisé presque deux siécles plus tard par un auteur unique. Pendant ce temps, le plus grand nombre demeure sur la reserve. Avant que la communauté savante parvienne à un consensus sur ce point, la prudence pourrait sembler l’attitude la plus recommandable. Telle est la position adoptée par Guy Lobrichon dans son ouvrage consacré à Héloïse, qui décide de laisser la question ouverte. Il est pourtant possible de choisir une autre voie, en considérant que le moment est venu de dresser un premier bilan de Ce débat. En cinq années d’échanges nourris, l’attribution des Lettres aux amants célébres n’a rencontré aucune objection dirimante. Il suffirait d’un seul argument irréfutable, démontrant l'impossibilité de cette hypothèse, pour l’invalider totalement. ce jour, en dépit de critiques parfois féroces, aucun argument de ce type n’a été formulé. Comme on le verra, la seule contre-proposition d’ensemble présente davantage de faiblesses que l'identification qu’elle prétend remplacer. Dans le même temps, cette proposition initiale a reçu de sérieux renforts. La balance des preuves parait ainsi clairement pencher
d’un côté.
Afin que chacun puisse se forger une opinion en connaissance de cause, une étude, placée à la suite du texte, reprendra un à un tous les éléments du débat, de l’examen du manusctit aux questions de l'authenticité des Lettres et de l’identité de leurs auteurs. L’attribution de la correspondence à Héloïse et Abélard sortira renforcée de cette enquéte. Les Lettres, en effet, leur vont comme un gant ; il n’y a pas un seul détail, dans le cours des cent seize messages conservés, qui rende cette solution improbable. Pourtant, si nourri que soit le faisceau d’indices en ce sens, il ne possede pas une force probatoire absolue. Tout au plus pourra-t—on conclure de la sorte : cette attribution possède un tel degré de probabilité qu’il est à ce jour impossible de trouver une meilleure option. |
Pour fixer la durée de cette correspondance, on ne dispose que de rares et fréles indications qui laissent entrevoir le passage des saisons. L’échange de lettres paraît avoir commence à l’automne, ou du moins peu avant l’hiver (M 18), il a duré plus d'un an (V 87), les dernieres retrouvailles parlant d’un nouveau retour des beaux jours (V 108). On sait qu’Abélard est revenu à Paris en 1113 ; il dit avoir occupé "paisiblement pendant quelques années" la chaire dans l’école du chapitre. La datation la plus précise de sa castration est fournie par l'absence dc Fulbert, à partir du mois d’août 1117, des documents parisiens qu’il aurait normalement dû signer en tant que chanoine. Un calcul rétrospectif, cherchant à loger les différents événements tout en respectant la succession des saisons suggérée par les "Lettres des deux amants", inviterait donc à placer le début de la correspondance au cours de l’automne 1114 ; la découverte de leur liaison aurait eu lieu au début de l’année 1116 ; le retour d’Héloïse (V 108) précédant de très peu l’annonce de sa grossesse et de sa fuite, son fils aurait pu naître au cours de l’automne 1116 ; les tractations en vue du mariage pourraient avoir occupé les premiers mois de l’année 1117. Quant à la "possession tranquille de quelques années" dont parle Abélard, elle devrait s’entendre de son retour à Paris à la découverte de la liaison par Fulbert. |
[Lettre n° 17, d'Abélard]
Au vase inépuisable de tout ce qui fait ses délices, son bien-aimé : négligeant la lumiére du Ciel, je veux ne regarder que toi seule sans interruption. Alors que le jour inclinait vers la nuit, je n’ai pu me retenir plus longtemps de me saisir le premier du devoir de te saluer, toi qui, indolente, l’as négligé. Porte-toi bien et sache que ma vie et mon salut ne sont rien sans ta bonne santé. [Lettre n° 18, d'Héloïse] D’égal à égal, à la rose rougissante sous la blancheur immaculée du lys : tout ce que se souhaitent les amants. Bien que l’année soit à l’hiver, mon sein brille pourtant de la ferveur de l’amour. Que dire de plus ? Je pourrais t’écrire davantage, mais peu de mots suffisent à instruire l’hornme sage. Porte-toi bien, mon coeur, mon corps, et tout mon amour. > [Début de la lettre n° 79, d'Héloïse] A celui qui mérite d'être embrassé avec la passion d'un amour spécial, l'embrasement de ma passion pour toi : puisses-tu recevoir autant de saluts qu'il y a de fleurs parfumées dans la saison des délices. [Fin de la lettre n°80, d'Abélard] Lorsque j'ai faim, toi seule me rassasie ; si j'ai soif, toi seule me désaltères. Mais qu'ai-je dit là ? Tu me désaltères, certes, mais sans me rassasier. Je n'ai jamais été rassasié de toi et je crois que je ne le serais jamais. Vis dans la joie, qu'elle ne t'abandonne jamais. Porte-toi bien. |
En 1999, Mews a publié "The Lost Love Letters of Heloise and Abelard". Ce livre contient environ 113 lettres d'amour médiévales, éditées en 1974 par l'érudit allemand Ewald Koensgen. Ces lettres, attribuées simplement à un homme et une femme, ont survécu parce qu'un moine du XVème siècle les a copiées pour une anthologie. Après avoir passé une vingtaine d'années à étudier les écrits philosophiques et théologiques d'Abélard, Mews a conclu que ces lettres (la plus longue correspondance connue entre un homme et une femme de l'époque médiévale) avaient été écrites par Abélard et Héloïse. En 2005, l'historien Sylvain Piron a traduit la correspondance en français.
La question de savoir si les lettres étaient bien la véritable correspondance est devenue un sujet d'intense débat savant en France. Mews et d'autres chercheurs qui soutiennent l'authenticité des lettres disent que toutes les preuves dans et autour du texte désignent Abélard et Héloïse. Les opposants disent que c'est trop simple et veulent des preuves définitives. Ils rejettent les accusations de vision étroite et nient être motivés par l'envie professionnelle de ne pas avoir été les premiers. "Ce n'est pas de la jalousie, c'est une question de méthode", a déclaré Monique Goullet, directrice de recherche en latin médiéval à l'université de la Sorbonne à Paris. "Si on avait la preuve qu'il s'agit d'Abélard et Héloïse, tout le monde se calmerait. Mais la position actuelle des spécialistes de la littérature est que nous sommes choqués par un processus d'attribution trop rapide". Mais après ses années de recherche, Mews est d'autant plus convaincu. "La première fois que j'ai rencontré les mots et les idées, ils m'ont donné un frisson. Malheureusement, cela a été attaqué comme la preuve d'une réponse émotionnelle", a-t-il déclaré. "Il y a eu des stéréotypes très rapides sur les arguments des autres". La plupart des spécialistes du latin s'accordent à dire que le document est authentique et d'une grande valeur littéraire, mais son caractère unique rend certains chercheurs méfiants. "L'explication la plus probable est qu'il s'agit d'une œuvre littéraire écrite par une seule personne qui a décidé de reconstituer les écrits d'Abélard et d'Héloïse", a déclaré Goullet. D'autres affirment qu'il s'agit d'un exercice de style entre deux étudiants qui se sont imaginés dans la peau des amants, ou qu'elle a été écrite par un autre couple. Mews a depuis découvert d'autres parallèles textuels entre les lettres et les écrits d'Abélard qui viennent étayer ses arguments, notamment dans "Abelard and Heloise, Great Medieval Thinkers" et dans des articles de journaux publiés en 2007 et 2009 |
![]() Tablette de cire tenue par une femme identifiée à la poétesse Sappho. (Pompéi, Ier siècle) (lien) |
La frustration d'Héloïse dans sa réponse initiale à sa tentative dans l'"Historia calamitatum" de fournir une justification spirituelle de leur relation passée poursuit un modèle de réponse qui est évident même dans les premières lettres d'amour. Elle est toujours frustrée par son manque de cohérence dans leur relation. Il oscille continuellement entre un enthousiasme passionné et le regret d'avoir été trop impulsif. Ils sont tous deux des écrivains doués qui se nourrissent l'un l'autre dans leurs messages et leurs poèmes. La poésie leur permet de structurer leurs émotions à travers des vers métriques travaillés. Cependant, l'échange est bien plus qu'une occasion de montrer ses compétences dans l'art de la composition. Il enregistre un débat sur l'amour qui est subtilement différent des modèles classiques disponibles pour les deux amants.
Les "Epistolae duorum amantium" présentent une relation très différente de celle de l'"Historia calamitatum". Plutôt que de relater simplement la passion charnelle, elles transmettent un débat littéraire complexe sur l'amour entre deux personnes très différentes. Copiées de manière incomplète à la fin du quinzième siècle, ces lettres susciteront toujours des débats pour savoir si elles sont des copies authentiques ou si elles ont été éditées, réarrangées, voire totalement inventées par un individu imaginatif. Pourtant, elles trahissent tant d'idées et d'images d'amour parallèles à celles employées par Abelard et Héloïse dans leurs autres écrits qu'elles approfondissent notre compréhension de l'une des amitiés les plus connues du douzième siècle. La complainte finale sur l'amour éclaire également l'attitude d'Abélard vis-à-vis de l'amour sexuel dans l'"Historia calamitatum" comme une folie par laquelle il a été piégé. Lorsqu'il a écrit ce récit, Abélard voulait se distancer du souvenir des chansons d'amour qui l'avaient rendu malade, chansons d'amour qu'il a composées et qui étaient encore en circulation. Un certain nombre d'entre elles (et peut-être aussi celles de Héloïse) sont susceptibles d'être conservés dans les "Carmina burana". Il ne fait guère de doute, cependant, que leurs premières relations étaient autant littéraires et intellectuelles que physiques. Héloïse accorde une grande importance à leurs discussions sur la nature de l'amour, et accusera plus tard Abelard de ne pas être fidèle aux idéaux qu'elle partageait avec lui. | dans les Carmina Burana ? ![]() D'après Constant J. Mews et Georges Minois, un certain nombre des lettres d'Abélard et peut-être aussi d'Héloïse, sont susceptibles d'être conservées dans les "Carmina burana". Ces poèmes médiévaux proviennent d'un manuscrit découvert en 1803, rendus populaires par l'oeuvre musicale homonyme de Carl Orff, Carmina Burana, composée en 1935-1936, dans laquelle Orff reprend vingt-quatre des chants du manuscrit. |
"Les Lettres des deux amants" constituent un dossier considérable, et ne sont que de courts extraits. On estime qu’entre la premiere et la derniere lettre, i1 s’est écoulé plus d’un an. Si, comme le contenu semble l’indiquer, cela correspond à la période ayant précédé la découverte de leur liaison par Fulbert, Abélard et Héloïse habitaient alors dans la même maison : pourquoi, dans c e cas, s’écrivaient-ils des lettres ? Point n’est besoin d’imaginer, comme le fait Mews, qu’ils vivaient dans des pièces séparées. I1 faut rappeler que ce genre de courrier n’a pas pour but d’échanger des nouvelles ; il s’agit d’un travail littéraire, de dialogues par écrit, très travaillés, destinés à exposer des idées ou des sentiments, des petits traités de morale, exercice pratiqué à cette époque par plusieurs clercs, comme nous l’avons vu. Ovide, dans "L’Art d’aimer", envisageait cette pratique. On trouve d’ailleurs chez le mysterieux professeur des 113 lettres des argumentations dialectiques familières à Abelard, comme lorsqu’il écrit qu’entre deux individus qui s’airnent il s’établit une unité de
volonté non pas d’essence mais d'indifférence (indifferenter). Or, peu auparavant, il avait eu avec Guillaume de Champeaux une controverse à l’issue de laquelle il avait obligé ce dernier a reconnaître que l’identité des universaux dans les individus n’était pas dans l’essence mais dans l'indifférence, comme il le raconte dans 1’Historia calamitatum.
