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    Héloïse, l'éternelle amoureuse d'Abélard
    - et sa mère Hersende de Champigné -




    Sommaire :
    1. Introduction : la vie tumultueuse d'Héloïse d'Argenteuil
    2. Images de la vie d'Héloïse
    3. Incertitude sur l'identité du père d'Héloïse
    4. Hersende de Champigné, la très probable mère d'Héloïse / Sommaire
    5. Les parents d'Hersende, leurs descendants et ascendants / Sommaire
    6. Les deux séjours d'Héloïse à Notre-Dame d'Argenteuil
    7. Les courtes lettres de jeunesse d'Héloïse et d'Abélard
    8. L'abbaye du Paraclet fondée par Abélard et Héloïse
    9. Héloïse vue par Abélard dans "Histoire de mes malheurs"
    10. L'amour d'Héloïse pour Abélard (extraits)
    11. Les longues lettres d'âge mur d'Héloïse et d'Abélard (résumés)
    12. Héloïse et Abélard à leur époque et au-delà / Sommaire
    13. Le doute d'Abélard, la luxure du couple, leur actualité / Sommaire
    14. Images d'Héloïse et Abélard à travers les siècles
    15. Le mausolée d'Héloïse et Abélard
    16. Annexe : Images en vrac (sur page voisine)



    Sommaire des lettres d'Héloïse et d'Abélard
    • 113 courtes lettres de jeunesse d'Héloïse et d'Abélard : chapitre 7
    • 8 longues lettres échangées : chapitres 9 (lettre n°1), 10 (extraits), 11 (résumés)
      • Lettre n°1. Lettre d'Abélard à un ami, "Histoire de mes malheurs" : chapitre 9
      • Lettre n°2. Lettre 1 d'Héloïse à Abélard : extraits, résumé
      • Lettre n°3. Lettre 1 d'Abélard à Héloïse : extraits, résumé
      • Lettre n°4. Lettre 2 d'Héloïse à Abélard : extraits, résumé
      • Lettre n°5. Lettre 2 d'Abélard à Héloïse : extraits, résumé
      • Lettre n°6. Lettre 3 d'Héloïse à Abélard : extraits, résumé
      • Lettre n°7. Lettre 3 d'Abélard à Héloïse : résumé
      • Lettre n°8. Lettre 4 d'Abélard à Héloïse : résumé
    • 2 courtes lettres (5 et 6) d'Abélard à Héloïse (n°9 et n°10) : extraits (fin du chapitre 10)
    Intégrale des longues lettres au format pdf : Version Wikisource

    Sommaire des sous-chapitres

    Chapitre 4 - Hersende de Champigné, la très probable mère d'Héloïse
    1. Mes recherches de mai 2015
    2. Les recherches de Werner Robl en 2002
    3. Hersende, de la lignée des Champigné
    4. La vie et l'oeuvre d'Hersende de Champigné
    5. Héloïse a-t-elle voulu dépasser le modèle de sa mère Hersende ?
    6. Consolidation de l'hypothèse Hersende
    7. Le puissant soutien de la reine Bertrade de Montfort
    8. Fulbert, frère (ou demi-frère) d'Hersende
    9. Hersende et Raingarde, la mère de Pierre le Vénérable
    10. De Fontevraud au Paraclet, de Robert d'Arbrissel à Abélard
    11. Perspectives et résumé
    12. Robert d'Arbrissel pourrait-il être le père d'Héloïse ?
    13. Les deux maris et les deux enfants d'Hersende

    Chapitre 5 - Les parents d'Hersende, leurs descendants et ascendants
    1. Héloïse, un prénom familial
    2. Les enfants d'Hubert III de Champigné, le père d'Hersende
    3. Les enfants d'Agnès de Clairvaux, la mère d'Hersende
    4. L'ascendance d'Hubert III de Champigné
    5. Héloïse de Pithiviers, figure marquante de l'ascendance d'Hersende
    6. L'ascendance d'Agnès de Clairvaux
    7. Quels cousins lointains ont soutenu Héloïse ?
    8. Le soutien intéressé de Thibaut de Blois / Champagne