Derniere question : comment ce corpus de 113 lettres d’amour (et probablement davantage) a-t-il pu se retrouver dans la bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux ? Dans un premier temps, si l’on admet que les deux amants en question sont bien Abelard et Héloïse, cette derniere, ayant gardé une copie de ces lettres, les aura emmenées avec elle à 1’abbaye du Paraclet ; elle y fait allusion à la fin de sa premiere épitre de la Correspondance, où elle rappelle à son mari : "Tu me visitais coup sur coup par tes lettres". Par la suite, saint Bernard, venu prêcher au Paraclet et s’étant entretenu avec Héloïse, comme le prouve une missive envoyée au pape en 1150, aurait pu faire recopier ces documents, d’où leur présence dans son abbaye de Clairvaux. C’est du moins l’hypothese de Mews. I1 nous semble cependant plus vraisemblable que les copies n’aient été faites que beaucoup plus tardivement, une fois l’histoire des deux amants devenue célèbre, avec la publication du "Roman de la Rose" et la traduction de Jean de Meung, donc pas avant la fin du XIIIème siècle. Mais Ce ne sont là que pures conjectures. Le plus surprenant peut-étre est que le cistercien qui vers 1470 a réalisé la sélection des extraits des "Epistolae duorum amantium" n’ait pas jugé bon de donner le nom des deux auteurs, alors que la célébrité de ceux-ci, alors bien établie (Villon les célèbre au même moment dans ses poèmes), aurait assure le succés de l’anthologie. Mais ce n’était sans doute pas là son but. Il reste que, si on écarte cette objection, tous les indices, chronologiques, géographiques, stylistiques, psychologiques, narratifs, s’accordent pour considérer que ces 113 lettres ont bien été échangées au cours de la première année des relations d’Abélard et d’Héloïse, Vers 1116-1117. Le contenu permet d’ailleurs de reconstituer l’évolution de cette relation, d’une façon tout a fait plausible, et de combler ainsi les lacunes de l’"Histor1Ia calamitatum", très discrète sur cette periode. Reconstitution plausible, mais hypothétique : n’oublions pas que nous ne disposons que de courts extraits, peu explicites, d’une correspondance non datée, qui laisse peut-être de côté des passages essentiels. |
![]() Fondation du Paraclet, d'après Jean Gigoux (lien). |
1122 Abélard fonde l'ermitage de Saint-Denis grâce à l'aide de Thibault de Champagne.
1127 L'ermitage, qui est devenu une « université » aux champs, est fermé. 1129 Héloïse et ses soeurs chassées par Suger de l'abbaye d'Argenteuil rouvrent l'oratoire. 1131 L'établissement est agréé par les autorités ecclésiastiques et reçoit le titre de prieuré. 1133 Abélard et Héloïse définissent la première règle féminine. 1135 Héloïse est nommée abbesse. Le Paraclet est devenu le premier centre de musique sacrée de son temps. 1139 Bernard de Clairvaux inspecte le Paraclet, qui est devenu un centre intellectuel pour femmes. 1144 Pierre le Vénérable transfère la dépouille d'Abélard au Paraclet, reçu dans l'ordre clunisien. 1146 Le Paraclet est doté d'un immense domaine agricole et viticole. Il est érigé en abbaye en 1147. ![]() 1164 Mort d'Héloïse à 72 ans. 1233 le Paraclet est rattachée à l'abbaye royale de Saint-Denis (son domaine fournit Paris en blé). 1291 Pour faire face au manque de moyens, l'effectif est limité à soixante moniales. 1342 L'abbatiale est restaurée grâce à la reine Jeanne d'Évreux. 1359 Le Paraclet, ravagé par la guerre de Cent Ans, est déserté. 1360 Une ex-moniale accouche d'un premier enfant de l'évêque de Troyes. 1377 Le Paraclet n'a même plus d'abbesse. 1403 Une nouvelle abbesse est nommée. Nouvelle vacance de 1406 à 1415. 1453 La guerre terminée, le Paraclet vivote. 1481 L'abbesse Catherine de Courcelles commence la reconstruction. 1509 L'enceinte qui se voit aujourd'hui est terminée 1533 Le Paraclet devient une abbaye royale. 1536 L'abbesse Antoinette de Bonneval exerce une discipline tyrannique et paranoïaque. 1547 Le poste d'abbesse du Paraclet devient accaparé par les plus grandes familles du royaume. 1557 Le Paraclet, refuge des paysans en cas d'attaque des armées protestantes, abrite une caserne. 1615 L'abbesse fait publier les manuscrits d'Abélard et sa correspondance avec Héloïse. 1650 Une tempête détruit une grande partie de l'abbaye 1701 L'abbaye vit dans le culte du souvenir des amants convertis. 1707 La reconstruction de l'abbatiale est commencée. 1770 Le domaine de l'abbaye et ses bâtiments agricoles sont affermés. 1779 Une nouvelle salle capitulaire est construite, ainsi qu'un immense cellier qui se voit aujourd'hui. 1790 L'abbaye, nationalisée, est évacuée (quelques moniales reviendront). 1792 Le reliquaire d'Héloïse et Abélard est transféré à Paris. L'abbaye est vendue, l'abbatiale démolie. 1821 Le Paraclet est racheté par le général Pajol qui fait ériger l'obélisque dédié à Héloïse et Abélard (ci-dessus). 1910 Charles Marie Walckenaer fait construire la chapelle actuelle. |
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Abélard prêchant au Paraclet
Réception de Pierre le Vénérable au Paraclet |
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Héloïse supérieure du Paraclet
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Portrait d'Héloïse au Paraclet, Anonyme, 1756
(liens : 1
2)
(variante, lien)
(livre d'A. Pope).
La mort d'Héloïse, au Paraclet. Par Samuel Wale, d'après Angelica Kauffman, 1782. Bristish Museum (lien) (+ gravure). |
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"Héloïse recevant une lettre d'Abélard", William Wynne d'après Angelica Kauffman, vers 1779
(lien).
Original
(pour Kauffman, voir aussi ici).
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![]() ![]() | Le Paraclet en 1708. En correspondance avec le plan 4 de 1548, le Paraclet est bordé au nord par la rivière Ardusson (notée Dardusson), au sud par la route de Nogent sur Seine à Troyes (notée "chemin de Nogent à Marigny", Marigny le Châtel), aussi appelée route de Thibaut de Champagne. L'abbaye est à un tiers sur la commune de Saint Aubin, à l'Ouest, et à deux tiers sur la commune de Quincey (notée Quincé) (Ferreux-Quincey), à l'Est. |
La partie la plus intéressante du monastère était le lieu, attesté dans les sources anciennes par le nom de "petit moustier", c'est-à-dire petit monastère. Il s'agissait d'une petite chapelle avec son propre cloître, attenant au grand monastère. C'est là qu'Abélard avait été enterré par Héloïse durant l'hiver 1142/1143, et elle-même par ses consoeurs en 1164. Seules quelques autres personnes y ont également été enterrées, pour la plupart des intimes directs du couple fondateur, entre autres les nièces d'Abélard. Selon le Livre des Morts, Astrane, la première prieure sous Héloïse, reposait également à cet endroit :
Le petit moustier se trouvait probablement à l'est de l'abbaye et était accessible depuis le grand moustier, c'est-à-dire le grand monastère, par une porte de communication. La tombe commune d'Héloïse et d'Abélard se trouvait dans la chapelle même. Catherine II de Courcelles, la 17ème abbesse, en fonction de 1481 à 1513, organisa la première translation des corps du couple fondateur de l'oratoire petit moustier vers le choeur de la grande église abbatiale. |
![]() Le Paraclet est le sol originel de l'université européenne, le témoignage en pierre de la relation inhabituelle entre deux hommes célèbres du début du Moyen-Âge, le symbole d'une théologie tolérante tournée vers Dieu et vers les hommes. C'est pourquoi il aurait mérité d'être mieux considéré. Les propriétaires actuels s'efforcent de préserver le site avec le soutien de l'Etat. Le site est également ouvert à la visite, du moins pendant les mois d'été. Mais les moyens et l'initiative manquent manifestement pour une reconstruction partielle du monastère ou une exploration de la première sépulture du couple fondateur. Aujourd'hui encore, le Paraclet n'est pas aménagé et se trouve loin des villes, dans un environnement charmant, dans un parc magnifique. Tous les amis d'Abélard sont ici invités à faire leur possible pour préserver ce merveilleux morceau de patrimoine culturel au coeur de la France et ne pas le laisser tomber dans l'oubli définitif. Pierre Abélard et Héloïse avaient jadis souhaité reposer ensemble en paix ici - et seulement ici. Ce souhait n'a pas été réalisé à ce jour : Abélard a été dérangé neuf fois en tout, Héloïse huit fois dans sa sépulture. Depuis 1817, leurs dépouilles reposent au cimetière du Père-Lachaise à Paris. En raison de leur grandeur spirituelle, de leur importance dans l'histoire contemporaine, de leur relation spirituelle unique, ils auraient mérité d'être transférés à nouveau et définitivement là où eux seuls se croyaient heureux, même dans la mort : au Paraclet. [source, lien photo] |
Le succès de la communauté est en effet rapide, la reconnaissance successive des papes, des rois de France, des abbés de la région et les nombreuses donations des laïcs ne se font pas attendre : dès 1131, le pape Innocent II reconnaît la communauté et ajoute en 1135 des privilèges nouveaux. La même année, le roi Louis VII exempte le Paraclet du paiement de toute coutume. La bulle Eugène III du 1er novembre 1147 énumère une liste impressionnante de biens ; une augmentation aussi significative ne se produira plus qu'entre la fin du XIIème siècle et le premier tiers du XIIIème siècle. Si on ne oeut douter des qualités d'Héloïse, suffisent-elle, cependant, à expliquer un tel succès et quels atouts supplémentaires possédait-elle pour réussir aussi rapidement ? [...]
La charte de l'évêque Garnier, datée de 1194, est un document exceptionnel sur les premiers temps de l'abbaye. On y distingue les deux périodes de donations, celle du temps d'Abélard et celles du temps d'Héloïse. [...] Les donations faites à Héloïse sont considérables, en comparaison de ces premières. [...] Héloïse est en outre chef d'ordre. Lalore le rappelle dans l'introduction de son édition du Cartulaure : "... qu'elle est chef d'ordre et qu'elle a soubs soy non seulement des religieuses, mais aussi des religieux tant profès que novices et oblats ou frères et soeurs donnés ; mais aussi des prieurés, voire même des cures où elle pourvoit". [...] Les donations faites a Héloïse sont considérabies, en comparaison des premières à Abélard. Elles sont dues à ceux qui se trouvaient aux premières heures de l’oratoire, bientôt accompagnées des personnes de leur famille ou de leurs alliances. De son arrivée en 1146, les donations s’étendent aussi de l’autre côté de la Seine, sur la côte de l’|le-de-France où se trouvent les meilleurs vignobles, à Chalautre-la-Grande, Villenauxe-la-Grande, Bethon. Elles portent aussi sur les meilleures terres essartées de la plaine de Brie autour de Nangis. Mais l’acquisition de terres et de vignes n’est pas, à l’analyse, prioritaire. Héloïse semble préférer de loin l’acquisition de dimes qui, en 1146, portent sur dix-huit paroisses, de moulins dont quinze sont possédés en totalité ou en partie, de fours (trois), de droits de péche, dans une région trés poissonneuse et de maisons, à Provins notamment. [...] Héloïse fut donc bien une femme philosophe non dans le cloître seul, mais dans une existence où l'aventure fut autant intérieure que publique. |
![]() Manuscrit copié d'après "Histoire de mes malheurs", ayant appartenu à Pétrarque (1304-1374) (commentaire) (BnF, liens : 1 2) (et plus loin au chapitre 15). |
![]() Abélard moine à l'abbaye de Saint Gildas de Rhuys, Jean Gigoux, gravure de Pierre-François François Godard, 1839. ![]() |
![]() Astrolabe de Tolède datant de 1080 semblable à ceux qu'Abélard a pu étudier en 1112 à Léon auprès d'Adélard. Quatre ans plus tard, il appellera son fils Astralabe / Astrolabe (lien). |
![]() ![]() Médailles de bronze par Raymond Gayrard, Gallerie métallique des grands hommes français. Abélard en 1817 (lien). Héloïse en 1819. Photos : 1 2 (lien). |
![]() Abélard. Compléments : 1 2 3. |
![]() J. B. Simonet d'après Moreau le Jeune ( ![]() Le frère empoisonné (Jean Gigoux 1839). |
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![]() Sculpture de Jules Cavelier 1856, palais du Louvre (lien). Photos en contexte : 1 2 (lien). |
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Abélard et Héloïse occupent un rôle pionnier dans la naissance de l’individua1isme, qu’Aaron Gourevitch, dans un ouvrage
célébre de 1997, "La Naissance de l’indididu dans l’Europe médiévale", situe aux alentours des XIIème et XIIIème siècles. Pour cet historien, "1a personnalité d’Abélard lui-même, sa tendance irrépressible à agir de façon originale, à se conduire de manière inhabituelle et non conventionnelle, son égocentrisme et sa volonté d’affirmer son moi, ne parlent-ils pas en faveur d’une découverte de l’individualité ?" "L’histoire de mes malheurs" est un des premiers ouvrages autobiographiques [...]
On ne peut que penser à Montaigne : "Lecteur, je suis moy mesme la matiére de mon livre". Toute son oeuvre révèle un égocentrisrne obsessionnel : son orgueil d’intellectuel trop sûr de lui, son sentiment de la persécution, qui en fait aussi un précurseur de Rousseau, sa désinvolture à l’égard d’Héloïse, dont il ne comprend pas la détresse alors qu’il s’apitoie sur ses propres malheurs, sa façon de donner des leçons à tout le monde et de se comparer aux plus grands saints, quand ce n’est pas à Jésus lui-même. [...]
L’individualisme d’Abélard est l’individualisme de la raison, qui sépare, isole, distingue. Son ambition était de rationaliser la foi, mais il se heurte à l’incompréhension des défenseurs d’une religion traditionnelle, dont il ne comprend pas les résistances. La raison étant universelle, elle devrait réaliser l’unanimité. Cette naïveté du penseur, tout comme son arrogance, a été relevée dès le XIIème siècle par Othon de Freising, qui la qualifie de "tout a fait sot". Seul contre tous, incompris, Abélard finit par se soumettre et se taire. A côté de l'individualisme de la raison, l’individualisme de la passion. Héloïse accède également à ce sentiment de solitude, par un autre cheminement : la solitude amoureuse. D’une part, elle découvre que la fusion avec l’être aimé est impossible ; il est toujours au-delà, inaccessible, comme le reflet de soi-méme qui se brouille quand on le touche. D’autre part, ses lettres, tout au moins celles qu’on lui attribue, témoignent d’une remarquable lucidité introspective. Elles sont émouvantes de sincérité, débordantes d’érotisme cru et d’un amour sensuel sans limites qui va jusqu’au blasphème et à l’acceptation de la damnation. Héloïse, c’est le désespoir de l’amante délaissée et de la pécheresse sans espoir de rémission. Obsédée à la fois par un sentiment de culpabilité et d’injustice aussi bien à l’égard d’Abélard que de Dieu, elle se soumet et se révolte en même temps. A ses deux maris, Abélard et Dieu, elle dernande : pourquoi m’as-tu abandonnée ? Mais aussi, en femme de son siècle, elle intériorise les préjugés de son époque sur la faiblesse et l’infériorité du sexe feminin, alors qu’en femme de haute culture, elle aspire à une pleine liberté de jugement. Elle est à la fois la Madeleine repentante et la féministe exigeante. Elle se soumet aux ordres d’Abélard et aux exhortations de Bernard, mais au fond d’elle-même elle se sent seule, abandonnée et déshonorée. [...] "L’amante ne se résigne pas à son avilissement, elle y aspire, elle s’y complaît", écrit Etienne Gilson. Elle se sent incornprise par Abélard, et elle ne comprend pas l’injustice divine : en cela, elle est désespérément seule. |
Tandis que lorsque Thomas d'Aquin entrera en philosophie, ce sera comme s'il
en avait toujours été ainsi. Abélard, lui, voulait réconcilier foi et raison. Non comme deux
opinions bien sûr, mais deux faces d'une même réalité. Nulle part depuis Platon on ne vit comme
dans la Theologia summi boni le terme de « théologie » forcer davantage le rapprochement de ces
deux mots sacrés - theos, logos. Le terme de théologie devait supplanter celui de Pagina Sacra, car
elle portait en elle ce projet irréalisable de réconcilier ce qui s'écartait inexorablement.
Inexorablement - c'est pourtant par le langage que Pierre Abélard va tenter l'impossible. C'est en cela qu'il était reconnu comme un grand dialecticien : il cherchait la manière de traduire le langage de la foi en un langage de la raison. Platon a inventé la dialectique en voulant quitter le langage sophistique sans rejoindre le mythos ; Abélard lui, veut trouver le moyen de convertir le langage de la raison en celui de la foi. Il veut rendre sûr, positif, l'espace aveugle qui s'est ouvert entre raison et foi. Or, qu'est-ce que condamnent toujours les conciles chez Abélard ? Nullement ses conclusions, toujours des parties de sa démonstration. Abélard revient toujours à bon port, mais il ne s'interdit pas quelques détours. L'Eglise cependant prend ces chemins parallèles pour une provocation, ou pour un maquillage de ses véritables opinions. Elle se trompe. Abélard pensait que la dialectique servirait d'instruments de navigation, qu'elle permettrait à quiconque de rejoindre la foi. C'est une scission de la direction et de l'itinéraire. |
Mais dans la conduite des événements publics, ceux qui contraignent l'homme à plier sous la main puissante de Dieu, c'est la médiation de la foi intrépide de saint Bernard qui a ramené au port de la foi le philosophe égaré, en provoquant sa condamnation. On a reproché à l'Abbé de Clairvaux ses outrances verbales, son opiniâtreté. C'est oublier qu'il lui a fallu se jeter seul dans cette bataille avec tout son zèle et sa fougue pour obtenir des évêques et de Rome la condamnation nécessaire. En Bernard, c'est l'Eglise qui agissait, et elle a bien agi : pour la Vérité divine, à bon droit, en toute justice et prudence. (…) Il fallait condamner Abélard ou tout était perdu. (…) Des Abélard, il y en aura à toutes les époques. Mais lorsque des Abélard surviennent, il ne faut pas les laisser dévorer le troupeau en toute quiétude, il ne faut pas les laisser dévaster l'Eglise et se dévaster eux-mêmes. (…) En condamnant Abélard, l'Eglise, mue par le plus grand saint de son temps, l'a sauvé de lui-même et a sauvé toutes ses richesses d'intelligence pour enrichir le patrimoine chrétien. En condamnant ce qui se trouvait de faux dans ce progrès, elle a sauvé ce progrès lui-même. |
Bernard en 1145 s'en ira convertir les Albigeois ; il prêchera la IIème Croisade à Vézelay en 1146, celle qui sera un échec. Quand on le lui reprochera, atteint par le doute, il demandera à Dieu un signe : que cet enfant aveugle voie, et l'enfant par miracle verra. Ce n'est pas un homme qui cherche sa propre gloire et qui fait de sa raison la mesure de toutes choses même divines. C'est un saint, brûlant d'une foi extatique qui le tient écrasé devant la splendeur de la gloire divine et parfois le transporte dans la vision du Mystère béatifiant. Loin de prétendre donner de la foi une explication personnelle, il ne veut que faire entendre à tous le langage divin des Ecritures. Et quand une difficulté se présente, il ne fait pas appel à la dialectique, qu'il méprise profondément, qu'il considère comme une ennemie de Dieu, mais il écoute l'enseignement du Magistère, il recherche ce que dit la Tradition et se range toujours en définitive à l'autorité du Pape qu'il tient pour infaillible. Entre un tel homme et Abélard, il était impossible que ne survienne enfin quelque affrontement dramatique... |
![]() Pour Bernard de Clairvaux, la foi est fondée sur le témoignage de l'Écriture et sur l'enseignement des Pères de l'Eglise. Bernard peut donc difficilement être d'accord avec Abélard et, de manière plus générale, avec ceux qui soumettent les vérités de la foi à l'examen critique de la raison - examen qui, selon lui, présente un grave danger : l'intellectualisme, la relativisation de la vérité et la remise en cause des vérités de la foi elles-mêmes. Pour Bernard, la théologie ne peut se nourrir que de la prière contemplative, de l'union affective du cœur et de l'esprit avec Dieu, dans un seul but : favoriser l'expérience vivante et intime de Dieu, une aide pour aimer Dieu toujours plus et toujours mieux. Selon le pape Benoît XVI, un usage excessif de la philosophie a rendu fragile la doctrine d'Abélard sur la Trinité et, par conséquent, son idée de Dieu. Dans le domaine de la morale, son enseignement était vague, car il insistait pour considérer l'intention du sujet comme la seule base pour décrire la bonté ou le mal des actes moraux, ignorant ainsi la signification objective et la valeur morale des actes, ce qui aboutissait à un dangereux subjectivisme. Mais le pape reconnaît les grandes réalisations d'Abélard, qui a apporté une contribution décisive au développement de la théologie scolastique, laquelle s'est exprimée de manière plus mûre et plus fructueuse au cours du siècle suivant. Et certaines des intuitions d'Abélard ne doivent pas être sous-estimées, par exemple, son affirmation que les traditions religieuses non chrétiennes contiennent déjà une certaine forme de préparation à l'accueil du Christ. Le pape Benoît XVI a conclu que la "théologie du cœur" de Bernard et la "théologie de la raison" d'Abélard représentent l'importance d'une discussion théologique saine et d'une humble obéissance à l'autorité de l'Eglise, surtout lorsque les questions débattues n'ont pas été définies par le magistère. Saint Bernard, et même Abélard lui-même, ont toujours reconnu sans aucune hésitation l'autorité du magistère. Abélard a fait preuve d'humilité en reconnaissant ses erreurs, et Bernard a exercé une grande bienveillance. Le pape a souligné que, dans le domaine de la théologie, il doit y avoir un équilibre entre les principes architectoniques, qui sont donnés par la Révélation et qui conservent toujours leur importance primordiale, et les principes interprétatifs proposés par la philosophie (c'est-à-dire par la raison), qui ont une fonction importante, mais seulement comme outil. Lorsque l'équilibre est rompu, la réflexion théologique risque d'être entachée d'erreur ; il appartient alors au magistère d'exercer le nécessaire service de la vérité, dont il est responsable. |
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Tu as envoyé une lettre débordant de critiques contre moi, fétide des immondices qu'elle contient, et tu dépeins ma personne couverte des taches de l'infamie comme des taches décolorées de la lèpre. [...]
Tu as passé beaucoup de temps au récit mensonger de ma diffamation, tu l'as toi‑même peinte par ignorance, comme un homme ivre qui prolonge autant qu'il peut les délices d'un festin. Puisque tu t'es rassasié comme un porc dans les immondices et la merde de ma diffamation, moi, à mon tour, non en mordant avec la dent de la haine, ni en frappant avec le bâton de la vengeance, mais en souriant des aboiements de ta lettre, je discuterai des nouveautés inouïes de ta vie et je démontrerai à quelle ignominie tu es abaissé à cause de ton impureté. Vraiment, il n'est pas nécessaire pour t'outrager d'imaginer des faits, selon ta façon d'agir, il suffit de répéter ce qui est bien connu de Dan à Bersabée. Ta déchéance est tellement manifeste que, même si ma langue la taisait, elle parlerait d'elle‑même.