    Chapitre 12 - Héloïse et Abélard à leur époque et au-delà
    1. Chronologie de la vie d'Abélard
    2. Chronologie de la vie d'Héloïse
    3. Abélard et Héloïse, individualistes et solitaires
    4. Les anges gardiens Thibaut de Champagne et Pierre le Vénérable
    5. L'ayatollah Bernard de Clairvaux, controverses et opinions
    6. La lettre d'insultes de Roscelin de Compiègne envers Abélard
    7. Abélard et ses étudiants, de la colline Ste Geneviève aux bords de l'Ardusson
    8. Abélard, de la Bretagne à la Bourgogne en passant par Paris
    9. Abélard moine castré, Héloïse jeune nonne : quelles relations ?
    10. La vie d'Astralabe, fils d'Héloïse et d'Abélard
    11. Les longues lettres proviendraient-elles d'une vaste affabulation ?
    12. Héloïse s'est-elle véritablement convertie ?
    13. La vieillesse d'Abélard fut-elle un naufrage ?
    14. Des sites, des livres, des expositions, des colloques...
    15. Le Romantisme avec les impulsions de Pope et Rousseau
    16. En chansons d'avant-hier et d'aujourd'hui
    17. En dessins d'humour et bandes dessinés

    Chapitre 13 - Le doute d'Abélard, la luxure du couple, leur actualité
    1. Sic et non, peser le pour et le contre
    2. Le doute et la recherche de la vérité
    3. Abélard entre Bérenger de Tours et René Descartes
    4. Abélard était-il un loup et Héloïse une brebis ?
    5. Abélard, Héloïse et le sadomasochisme
    6. Abélard et les femmes
    7. Abélard, le libéralisme, la laïcité et l'individualisme




  1. Introduction : la vie tumultueuse d'Héloïse d'Argenteuil

    Avertissement général : ce dossier présente, sur fond légèrement grisé tel qu'ici, plusieurs traductions en français de textes écrits en allemand par Werner Robl. Elles ont été réalisées par l'auteur (Alain Beyrand) à l'aide du programme DeepL en octobre 2022. Leur exactitude matérielle et formelle n'a été vérifiée que partiellement. L'original en allemand se trouve sur www.robl.de et/ou abaelard.de. Sauf contre-indication, les textes d'origine sont aussi dans ce dossier-pdf d'une quarantaine de pages, traduisant l'étude de Werner Robl de 2004 "Hersendis mater", "La mère Hersende, du nouveau sur l'histoire de la famille d'Héloïse" (dossier-pdf allemand).

    Héloïse et Abélard, amoureux mythiques aussi célèbres que Tristan et Yseult, Rodrique et Chimène, Roméo et Juliette... Ils ne sont pas des personnages de fiction, mais des célébrités du douzième siècle, ayant vécu un amour à la fois très ardent et très contrarié. Le présent dossier est parti de la recherche de l'ascendance maternelle d'Héloïse, généralement considérée comme orpheline. Il s'est élargi à sa vie, sa correspondance avec Pierre Abélard, son mariage avec lui, ce que l'on sait d'eux, comment ils ont été perçus durant plus de neuf siècles. Sur l'ascendance maternelle, je me suis trouvé en plein accord avec les conclusions en 2004 de l'historien allemand Werner Robl, ce qui m'amènera à le citer souvent, à commencer en cette introduction :

    Peu de couples de l'histoire de la pensée européenne sont aussi connus et étudiés qu'Héloïse et Abélard. Ce vif intérêt ne se justifie pas seulement par les pensées d'époque de Pierre Abélard, mais aussi par la chance unique d'une vision intérieure épistolaire de deux âmes sensibles du Moyen-Âge. C'est ainsi que, depuis des siècles, chaque génération de passionnés de culture, de scientifiques et d'artistes redécouvre ce sujet : comme champ d'identification, comme domaine de recherche, comme scène littéraire. L'abondance de la littérature sur ce thème prouve son actualité permanente, mais implique un certain risque : que, dans la mesure où les protagonistes se reflètent dans l'intention de leurs auteurs, certaines lacunes de leur biographie, que la recherche historique n'a pas réussi à combler, soient habillées de clichés.