Un clerc parisien du nom de Fulbert t'a reçu comme un hôte dans sa maison ; il t'a fait l'honneur de t'accueillir à sa table comme un ami ou un membre de sa famille ; il t'a confié l'instruction de sa nièce, jeune fille très sage et remarquablement douée. Mais toi tu as oublié, que dis‑je, tu as méprisé les faveurs et l'honneur que t'avait témoignés ce noble clerc parisien, ton hôte et ton seigneur. Tu n'as pas épargné la vierge qu'il t'avait confiée. Tu devais la protéger et l'instruire comme une élève; poussé par un esprit effréné de luxure, tu ne lui as pas appris le raisonnement mais la fornication. Dans ta conduite, tu as réuni plusieurs crimes : tu es accusé de trahison et de fornication; tu es immonde d'avoir violé la pudeur d'une vierge. Mais le Dieu de vengeance, le Seigneur Dieu de vengeance a agi avec franchise : il t'a privé de la partie par où tu avais péché. Torturé par la douleur de ta honteuse blessure et par la crainte d'une mort imminente, poussé par la laideur affreuse de ta vie passée, tu es, en quelque sorte, devenu moine. Mais écoute cependant ce que dit saint Grégoire, parlant de ceux qui se réfugient par peur dans la vie religieuse : "Celui qui fait le bien par crainte, ne s'éloigne pas tout à fait du mal..." Nous venons de voir les raisons et les circonstances de ton entrée dans les ordres. Dans le monastère de Saint‑Denis, tu n'as pu rester : pourtant tout y est ordonné selon les facultés de chacun, non par une règle sévère, mais par la miséricorde de l'abbé. Tu as alors accepté de tes frères un prieuré que tu pouvais desservir comme tu l'entendais. Puis tu as pensé que cette occupation ne saurait suffire à ton exubérance et à tes désirs et tu as obtenu de l'abbé avec le consentement général des frères la possibilité de reprendre tes cours. Laissons de côté tout le reste : là, en présence d'une foule barbare venue de toutes parts, tu as, par vanité et par ignorance, transformé la vérité en sornette. Tu ne cesses pas d'enseigner ce que tu ne dois pas enseigner et l'argent acquis pour prix de tes mensonges tu l'apportes à ta fille de joie pour la récompenser. Ce que tu lui donnais autrefois, lorsque tu étais normal, pour prix du plaisir attendu, tu le donnes seulement en récompense. Mais tu pèches plus gravement en payant ta débauche passée qu'en achetant celle à venir. Auparavant tu t'épuisais en plaisirs, aujourd'hui encore tu t'épuises en désirs mais, par la grâce de Dieu, tu ne peux plus te prévaloir du besoin. Écoute donc la formule de Saint Augustin : "Tu as voulu faire quelque chose, mais tu ne l'as pas pu; mais Dieu l'a remarqué, à ses yeux c'est comme si tu avais fait ce que tu voulais faire". Je parle avec Dieu et les anges pour témoins : j'ai entendu les récits des moines tes frères ; lorsque tu retournes tard le soir au monastère, tu cours porter à une courtisane le salaire de ton enseignement et de tes mensonges. Sans aucune honte tu payes ta débauche passée. Tu as pris l'habit et tu as usurpé l'office de docteur en enseignant des mensonges. Tu as cessé d'être moine, car saint Jérôme, lui‑même moine, définit ainsi le moine : «Le moine n'a pas à être un docteur, mais un pleureur, un homme qui pleure le monde et, dans la crainte de Dieu, attend.» L'abjection de ton habit prouve que tu n'es pas clerc, mais tu es encore moins laïc : la vue de ta tonsure le révèle suffisamment. Si tu n'es ni un clerc ni un laïc, je ne sais par quel nom t'appeler. Mais peut‑être, par habitude tu mentiras et tu diras que je puis t'appeler Pierre. Mais je suis sûr qu'un nom du genre masculin ne peut plus garder sa signification habituelle, s'il s'est séparé de son genre. Les noms propres perdent leur sens, s'il leur arrive de s'éloigner de leur perfection. Une maison qui aura perdu son toit ou ses murs, sera appelée maison imparfaite. La partie qui fait l'homme t'a été enlevée : on ne peut plus t'appeler Pierre, mais Pierre imparfait. Le déshonneur d'être imparfait, t'a même valu le sceau dont tu scelles tes lettres fétides : il représente un être qui porte deux têtes, 1'une d'homme, l'autre de femme. J'avais décidé de dire encore contre toi beaucoup de choses outrageantes, mais des choses vraies et manifestes; puisque j'ai à faire à un homme imparfait, l'oeuvre que j'avais commencée je la laisserai imparfaite. |
Vers l’an 1100, on vit paraître, dans l’école du cloître de Notre-Dame, à Paris, un clerc de vingt ans, doué de la plus belle figure, des plus nobles manières, et d’une merveilleuse faculté de bien dire. Il se nommait Pierre Abélard, ce qui paraît signifier, en langue bretonne, Pierre, fils d’Alard. Fils d’un chevalier breton, d’entre Nantes et Clisson, il avait cédé à ses frères sa part d’héritage, et courait les provinces, étudiant et disputant d’école en école.
Devenu maître à son tour, l’écolier breton vainquit, dans les disputes philosophiques, le plus renommé des maîtres de ce temps, appelé Guillaume de Champeaux. Son rival lui fit interdire d’enseigner dans le cloître de Notre-Dame. Abélard se retira sur la montagne Sainte-Geneviève, en dehors de l’enceinte fortifiée que le jeune roi Louis le Gros bâtissait alors autour de Paris. La ville de Paris, qui n’avait été d’abord que l’île de la Cité, comprenait alors quelques quartiers de la rive droite et de la rive gauche. Toute la jeunesse studieuse suivit Abélard sur la colline, où l’abbaye de Sainte-Geneviève s’élevait au milieu des clos et des vignes, et ce fut là qu’Abélard enseigna une philosophie à la fois très raisonnable et très hardie, fondée tout ensemble sur la liberté de Dieu vivant et sur la liberté de l’homme. [analyse de l'illustration ci-dessous, Henri Martin, "Histoire de France", 1886, lien] |
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Le Pallet (Loire Atlantique), village natal d'Abélard et d'Astralabe.
Gravures en noir et blanc de Claude Thiénon, 1817 (BnF, lien). Gravure en couleur de William Dorset Fellowes 1818. Ci-dessus :"Vue du pont Cacault et du bourg du Pallet, près Clisson ; derrière l'église, on aperçoit les ruines de la maison d'Abélard". + variante. Ci-contre : "Vue du passage du torrent appelé la Sanguèse, et des ruines de la maison d'Abélard au Pallet, sur la route de Nantes à Clisson". Lien vers d'autres gravures, avec présentation des auteurs, Thiénon et Fellowes. Sur Le Pallet (histoire, donjon, etc.), on consultera le sous-site "Le Pallet, patrie d'Abélard" du site pierre-abelard.com. |
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Abélard est né au Pallet, un bourg situé au sud de Nantes vers 1079. Sa mère Lucie, probablement fille et héritière du seigneur local, épousa Bérenger, un chevalier originaire du Poitou, peu de temps auparavant. De cette union naquirent au moins deux autres garçons (Raoul et Porcaire) et une fille (Denise). Bérenger exerça son fils à l'art de la guerre tout en accordant une grande importance aux choses de l'esprit. Abélard fréquenta les écoles urbaines de Nantes, Angers et Loches - où il fit la connaissance de Roscelin, un maître renommé. C'est alors qu'Abélard "fut enchaîné à un tel amour pour les lettres", qu'il "abandonna à ses frères la pompe de la gloire militaire avec l'héritage et les prérogatives du droit d'aînesse et renonça totalement à la cour de Mars pour être nourri dans le sein de Minerve". En 1100 [à 21 ans], il partit exercer ses dons pour les disciplines du trivium (dialectique, réthorique, grammaire) à Paris. Il suivi les enseignements de Guillaume de Champeaux qui régnait alors sur l'école du cloître Notre-Dame.
Mais l'élève Abélard voulut devenir maître à son tour et ouvrit successivement une école à Melun (1102) puis à Corbeil (1104). En 1108 [à 29 ans], il réussit à s'établir à Paris sur la Montagne Sainte-Geneviève. Ses étudiants affluaient en nombre de l'Europe entière ! Désireux d'appronfondir sa connaissance de la Pagina Sacra, il suit l'enseignement d'Anselme, à Laon, à partir de 1113. Abélard rentre triomphant à Paris en 1115 [à 36 ans] et obtient une chaire à l'école Notre-Dame. L'épisode suivant de sa vie est plus connu : il s'éprend d'Héloïse. [Bénédicte Duthion, catalogue Monum 2001] |
![]() | ![]() Wikipédia 2022 ![]() "Abélard", Michael Clanchy, 1997 |
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Ci-dessus, estampe du XIXème siècle (lien) et plan Wikipédia (lien).
+ autre illustration, d'après un dessin de N. Dailly
(lien).
+ illustration de Jean Gigoux 1839.
Abélard : "Ni le respect de la décence ni le respect de Dieu ne pourraient m'arracher au bourbier où je roulais". Héloïse : "Comme il serait inconvenant et déplorable de voir un homme, créé par la nature pour le monde entier, asservi à une femme et courbé sous un joug honteux". (lien). Plan de Paris en 1150, tel qu'Héloïse et Abélard l'ont parcouru 30 à 40 ans plus tôt. Université de Cincinnati (lien). |
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et ses autres articles : 1 (Le Pallet) (pdf) 2 (le nom Abélard) 3 (Argenteuil) 4 (sa dernière maladie). |
En septembre 2019, à l'occasion de son exposition au sein de la ville de Laon, intitulée "Concordance des temps", Christian Guémy alias C215 en a également profité pour parsemer la ville de portraits de personnalités emblématiques ou ayant un lien avec la cité. Dans la rue qui porte son nom, C215 nous propose le portrait de Pierre Abélard (1079 – 1142), philosophe, dialecticien et théologien chrétien, il effectue en 1113 un séjour d’études à Laon auprès d’Anselme (philosophe et professeur de l’école de Laon). A Paris comme à Laon, Abélard se fait remarquer par l’originalité de sa pensée et par son caractère difficile, qui sera souvent source de ses ennuis (clichés 29/09/2019). Localisation : rue Pierre Abélard, Laon (Dépt 02 – Aisne) |
![]() | Lors du concile de Soissons en 1121, Abélard est condamné pour hérésie. Pour rendre simple des débats complexes, Abélard dut s’expliquer sur ses écrits formulant la mise en doute de la Trinité... Surtout, notre homme, grand orateur, incarne à lui seul l’émergence de l’intellectuel souhaitant éclairer les faits de manière rationnelle. Le « crime » d’Abélard aurait donc été de trop mêler foi et raison. Sa condamnation constitue de fait les prémices de l’inquisition… Ce concile dont nous célébrons le 900e anniversaire atteste une nouvelle fois de la place éminente de Soissons dans la grande Histoire. Une grande histoire fort complexe faite de tant de rebondissements au coeur de laquelle le colloque de ce week-end vous invite à plonger. [lien] |
Fondée au VIe siècle sur les vestiges d'un oppidum romain par le moine Gildas, venu d'Angleterre, tombée en ruines après les invasions normandes, cette abbaye du bout du monde a été reconstruite dans le style roman.
Conan III, duc de Bretagne et nouvel allié du roi Louis VI, rêve de lui redonner son éclat d'antan, en nommant à sa tête un homme prestigieux. De son côté, Abélard est dans le collimateur des autorités ecclésiastiques. Si ses leçons restent courues des étudiants à Nogent-sur-Seine - dans l'abbaye du Paraclet, où il a trouvé refuge -, il garde un souvenir amer de sa mutilation et de sa condamnation à Soissons, où il a dû brûler son traité sur la Trinité en public. Devenir l'abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, c'est l'exil, mais aussi l'occasion de fuir le danger et de rejoindre le corps des plus hauts dignitaires de l'Eglise. En 1127, l'érudit va passer un an, peut-être deux, sur cette « terre barbare », dont il ne parle pas la langue. Sa mission : corriger des moeurs monastiques déréglées, dans la lignée de la réforme grégorienne. Mais son manque de fortune personnelle l'empêche de redresser la barre et lui vaut l'hostilité des moines. A deux reprises, ceux-ci tentent de se débarrasser de leur abbé, en versant du poison dans le calice de la messe et en commanditant un guet-apens à des brigands. Rescapé de justesse, Abélard finit par quitter le navire... Tombé en désuétude au fil des siècles, puis vendu à la Révolution, le monastère a été restauré au XIXe siècle. Dans l'église, le visiteur découvre intacte l'abside où officia le malchanceux abbé et philosophe, entre les magnifiques chapiteaux sculptés de l'époque romane... [Pascale Desclos, Historia n°871/872, lien] |
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[En cette page de son site, Werner Robl analyse les circonstances de la mort de Pierre Abélard. En voici le résumé.]
Compte tenu de toutes les circonstances et de tous les symptômes de la maladie ainsi que de la forme de thérapie choisie, il est donc le plus probable qu'Abélard soit décédé des suites d'une tuberculose d'organe avancée. Du moins, cette cause de décès semble bien plus plausible que toutes les hypothèses émises jusqu'à présent.
Le cas de maladie d'Abélard met en lumière le fait que l'abbé clunisien Petrus Venerabilis s'efforçait d'une part d'améliorer et de réformer intérieurement la médecine des moines, mais que d'autre part il ne pouvait pas non plus résoudre en partie les graves problèmes d'hygiène des épidémies dans son monastère mère de Cluny. Bien qu'il ait plutôt refusé un traitement privé privilégié pour les moines, il accorda tout de même un tel traitement de faveur à son ami et frère dans le Seigneur, Pierre Abélard. |
La situation d’Abélard et d’Héloïse a partir de 1130-1131 est, à vrai dire, assez étrange : Héloïse est prieure du monastère du
Paraclet, dont son mari est l’abbé tout en résidant le plus souvent à 560 kilometres de là dans un autre monastère, dont il est aussi l’abbé, à Saint-Gildas-de-Rhuys. Les soeurs du Paraclet, de même que les habitants des alentours, trouvent d’ailleurs qu’Abélard devrait venir plus souvent pour instruire la communauté et lui apporter la bonne parole : "Tous leurs voisins me blâmaient vivement de ne pas faire tout ce que je pouvais pour venir en aide à leur misére, quand, par la prédication, la chose m’était si facile. Je leur fis donc des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur étre utile." On ne connaît pas la fréquence de ces visites, qui permettent à Abélard d’échapper périodiquement aux moines de Saint-Gildas, mais elles doivent étre assez espacées : il lui faut environ trois semaines de voyage pour aller d’un monastère à l’autre. Mais bientôt cependant, on commence à jaser, et à insinuer que les visites de l’abbé Abélard à sa femme la prieure n’ont pas qu’un but spirituel : "On voyait bien, disaient-ils, que j’étais encore dominé par l’attrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais supporter ni peu ni beaucoup l’absence de la femme que j’avais aimée."
Etant châtré, Abélard estime qu’il devrait être au-dessus de tout soupçon : "Comment se fait-il que le soupçon persiste, quand pour moi le moyen d’accomplir ces turpitudes n’est plus ? Que veut dire la scandaleuse accusation qu’on élève contre moi ? L’état où je suis repousse tellement l’idée des turpitudes de ce genre, que c’est l’usage de tous ceux qui font garder des femmes d’en laisser approcher des eunuques." Et il accumule les exemples de saints personnages qui avaient vécu dans la compagnie des femmes sans qu’on les soupçonnat pour autant de fornication, il rappelle également que les maris doivent subvenir aux besoins matériels et spirituels de leur épouse, et que Léon IX aurait déclaré : "Nous professons absolument qu’il n’est pas permis a un évêque, prêtre, diacre, sous-diacre, de se dispenser, pour cause de religion, des soins auxquels il est tenu envers son épouse, non qu’il lui soit permis de la posséder selon la chair, mais il lui doit la nourriture et le vêtement." Abélard est-il sincère ? Est-il faussement naïf ? Ignore-t-il que la castration n’empêche pas nécessairernent toute activité sexuelle, à moins d’avoir été émasculé, ce qui ne semble pas avoir été son cas ? Il est, de toute façon, surprenant qu’il soit étonné que ses visites à sa femme encore jeune suscitent des interrogations. |
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Etrange correspondance, sans indication de lieux ni de dates, entre deux personnes qui sont censées se voir de temps en temps
sans que l’on sache combien de temps s’écoule entre deux lettres. C’est Héloïse qui commence, en réaction à la lecture de l’Historia calamitatum, dont elle dit avoir vu le texte "par hasard". Elle paraît découvrir les infortunes de son mari, alors qu’elle est supposée le revoir occasionnellement. Elle lui rappelle son amour sans faille, son dévouement sans limites, assure qu’elle aurait préféré être sa "putain" plutôt que sa femme, qu’elle est entrée au couvent uniquement pour lui plaire, qu'elle lui a sacrifié sa vie, et elle lui reproche de l’avoir laissée sans nouvelles depuis si longternps. Pourtant, ne se sont-ils pas vus nécessairement plusieurs fois, puisque des rumeurs circulent sur la reprise de leur liaison ? Ces incohérences restent inexpliquées et suggèrent une réécriture tardive des lettres.
La partie la plus remarquable et la plus humaine de ce premier courrier est celle dans laquelle Héloïse clame son indignation face à ce qu’elle considère comme une trahison d’Abelard : Tu m’as séduite uniquernent pour satisfaire ton désir charnel, et ensuite tu m’as abandonnée et tu t’es débarrassé de moi en me faisant enfermer au couvent : "Après notre entrée en religion, dont toi seul a pris la décision, je me trouve si négligée et si oubliée que je n’ai ni encouragernent de tes entretiens et de ta présence, ni, en ton absence, la consolation d’une lettre Tu m’as fait la première revêtir l’habit et prêter les voeux monastiques, tu m’as vouée à Dieu avant toi-même. Cette défiance, la seule que tu m'aies jamais témoignée, me pénétra, je l’avoue, de douleur et de honte; moi qui, sur un mot, Dieu le sait, t’aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abîmes enflamméees des enfers.". La réponse d’Abélard est assez pitoyable. Mal à l’aise, il prend ses distances, affecte le détachement et donne des leçons de morale : alors qu’Héloïse s’adresse à lui comme à son "maître ou père", "époux ou frère", il utilise la titulature officielle à l’égard d’une abbesse : "A ma bien-aimée soeur dans le Christ". Comment peux-tu me parler de tes petits problèmes personnels, "alors que je désespère et crains pour mes jours ?" "Comment oses-tu accuser Dieu de nos malheurs ?" [...] L’égocentrisme d’Abelard atteint ici l’odieux. La réponse d’Héloïse est une violente accusation, non pas contre son mari, mais contre Dieu. Lettre sacrilège, voire blasphématoire, qui révèle sa profonde détresse : "Dieu est injuste, en effet, tandis que nous goutions les délices d’un amour inquiet, ou, pour me servir d’un terme plus cru mais plus expressif, tandis que nous nous livrions à la fornication, la sévérite du ciel nous a épargnés ; et c’est quand nous avons légitimé cet amour illégitime, quand nous avons couvert du voile du mariage la honte de notre fornication, que la colère du Seigneur a rudement appesanti sa main sur nous ; et notre lit purifié n’a pas trouvé grâce devant celui qui en avait si longtemps toléré la souillure. [...] C’est lui enfin qui, étendant jusqu’à nous sa malice accoutumée, a perdu par le mariage celui qu’il n’avait pas terrassé par la fornication ; il a fait le mal avec le bien, n’ayant pu faire le mal avec le mal." Et Héloïse, loin de se repentir, s’enfonce dans le péché, clame son désir charnel, dans les fameux passages où elle admet être obsédée par les pensées érotiques, le jour, la nuit et même pendant la messe. "On vante ma chasteté c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie... On loue ma religion dans un temps où la religion n’est plus en grande partie qu’hypocrisie." Aveu terrible, qui, elle en est persuadée, lui vaudra l’enfer, car, dit-elle, "dans tous les états de ma vie, Dieu le sait, jusqu’ici j’ai toujours eu plus de peur de t’offenser que de l’offenser lui-même ; et c’est à toi bien plus qu’à lui-même que j’ai désir de plaire." Son désespoir est dû à la conviction d’avoir été la cause des malheurs d’Abélard, parce qu’elle est une femme, et que les femmes ont toujours causé la perte des hommes. Je n’ai que faire des appels à la vertu, et puisque tu es châtré, "mon incontinence ne peut plus trouver de remède en toi". Si cette lettre est authentique, elle ruine d’avance toutes les louanges qu’adresseront à Héloïse Pierre le Vénérable, Hugues Métel, et même saint Bernard. Mais une lettre aussi terrible peut-elle être authentique ? Abélard est épouvanté. Dans sa réponse, il tente de calmer la colère et les ardeurs de sa femme. Il faut sublimer notre amour : pathétique tentative pour sauver la face de la part d’un homme qui tente d’excuser maladroitement sa conduite égoïste. Excuses lamentables et tortueuses. [...] Et de toute facon, puisque je suis malheureux, il est juste que vous le soyez aussi : "Tandis que ma vie est en proie à toutes les tortures du désespoir, conviendrait-il que vous fussiez, vous, dans la joie ?" Et puis, arrête de te plaindre et d'accuser Dieu. [...] Ce qui nous arrive est juste, je vais te le démontrer. Abélard reprend son rôle de professeur : quinze pages de démonstration intellectuelle pour justifier les châtiments qu’ils ont mérités : "Pour adoucir l’amertume de ta douleur, je voudrais encore démontrer que ce qui nous est arrivé est aussi juste qu’utile, et qu’en nous punissant dans le mariage et non dans la fornication, Dieu a bien fait." La castration, c’est une bénédiction : comme Dieu est bon de m’avoir privé de mes testicules ! Cela m’évite de pécher : "Oui, par la privation de ces parties si méprisables qui, en raison de la honte liée à leur fonction sont appelées honteuses et ne sauraient étre nommées par leur nom, la grâce divine m’a purifié plutôt qu’elle ne m’a mutilé". [...] Quelle chance : tu étais Eve, et te voila Marie ! En relisant ces lettres, on se demande pourquoi elles ont été considérées comme des lettres d’amour. Elles ressemblent, en effet, davantage à un règlement de comptes entre deux ex-amants qui se reprochent mutuellement leurs malheurs. Abélard poursuit : notre amour n’était pas un véritable amour, c’était de la concupiscence nous étions comme des animaux, dans la fange et la turpitude. [...] Alors, réjouis-toi et abandonne-toi à ton nouveau mari, le Christ. Et Abélard termine ainsi son sermon : "Porte-toi bien dans le Christ, épouse du Christ, dans le Christ porte-toi bien et vis pour lui. Amen." Héloïse comprend qu’il est inutile d’insister. Le ton de sa réponse est en rupture totale avec sa lettre précédente. [...] Héloïse, au début de cette lettre, laisse entendre clairement qu’une fois de plus, elle se soumet à la dernande d’Abélard, uniquement par amour et esprit d’obéissance, et que si désormais elle s’interdira d’écrire quoi que ce soit sur ses désirs érotiques et sa concupiscence, elle ne pourra pas s’empêcher d’y penser ni même d’en parler : "En t’écrivant, je saurai arrêter ce que, dans nos entretiens, il serait difficile, voire impossible de prévenir" ; "il n’est rien de moins en notre puissance que notre coeur", nos désirs "se repandent plus vite encore par la parole, qui est le langage toujours prêt des passions" ; je garderai en moi "ce que ma langue ne pourrait se retenir de dire". |
"Cela veut dire que l'écart entre la date supposée de la rédaction de l'échange épistolaire (entre Héloïse et Abélard) et son témoin le plus ancien (ce manuscrit) tombe à un siècle et s'évaporent (alors) toutes les hypothèses de forgerie (faites notamment par John Benton en 1972) de la Correspondance."
Jacques Dalarun refuse dans le même temps l'interprétation de Jean de Meung. [...]
A plus forte raison nous ignorons ce document essentiel qui suit la lettre VIII, soit "Institutiones nostrae", nos institutions, ainsi que quatre autres documents à la suite dans le même manuscrit. [...] Ce sont donc cinq documents qu'il faut joindre aux huit primitivement retenus. Mais "Nos institutions" n'est pas un texte d'Abélard mais bien un texte central d'Héloïse pour fixer et promulguer la règle de la communauté des religieuses du Paraclet. [...] Pour conclure sur l'authenticité nous pouvons dire avec J. Dalarun : "L'Abélard de la Correspondance doit plus que jamais être confondu avec l'Abélard de l'histoire". Quant à Héloïse, ce n'est plus seulement l'amante passionnée des lettres II et IV . Elle ne renie pas cette période de sa vie mais, "pleinement libre de ses choix, elle a assumé les contraintes de le vie religieuse". En rédigeant ce "texte statutaire à valeur effective," elle se consacre à cette littérature austère qui s'écarte parfois des dispositions de la lettre VIII d'Abélard. Mais c'est l'Héloïse, la très sage Héloïse, conforme aux éloges que lui décerne Pierre le Vénérable, abbé de Cluny après la mort d'Abélard à St-Marcel-les-Châlons en 1142. |
Toutes ces questions légitimes autour de l’authenticité des lettres peuvent cependant être relativisées par un rappel des caractéristiques du genre épistolaire au XIIème siècle. Ecrire une lettre n’a alors pas le même sens qu’aujourd’hui : c’est une oeuvre littéraire à part entière, qui obéit à des règles précises, car ce n’est pas une oeuvre privée ; elle est destinée a être lue par un groupe, une communauté, même si elle s’adresse à une personne particulière. Elle est ensuite recopiée en plusieurs exemplaires dans un scriptoriurn, et des copies en sont conservées dans des registres appropriés. Cela parce que seuls des gens importants, lettrés et cultivés, écrivent des lettres, dont le contenu dépasse le niveau individuel. Rare, 1’épitre se doit de faire preuve de qualités littéraires. La rhétorique épistolaire inclut des références aux grands auteurs classiques ainsi qu’aux textes bibliques, cités explicitement ou incorporés dans le corps de la phrase. C’est un exercice difficile, qui demande du temps et de la concentration, ne serait-ce que parce que le rédacteur écrit en latin et non dans sa langue maternelle. Il ou elle suit des modèles classiques, empruntés à Cicéron, Virgile, Quintilien et d’autres. |
Son caractère invraisemblable a d’ailleurs fourni à John Benton un de ses arguments pour affirmer que la troisième lettre d’Héloïse a en fait été écrite par Abelard. On y trouve, en effet, une longue citation de 275 mots du traité "Sur le bien conjugal" de saint Augustin, qui est exactement la même, mot pour mot, avec les mêmes coupures et la même erreur de transcription, que celle que produit Abélard dans son traité du "Sic et non". Il y a également plusieurs autres similitudes entre des citations de Macrobe, Jerôme, Paul, des Proverbes, de l’Ecclésiaste, dans la lettre d’Héloïse et dans la dernière lettre d’Abélard : cela ne prouve-t-il pas qu’il est l’auteur des deux ? Pas nécessairement. Les deux amants, qui ont, à l’époque de leurs amours, travaillé ensemble, ont très bien pu utiliser les mêmes livres, dont ils ont copié et échangé des citations. Donc, si les trois lettres d’Héloïse sont bien toutes trois d’elle, cela signifie soit que sa "conversion" n’est pas sincère, soit qu’e1le pratique, comme le suggére Peter Von Moos dans une contribution sur "Le silence d’Héloïse", en 1981, l'aposiopesis, ou praeteritio, c’est-a-dire un procédé rhétorique consistant à laisser de côté un problème non résolu, sans y apporter de solution. Tout le reste de son existence de respectable abbesse plaiderait dans ce sens. |
Dans la huitieme et derniere lettre, de loin la plus longue (plus de cent pages dans nos éditions de poche), il élabore le projet de règle monastique que réclamait Héloïse. Et le résultat est beaucoup moins brillant. Abélard est un pur intellectuel, et c’est une règle d’intellectuel qu’il propose, c’est-à-dire une règle inapplicable. C’est un long bavardage, un commentaire chargé de citations, une sorte d’utopie dans laquelle il expose ses idées, contraste frappant avec le texte si précis, si pratique, concis et organisé, de la règle de saint Benoît. Alors que cette derniere a la rigueur d’un texte de loi, la règle d’Abélard a le côté bavard et irréaliste d’un traité de théologie.
D’un ton doctrinal, il annonce que "la vie monastique comprend trois points : la chasteté, la pauvreté, le silence ; c’est-à-dire qu’elle consiste suivant la règle évangélique, à ceindre ses reins, à renoncer à tout, à éviter les paroles inutiles". Suivent des développements sur ces trois Vertus, avec une insistance particulière sur le silence, "parce que les femmes sont bavardes et parlent quand il ne faut pas". En conséquence, il préconise "un silence perpétuel dans l’oratoire, dans le cloître, au dortoir, au réfectoire, dans tous les endroits où l'on mange, à la cuisine, et surtout à partir des complies : on peut seulement communiquer par signes dans ces lieux et pendant ce temps, s’il est nécessaire". Le silence doit aussi régner dans l’environnement : il faut donc établir le couvent dans un lieu solitaire : "La solitude est d’autant plus nécessaire à la faiblesse de votre sexe, qu’on y est moins exposé aux assauts des tentations de la chair." Dans le même but, le monastère doit vivre en autarcie, afin d’éviter tout contact avec des hommes au four et au moulin. |
![]() Georges Minois |
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Au Musée d'art et d'histoire de Troyes, du 9 juin au 2 septembre. ![]() Organisée par l'association Champagne historique. Catalogue "Très sage Héloïse" de 96 pages au format A4, pouvant être commandé par correspondance, au prix de 10 euros, port inclus, avec ces liens : 1 2. Déjà présenté avec extraits au chapitre 8. | Au Musée de Cluny, du 13 septembre au 18 novembre. ![]() Catalogue Monum 'éditions du Patrimoine) "Entre passion, raison et religion", 21 x 19 cm, 32 pages, depuis longtemps épuisé, en fichier pdf (53 Mo). | Au Palais des congrès, les 3 et 4 octobre. ![]() Organisée par l'association Pierre Abélard et l'Université de Nantes. 17 panneaux de 90 x 120 cm sur supports rigides, réunis sur cette page du site pierre-abelard.com et en ce fichier pdf (2 Mo). Les panneaux peuvent être prêtés... |
![]() "Aux âmes avides d'infortunes amoureuses, de sensualité, d'outrance, de cloîtres gothiques et de sépulcres, les aventures d'Héloïse et d'Abélard offraient un thème de choix." Charlotte Charrier, Héloïse dans l'histoire et dans la légende, Paris, Honoré Champion, 1933 p.444. [Extrait d'une page du site pierre-abelard.com] |
![]() Voltaire en parle ainsi : " Qui ne connaît les aventures d´Heloïse et d´Abélard? Qui ne sait que cet homme illustre balança toujours la réputation de saint Bernard, et quelquefois son crédit? Il eut un mérite très rare, des faiblesses communes, des malheurs singuliers. Les amours et les lettres d´Abélard et d´Heloïse vivront éternellement : "Vivunt qui commissi calores Helosiae calamis puellae". La vérité surtout met le sceau de l´immortalité aux lettres touchantes que ces deux amants s´écrivirent. Elles ont été traduites en vers et en prose dans toutes les langues. Jean-Jacques s´est mis à inventer cette ancienne histoire sous d´autres noms; mais, fâché qu´un homme aussi bien fait, et d´une figure aussi agréable qu´on nous peint Abélard, eût perdu dans le cours de ses amours le principal mérite de sa figure, il a retranché de son roman cette particularité de l´histoire: et comme il est aussi grand, aussi noblement fait qu´Abélard ; comme il est, ainsi que lui, l´objet des soupirs de toutes les dames de Paris, il s´est fait le héros de son roman. Ce sont les aventures et les opinions de Jean-Jacques qu´on lit dans la Nouvelle Heloïse, et que malheureusement vous n´avez pas lues..." (lien). |
![]() | ![]() ![]() En 1789 est paru "La dernière Héloïse" par M. Dauphin, présenté comme un recueil de lettres de Junie Salisbury. Photos : 1 2 3 Liens : 1 2 3 4). |
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Infelices filii
Patre nati misero Novi, meo sceleri Talis datur ultio Cujus est flagitii Tantum damnum passio Quo peccato merui Hoc feriri gladio |
Pauvre fils
D'un père misérable, C'est de mon crime Que vient cette vengeance. En supporter l'infamie, Me fait beaucoup de peine Et ce péché Mérite punition. |
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Joseph decus generis
Filiorum gloria Devoraatus bestiis Morte ruit pessima. Symeon in vinculis, Mea luit crimina Post matrem et Benjamin Nunc amisi gaudia. ... |
Joseph qui fit l'honneur à ma race
Gloire de ma descendance. Dévoré par les fauves A connu une mort horrible. Siméon est en prison Pour racheter mon crime; Sa mère et Benjamin Ont perdu toute joie. ... |
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![]() | Cette chanson n'a pas été enregistrée... | ||||
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1953 Georges Brassens, "La ballade des dames du temps Jadis", sur un texte de François Villon de 1489, "Les neiges d'antan".
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Ou est la très sage Hélois, Pour qui fut chastré et puis moyne Pierre Esbaillart à Sainct-Denys. Pour son amour eut cest essoyne. ... [toutes les paroles] Il existe de nombreuses interprétations... |
![]() | mp3 de 2 mn 07" | |||
1973 Giani Esposito (texte et musique), "Le corps est Abélard". |
De l'île de la cité
Aux vignobles de la Montagne Sainte Geneviève, à Paris - au Xlle siècle - Du rond-point de la Défense A la plus haute tour, dite de Mont Parnasse - aujourd'hui: Le corps est Abélard et l'âme est Heloïse, Ils vivent l'un pour l'autre, intimes quoi qu'on dise. Aux jeux du moyen âge, aux forces d'aujourd'hui, C'est l'amour qui commence et la mort qui finit. | ![]() Verso de l'album. | mp3 de 2 mn 21" | |||
1983 Mannick (texte et musique), "Héloïse et Abélard".
Paroles Mannick Musique Jo Akepsimas |
![]() | mp3 de 3 mn 51" | ||||
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2002 Claire Pelletier (texte et musique), "Mon Abélard, mon Pierre".
Paroles: Marc Chabot Musique: Pierre Duchesne et Claire Pelletier |
![]() | mp3 de 6 mn 32" (en public à Montréal) | ||||
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2012 Natalie Kotka (texte et musique), "D'Héloïse à Abélard". |
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Si mon coeur n'est pas avec toi, Il n'est nulle part ici bas... Rappelle-toi, tu me chantais, Et de toi je parlerai Toi et moi c'était pareil Tu brillais comme le soleil ... |
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mp3 de 4 mn 52"
vidéo Youtube | |||
2015 Jean-Claude Rémy (texte et musique), "Héloïse et Abélard", texte parlé sur musique. |
[Coda]
Les histoires d'amour n'ont guère d'importance Quelques-unes pourtant méritent l'éloquence D'un avocat de la défense des amants, D'un peu de poésie aussi, tout simplement... | ![]() BD "Le chanteur perdu", lien |
mp3 de 3 mn 29"
video Youtube |
![]() ![]() Bérenger de Poitiers et un autre partisan d'Abélard (Gigoux 1839). |
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En apparence donc, saint Bernard a obtenu gain de cause. La réalité est plus nuancée. D’abord, ni Abélard ni Arnaud ne seront arrêtés ; ensuite, en dépit d’un autodafé pour la forme de quelques rnanuscrits des oeuvres d’Abélard à Rome, la décision n’impressionne guére les admirateurs du philosophe, à commencer par le cardinal Guy de Castello, futur pape, qui garde ses copies de la Theologia et du Sic et non ; enfin, la sentence d’hérésie lancée contre Abélard provoque la stupeur de ses partisans et la fureur de quelques-uns qui en rendent, à juste titre, saint Bernard responsable. En témoigne la violente diatribe de Bérenger de Poitiers contre l'abbé de Clairvaux. [...] Ces propos, certes outranciers, n’en sont pas moins révélateurs de l’ambiguite de la condarnnation d'Abélard. En dépit des formules grandiloquentes d’Innocent II, la sentence d’hérésie arrachée au pape n’empêchera nullement le progrès des études dialectiques dans les écoles et les futures universités. Saint Bernard, qui fait dire au pape dans sa lettre que "nul clerc, nul chevalier, ni quiconque, ne doit essayer de discuter de la foi chrétienne en public", est un hornme du passé ; l’avenir est aux disciples d’Abelard. La "victoire" du premier est une victoire à la Pyrrhus. [...] Bernard poursuit Arnaud de Brescia, le compagnon d'Abélard, de sa vindicte, le fait chasser de France par le roi, puis du diocèse de Constance. En 1145, Arnaud, revenu à Rome, suscite une révolte, est arrêté et exécuté. En 1148, au concile de Reims, saint Bernard renouvelle contre Gilbert de la Porrée, dialecticien renommé, la même manoeuvre utilisée contre Abélard : il résume ses thèses en quelques propositions, qu'il fait condamner par les évêques la veille de sa comparution. Cette fois, la manoeuvre échoue, et Gilbert, dont les idées sont très proches de celles d'Abélard, n'est pas condamné. |
![]() Au-dessus, carte postale (verso, lien). Dans les aventures de Fripounet et Marisette créées par René Bonnet pour le journal portant leur nom, un personnage secondaire prit de l'importance. Il s'appellait Abélard Tiste. Il rencontra une Héloïse (dans l'épisode "L'oeil d'aigle", 1951-1952) et se maria avec elle (dans "La bande blanche", 1952-1953). Ils eurent un enfant, Urbain, et furent heureux, malgré quelques extravagances... (lien). |
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![]() ![]() ![]() A gauche, une case de "L'histoire de France en bande dessinée" évoque Abélard et Héloïse (scénario Roger Lécureux, dessin Raymond Poïvet, Larousse 1977). En 2018 est parue en France une bande dessinée avec pour héros deux enfants prénommés Héloïse et Abelard. Et aussi un grand singe qui donne son nom à la série, "Kong-Kong", deux tomes parus en 2022 aux éditions Casterman. Textes Vincent Villeminot, dessin et couleurs Yann Aitret (aussi au scénario) (lien). |
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Philippe Brenot au scénario, Laetitia Coryn au dessin, tous les deux aux dialogues et Isabelle Lebeau aux couleurs l'ont réalisé dans la page ci-dessous, extraite de l'album "L'incroyable histoire du sexe - Livre 1 - En Occident", publié en 2020 par les éditions "Les Arènes"
(lien).
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Quand Abélard dénonçait la fake news de saint Denis...
Abélard [...] fut relégué pour un temps à Saint-Médard de Soissons puis fut autorisé à regagner Saint-Denis. Revenu à l’abbaye aprés cette première expérience champenoise, il se rendit à nouveau odieux à ses confréres en s’en prenant tout simplement à leur saint patron. ll y avait de quoi et les historiens modernes ont depuis longtemps critiqué ce tissu de légendes qui faisait l’amalgame entre trois personnages différents : Denis l’Aréopagite, converti à Athénes par saint Paul, Denis, premier évéque de Paris, martyrisé vers 250 et le pseudo-Denis, auteur vers 600 du Traité de la Hiérarchie céleste qui, entre autres, inspira Suger pour la reconstruction de son abbatiale. Abélard n’allait pas si loin dans l’analyse historique mais, alors que l’abbé Hilduin dans ses Actes du martyr saint Denis avait écrit, au IXème siécle, que Denis l’Aréopagite avait été évéque d’Athènes avant de devenir évêque de Paris, il lui opposait un texte de Bède affirmant que Denis avait été évéque de Corinthe. C’était la remise en cause de l’identification traditionnelle. ll n’en fallait pas plus à l’époque pour provoquer un scandale dans une communauté jalouse des mérites de son saint patron et des vertus de ses reliques. Accusé par l’abbé d’avoir porté atteinte à la gloire de l’abbaye et par conséquent au prestige de la couronne, traité de "fléau de monastére" et menacé d’un procés devant le roi, Abélard chercha son salut dans la fuite et alla se réfugier à Provins chez le comte Thibaut II. [On reconnaît facilement Denis, ici à Notre-Dame de Paris (lien). L'auréole reste en place...] |
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[...] On connaît moins par contre le génie philosophique et théologique d'Abélard.
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Je n'aime pas ce mot "complotiste", je préfère "résistant", mais puisque ceux que je pourrais appeler "collabos" nous désignent ainsi : | |
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L'Histoire est pleine de complots. Il y en a encore et il y en aura toujours.
Ils se cachent derrière des mensonges érigées en vérités. J'ai connu deux énormes mensonges de ce genre, tous deux originaires des Etats-Unis : les "armes de destruction massive en Irak", en 2003, et "la seule solution au COVID est la vaxxination pour tous" avec son slogan français "Tous vaccinés, tous protégés". Dans le premier cas, la France avait été digne en dénonçant le mensonge. Dans le second cas, la France macronienne a été pleinement complice d'un crime contre l'humanité. Et les Français provaxx ont leur part de responsabilité : ceux qui voulaient que tout le monde soit vaxxiné, et ceux qui utilisaient le QR Code en des endroits qu'ils auraient pu boycotter, pour dénoncer les discriminations. Aussi ceux qui obligeaient les autres, même des enfants, à porter un masque...
Voici la pensée d'un "complotiste" du XIIème siècle : "Dubitando enim ad inquisitionem venimus; inquirendo veritatem percipimus", c'est à dire "En doutant nous venons à la recherche, en cherchant nous percevons la vérité" (Pierre Abélard, Annexe B 16). |
Comparons donc [Abélard et Héloïse] avec Jean-Michel Trogneux et son amour avec Emmanuel Macron [version officieuse]. Ou même, en se basant sur la "légende" médiatique [version officielle], comparons avec Brigitte Trogneux et Emmanuel Macron.
Dans les trois cas, que nous appelerons Abélard, JMT et BM, on a une aventure amoureuse entre un professeur mature et un de ses jeunes élèves.
Commençons par l'âge des protagonistes lors de leur première rencontre. Dans le cas JMT, on a vu que le professeur a 47 ans et l'élève 14 ans, dans le cas BM, ils ont 39 ans et 15 ans (souvent relevé à 17 ans). Dans la cas Abélard, ils ont 36 ans et 23 ans, en 1215. [...] Autre élément de comparaison : les aveux et confidences. L'article accusateur souligne qu'Abélard se décrit lui-même comme un prédateur sexuel, un "loup affamé" qui convoite une "tendre brebis". Dans le cas JMT, tout est nié par une omerta complète. Et pour le cas BM, c'est le jeunot de 14 ans qui a séduit sa prof. D'un côté la sincérité, de l'autre le déni complet et l'inversion de l'agresseur.
[...]
L'article accusateur souligne qu'Abélard se décrit lui-même comme un prédateur sexuel, un "loup affamé" qui convoite une "tendre brebis". En fait, Abélard dit que c'est le tuteur d'Héloïse qui a, en quelque sorte, naïvement, poussé sa nièce à subir ses assauts [chapitre 9]. Mais c'est par ses "discours caressants" que l'enseignant a séduit l'étudiante majeure. Ainsi Le site "Actuel Moyen âge" a travesti la vérité historique. Abélard n'était pas un "porc" (ni, pour autant, un adepte de "l'amour courtois", il y eut du sadomasochisme...) et la sincérité du couple historique n'a rien à voir avec les mensonges du couple élyséen. Ajoutons que la découverte récente de nouvelles lettres des amants tragiques, réunies dans l'ouvrage "Lettres des deux amants" [chapitre 7], fait dire à Sylvain Piron, en son introduction : "Contrairement à ce qu’Abélard prétend dans son récit autobiographique, il n’a pas simplement cherché à séduire une jeune fille pour assouvir ses désirs, guidé par I’orgueil et la luxure. Son désir a dû emprunter les habits de l’éloquence et de la poésie et leur liaison s’est d’abord nouée autour d’un échange intellectuel et littéraire de haut vol. [...] C’est bien elle qui, à chaque étape, relance la discussion, avec toujours de nouvelles exigences, intellectuelles et affectives, auxquelles son amant ne répond le plus souvent qu’imparfaitement". L'historien américain Contant Mews va dans le même sens : "Le philosophe a probablement accentué ses mauvaises intentions dans ce récit apologétique". Il semble donc qu'Abélard ait noirci son propre comportement... |
![]() Le soupçon est étayé par un autre passage : dans l'une de ses lettres à Héloïse, Abélard décrit clairement qu'il n'a pas hésité à pénétrer parfois la jeune fille sans ménagement - en la menaçant ou en utilisant la force : "Même lorsque tu ne voulais pas et que tu te défendais ou cherchais des excuses, il m'arrivait souvent, bien que tu sois naturellement la plus faible, de te rendre docile en te menaçant ou en te frappant. Tant j'étais excité et avide de toi...". C'est au lecteur de décider s'il veut considérer ce comportement comme une simple variante pour augmenter le plaisir sexuel ou comme une perversion pathologique. Même s'il est avéré qu'Héloïse n'a jamais reproché à Abélard ces écarts de conduite et qu'elle avouait de son côté ses fantasmes sexuels, qui se produisaient même pendant la messe, il est possible qu'elle ait souffert par moments de la lubricité et de l'agressivité d'Abélard. |
Héloïse demande que les religieuses puissent être informées, instruites au même titre que les moines ; qu’elles puissent avoir accès aux textes sacrés ; qu’elles disposent de règles religieuses égalitaires mais non pas identiques aux leurs, de conditions de vie plus souples. Abélard y agrée . Et l’on serait tenté de dire que le visage de l’amoureuse soumise à son amant-époux ne cache pas mais accompagne la lumière d’une quête de savoir, de partage, de justice, dégagée de toute hypocrisie . Figure que ne dédaigne pas, de loin s’en faut, son époux. [...]
Au fil des lettres qu’ils échangent, le ton d’Abélard, d’abord réservé, se fait plus doux. Il accepte ce rôle de conseiller qu’Héloïse lui demande d’assumer dans la mesure où la passion du passé s’est apaisée et où, bien qu’elle soit entrée au couvent sans vocation et y ait toujours gardé vivant le souvenir de son amour, elle l’a dépassé tout en en faisant une clarté qui la guide dans sa vie spirituelle. Est-il encore pertinent de chercher dans leur histoire devenue légendaire les éléments d’amour courtois qui parcourent le siècle et la littérature de l’époque, même si [...], si Héloïse s’incline devant Abélard, si elle s’efforce pour lui à une obéissance et à une fidélité qui la grandissent, si leur relation se poursuit dans une amitié qu’elle prônait déjà dans ses premières lettres ? L’image de la femme éperdument amoureuse est celle qui a marqué la légende. Cependant un poète en a deviné la portée spirituelle pour l’exalter. Rainer Maria Rilke a senti que les femmes qui aiment totalement à l’instar d’Héloïse effacent leur ego sans perdre leur fermeté, s’oublient plutôt que les hommes dans leur passion, dépassée sans avoir besoin de la répudier. |
En faisant précéder d'un mot de Juvénal sa décision de "veiller" sur Héloïse et ses moniales et de les "pourvoir", Abélard indiquait dans quel état d'esprit il entendait s'occuper d'elles. Par la même occasion, il enfourchait la réthorique antiféministe des écoles. Dans ce genre, les écrits de l'évêque Marbode de Rennes (1096-1123) [cf. partie 12 du chapitre 4], en qui on a vu un misogyne et un homosexuel, étaient très admirés au temps d'Abélard. Maints clercs partageaient l'antipathie envers les femmes de ce satiriste héritier de la tradition romaine. [...]
Il est un fait qui a peu retenu l'attention, alors même qu'il est explicite dans cette correspondance : c'est le renoncement d'Abélard à son antiféminisme en réponse à Héloïse. Se défaisant de l'attitude traditionnellement condescendante et satyrique de l'"Histoire de mes malheurs", il se fait le champion de l'égalité religieuse des femmes dans son essai sur l'origine des nonnes. "Il n'aurait guère pu aller plus loin a observé Mary M. Laughlin, dans sa quête d'arguments, de témoignages et d'exemples pour exalter et célébrer le sexe et la vocation des religieuses". Comme pour se faire pardonner sa citation désobligeante de Juvenal, il insiste à maintes reprises sur leur dignité. il donne même une nouvelle inflexion à l'histoire d'Adam et Eve en soutenant que la "création de la femme surpasse celle de l'homme en dignité, puisqu'elle a été créée au sein du paradis, et lui au-dehors". |
![]() Le péché, en revanche, ressort de la morale privée et il revient à Dieu de le punir. Chacun doit s’en repentir tout en essayant d’en corriger les effets par ses actions ultérieures. Il revient par conséquent à l’Etat de punir le crime, mais en aucun cas de sanctionner le péché. Aux yeux de la puissance publique, une action peut être un crime sans représenter un péché, tandis qu’un péché aux yeux de l’Eglise peut ne pas être du tout un délit aux yeux de la société. Cette distinction essentielle au fonctionnement de toute démocratie, et qui n’existe pas dans le monde musulman par exemple, est à l’origine philosophique directe du protestantisme d’abord, et des Lumières ensuite. Curieusement, elle est complètement antinomique avec la pensée socialiste qui essaie sans cesse de réintroduire la notion d’une morale collective opposée fort logiquement à la loi. |
De fait, amis comme ennemis reconnaissaient la singularité d"Abélard et Héloïse. Ni Pierre le Vénérable, ni saint Bernard ne tenaient Abélard pour un esprit de second rayon ou limité. Aux yeux de saint Bernard, c'est son intelligence et sa suite dans les idées qui le rendaient si dangereux. [...] Le temps est venu de rendre à Abélard et Héloïse leur gloire d'antan auprès du grand public. Quelque soit l'interprétation qu'on en donne, leurs témoignages sur eux-mêmes sont des documents d'humanité hors-pair. Au cours des prochaines années, Abélard et Héloïse devraient voir leur cote remonter.
[...] Si, comme elle le soutient, Héloïse est arrivée auprès d'Abélard avec l'esprit mais aussi l'imagination bien nourris, et si elle était déjà plus près de trente ans que de vingt, son influence sur Abélard a pu être considérable, notamment parce qu'elle suscita ses émotions aussi bien que son intelligence. [...] Abélard était si intelligent, son génie si divers, comme l'écrivit Pierre le Vénérable dans son épitaphe, qu'il ne devait pas se laisser stéréotyper ni adopter un rôle immuable tout au long de sa vie, ainsi que l'exige normalement la société. [...] Mary M. McLaughlin achève son étude d'"Abélard autobiographe" sur cette observation : "Au coeur de son "Histoire de mes malheurs", à la fois son auteur et son sujet, se dresse l'individu autonome porteur de son monde intérieur, qui affronte constamment les décisions et dilemmes privés, aussi bien que les luttes de son milieu, qui l'obligenr de manière répétée à se définir à nouveau, l'individu qui par ses choix et par action se façonne lui-même". "Connais-toi toi-même", "Scito te ipsum" : tel est le titre qu'Abélard donna à son éthique. C'était le conseil de l'oracle delphique et une maxime à la mode parmi les intellectuels du temps d'Abélard parce que la formule était typiquement grecque tout en contenant un message pour les chrétiens. [...] Abélard fut "sans égal, sans supérieur", écrivit Pierre le Vénérable dans son épitaphe. Il força l'imagination de Pierre, de Jean de Salisbury, de Bérenger de Poitiers, de Gui de Castello et de beaucoup d'autres, dont on a perdu la trace ; mais il ne pouvait tolérer d'égal ni de supérieur, sauf Héloïse. C'est à elle que revient le dernier mot : "Je conclus brièvement cette longue lettre : Vale, unice", "Adieu, mon unique". |
XIVème siècle. Abélard et Héloïse dans le manuscrit du Le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris et jean Meung). Musée Condé à Chantilly (liens : 1 2). + la page entière (lien). 74 vers sont consacrés par Jean de Meung pour relater l’histoire d’Héloïse et d’Abélard. Lui-même adversaire du mariage, dit son admiration pour la merveilleuse parole de celle qui a refusé le mariage et voulait "Estre ta putain apelée". Ces vers, en vieux français, sont présentés sur cette page du site pierre-abelard.comPierre Abaalars reconfesse Que suer Heloÿs, abbaesse Dou Paraclet, qui fu s'a mie, Acorder ne se voloit mie Pour riens qu'il la preïst a fame; Ainz li faisoit la jeune dame Bien entendant et bien lettrée Et bien amant et bien amée |
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Adaptation :
![]() + autre adaptation (Dominique Gobelin Mansour, lien). XVème siècle. Le Roman de la Rose ; Maître de Boèce, enlumineur (1401-1500). BnF, Manuscrits (Fr. fr 1560 fol 58) (lien). |
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![]() 1779. Angelica Kauffman. The Parting of Abelard & Eloisa : La Séparation d’Abelard & Eloise. Londres (lien). Ci-dessus, reproduction par le graveur Gabriel Scorodoumoff (Scorodomov) (lien) |
![]() | 1779. Angelica Kauffman, de nationalité autrichienne. Héloïse reçoit le voile des mains d'Abélard
(gravure B. Pernotin, lien).
+ Rappel de deux autres tableaux d'A. Kauffman vus auparavant dans ce dossier (ici) : ![]() ![]() + une série des six gravures en couleurs légendées, en anglais, d'après A. Kauffamn (lien). + une page avec deux des gravures, lien. |
1795. "Réception d'Héloïse au Paraclet par Abélard", par Rémi Delvaux et Louis Pauquet d'après Jean Michel Moreau le Jeune, ouvrage imprimé : Illustration pour "Lettres d'Héloïse et d'Abelard", volume I, 20,5 x 13,2 cm
(lien).
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1795. D'après Jean Michel Moreau le Jeune
(liens : 1
2)
(+ autre reproduction, lien).
Paru dans l'édition en 3 tomes :
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![]() 1839. "Héloïse recevant Abeilard au Paraclet". Estampe de Jules Challamel d'après Jean Gigoux, 14,6 x 11 cm. (flickr Internet Archive Book, lien) + gravure G. Levy (BnF lien). |
![]() 1831. Gérard Seguin, Héloïse recevant le corps d'Abélard (Musée de Cluny, lien) ![]() |
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Les anachronismes sont nombreux dans les illustrations, surtout au XIXème siècle.
Le premier globe terrestre date de 1492
(lien).
Il n'empêche que Abélard et Héloïse étudiaient tous les deux l'astronomie...
Pour les costumes du XIIème siècle, on pourra consulter cette image ou cette page. |
![]() 1850 environ. Charles Lock Eastlake (1793-1865) (lien). | ![]() Origine et date indéterminés. (Musée du Vieil Argenteuil lien) ![]() XIXème siècle, les frères Badin, Paris. Paire de flacons polychromes et or, hauteur 26 cm (lien). |
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![]() | 1847. Diptyque Abélard & Héloïse, Léon-Marie-Joseph Billardet, musée d'Arts de Nantes. Huile sur toile 267,5 x 144,4 cm + autre gros-plan (photos flickr Stéphane Mahot, lien). |
Milieu du XIXème siècle. Abélard et Héloïse, chapiteau du pilier central de la salle des gardes de la Conciergerie (photo, île de la Cité, Paris) (photo worldinparis, liens : 1 2 3). Aussi ci-dessous (photo flickr Conyers, lien). + autre photo. Sculptures réalisées sous la direction d'Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) (lien). |
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![]() | Sculpture de Henri Allouard. Marbre gris bleuté et marbre blanc (Musée Camille Claudel) (photo flickr melina65, lien). ![]()
(lien) (autre commentaire) ![]() Autre statue d'Héloïse par Henri Allouard, 1889 (lien). |
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1907. "La prédication d'Abélard", "Abélard est entouré de ses élèves. En partie basse, la ville de Nantes reste pensive.", par Edouard Toudouze et Maurice Leloir, 2,5 x 5,5 m (Palais de Justice de Rennes, liens : 1 2).
+ photo en salle + gravure n&b
(lien).
![]() A Nantes, Héloïse est absente... Abélard a aussi enseigné à Corbeil et à Melun... ![]() |
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2009. Ci-contre, Diane Rousseau, pastel sec
sur papier 60×80 cm (lien). ![]() miniature du XIIIème siècle (lien). |
![]() | C'est dans cette commune du Pallet (Loire Atlantique), qu'est né Pierre Abélard et qu'Héloïse a accouché de leur fils Astralabe. Deux cartes postales du Pallet, chapelle Sainte-Anne, murs du donjon, calvaire. |
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Aprés son excommunication, Pierre Abélard s’était réfugié a Cluny, là, auprés de l’abbé Pierre le Vénérable, l’un de ses principaux soutiens face à Bernard de Clairvaux. ll ne resta que peu de temps dans la grande abbaye. Tombé malade, il partit se rétablir dans un petit prieuré clunisien, Saint-Marcel-les-Chalon, ou il mourut le 21 avril 1142. Les moines semblent avoir voulu conserver le corps de cet homme auquel ils avaient accordé les derniers soins. Non seulement cela était conforme à la coutume, mais l’établissement, modeste, ne pouvait que s’enorgueillir de posséder la dépouille de l’un des plus grands théologiens du siécle. Ce faisant, le prieur s’opposait a la volonté de l’abbé, qui, a la demande d’Héloïse, entendait faire transférer le corps au Paraclet.
L’abbé se vit donc contraint de subtiliser la dépouille de nuit, au mois de novembre, avant de la transporter au Paraclet. Bien que moins connu que certaines parties de la vie du théologien, cet épisode rocambolesque devait jouer un grand role dans la constitution du mythe d’Héloïse et Abélard. L’abbesse, qui lui survécut vingt ans, mourut le 17 mai 1164. Elle fut inhumée dans le tombeau de son mari. Une telle promiscuité parut génante a la fin du xvème siécle, et les corps furent séparés en 1497 et placés des deux cotés du choeur de l’église abbatiale, jusqu’a ce qu’une abbesse, Marie de la Rochefoucauld, les réunisse à nouveau, en 1701, dans une chapelle consacrée a la Trinité, sous une sculpture censée illustrer les conceptions du théologien quant an ce mystére. Au XVème siècle, la statue avait la réputation d’avoir été commandée par Abélard lui-même. Cette tradition reléve sans doute de la légende, mais il est impossible de la confirmer ou de l’infirmer, l’oeuvre ayant été détruite en 1794, aprés que le tombeau et les corps furent transférés à Nogent-sur-Seine. |
Entre-temps, le souvenir de la mort de Pierre Abélard à Saint-Marcel-lés-Châlon s’était perpétué. Au XVème siècle, époque des "Voyages pittoresques", sortes de premiers guides touristiques, on pouvait admirer dans le prieuré un gisant qu’une épitaphe en lettres peintes attribuait à Pierre Abélard. Vendu à la Révolution, menacé de destruction en un temps ou l’art gothique était tenu dans le plus profond mépris, il fut récupéré par un médecin chalonnais du nom de Boisset. Celui-ci, quoique n’ayant pas plus d’estime que ses contemporains pour la façon dont le tombeau était sculpté, était en revanche sensible à sa charge historique. Un des amis du médecin, Guillaume Boichot, sculpteur, signala l’oeuvre à Alexandre Lenoir.
Celui-ci fit obtient du ministre de l'Intérieur Lucien Bonaparte l'autorisation de transférer à Paris les ossements du Paraclet ainsi que le cénotaphe de Saint-Marcel-lés-Chalon. Les corps furent déposés a Saint-Germain-des-Prés en 1800. Quant au cénotaphe, son transfert fut plus long. Quoique Alexandre Lenoir ait demandé son transfert dès 1800, il n’arriva a Paris qu’en 1802. Les travaux pour son installation commencèrent alors, et il fut définitivement offert a l’admiration des visiteurs, dans un ensemble dont Alexandre Lenoir avait le secret, le 21 février 1807. |
Il s'agit d'un édifice néogothique ouvert sur l'extérieur, couvrant une tombe surmontée de deux gisants. Le mausolée est fabriqué plus que reconstitué. Seuls les hauts reliefs des pans verticaux de la tombe et le gisant d'Abélard proviennent du tombeau dressé en 1142 au prieuré Saint-Marcel. Les autres pièces sont rapportées de monuments de diverses époques et lieux (colonnes de l'abbaye de Saint-Denis, flèche de l'église des Grands-Carmes de Metz, bas-relief de l'abbaye de Royaumont ou encore décorations de la chapelle de la Vierge de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés) voire complétées par quelques facsimilés. Aucune ne provient du Paraclet. La tête d'Héloïse est sculptée par Pierre-Nicolas Beauvallet, jointe à un corps de femme que Lenoir pioche dans sa réserve. |
Ce qu'Alexandre Lenoir a voulu faire, c'est un vrai-faux tombeau du XIIème siècle. [...] Le tombeau d’Héloïse et d’Abélard est un monument essentiel par sa nature, mélant originaux, faux et pastiches, et par ce qu’elle traduit des mentalités et de la perception de l’oeuvre d’art au début du XIXème siécle. En cela, il ne faut pas considérer Alexandre Lenoir comme un faussaire et comme un imposteur, mais bien pluôt comme un prédécesseur de Viollet-le-Duc, cherchant a rendre aux monuments qu’il restaure un état idéal, censé correspondre à la volonté des premiers constructeurs, quand bien même cet état n’aurait jamais existé. |
![]() ![]() ![]() | O créatures, ô pécores romantiques qui, le dimanche, couvrez d’immortelles son mausolée coquet, on ne vous demande pas d’étudier la théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez de gonfler vos petits cœurs et d’élargir vos courts esprits pour admirer son intelligence et dans son sacrifice tout cet immense amour. [Gustave Flaubert, lien]] |
![]() Le cimetière de l'Est, inauguré en 1804, est, à l'origine, un parc à l'anglaise dont le tombeau d'Héloïse et Abélard, ici en haut à droite, est un but de promenade (gravure, lien). Devenu le cimetière du père Lachaise, le nombre de ses tombes passe de 2.000 en 1815 à 33.000 en 1830, après le transfert des dépouilles d'Abélard et Héloïse, et aussi celles de Molière et de La Fontaine. 75.000 de nos jours. La surface est passée de 17 à 43 hectares. + gravure d'époque. ![]() ![]() Le mausolée en 1831 (lien) et en 2013 (lien), selon deux angles de vue (+ gravure de 1875, lien). |
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L'importante réfection de 2013
Le diagnostic Du point de vue de son état sanitaire, l’édifice souffre des infiltrations d’eau pluviale, de l’instabilité des superstructures, ainsi que de la présence de nombreuses armatures métalliques corrodées et de mortiers inadaptés. A partir d’un repérage des désordres et des principales armatures métalliques, le diagnostic conclut à la nécessité d’un démontage-remontage complet du monument afin de permettre le remplacement et la purge de l’ensemble des matériaux qui sont à l’origine d’une partie des désordres observés. [lien, photos des travaux : 1 2 3] |
Alain Beyrand, mai 2015 pour l'essentiel des chapitres 3, 4, 5, 8,
octobre à décembre 2022 pour le reste,
relecture en février 2023.