    Des clichés, il y en a pléthore, notamment dans l'illustration iconique, trop souvent anachronique, de ce dossier... Commençons par planter le décor : un résumé de la vie d'Héloïse d'Argenteuil. (Eloysa en latin), épouse de Pierre Abélard (1079-1142) (ou Abailard ou Abeilard, Abaelardus en latin), s'appuyant sur la page Wikipédia qui lui est dédiée.

    Héloïse vécut de 1092 à 1164. Née de parents que l'on suppose inconnus (il n'est pas certain qu'ils l'étaient à l'époque, mais ils étaient pour le moins distants, voire décédés jeunes) mais de position sociale élevée, elle fut confiée à la prestigieuse abbaye bénédictine Notre Dame d'Argenteuil, près de Paris, accueillant les filles des familles princières qui n'épousent pas toujours pour autant la vie monastique. Son éducation est dirigée par un oncle, frère (ou demi-frère...) de sa mère, le chanoine Fulbert.


    Gravure de 1883 d'après Pat le Carpentier (lien). (autre gravure par Mauduit frères en 1820, lien).
    Gravure de 1841 d'après Charles Gleyre (Chafsclat et Migneret, lien) (en noir et blanc : 1 2 3).



    En tant que chanoine membre du chapitre cathédral de Saint-Étienne, le tuteur d'Héloïse prend en pension, sous le même toit que sa filleule, l'écolâtre de l'école cathédrale du Cloître de Paris, Pierre Abélard, qu'il soutient depuis de nombreuses années dans sa démarche moderniste. Si la beauté solaire de la jeune femme n'est pas exceptionnelle sans être des moindres, ne serait-ce que par sa haute stature, son rang, son engagement dans des études, chose inouïe pour une femme, plus encore son audace de les consacrer à un domaine non religieux, lui valent d'être une des personnalités les plus en vue de Paris. Son intelligence et ses connaissances en latin, grec et hébreu, spécialement celle des auteurs antiques, encore ignorés de l'enseignement officiel, étonnent. Ses chansons reprises par les goliards en font la figure féminine d'une jeunesse étudiante qui s'émancipe. Abélard, célibataire célèbre pour sa beauté et reconnu par ses pairs comme le plus éminent des enseignants de la dialectique, cherche à devenir son professeur particulier dans le but calculé de la séduire. Parvenu à trente-quatre ans au sommet de sa gloire, fils aîné d'un chevalier poitevin il est né à Le Pallet (Loire Atlantique).


    Sermon d'Abélard, par Adolphe Steinheil (Granger, lien).

    Tout Paris chante déjà Héloïse, jalousée des femmes, quand à l'automne 1114 Abélard initie avec elle, sous prétexte de leçons, une correspondance, moyen de séduction préféré à la seule conversation, aussi savante que galante. Les tablettes de cire retournées par le professeur, après qu'il y a ajouté sa réponse, sont recopiées par Héloïse, peut-être déjà avec une arrière-pensée éditoriale de ce qui est devenu "Les Lettres des deux amants" . Les formules de salutations, détournées par jeu de leur seule fonction, sont l'occasion pour l'élève, au-delà du témoignage d'affection conventionnel, d'un exercice rhétorique et d'une innovation littéraire mêlant les allusions intimes aux références théologiques.

    Entre l'élève et son professeur, de treize ans son aîné, s'engage une liaison transgressive, enflammée, mais inconstante, d'où la violence n'est pas exclue : "que de fois n'ai-je pas usé de menaces et de coups pour forcer ton consentement ?". Les nuits de passion épuisent et entraînent les deux intellectuels jusqu'à des excès sadomasochistes : "j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par amour, (…) par tendresse, (...) et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. (...) tout ce que la passion peut imaginer de raffinement insolite, nous l'avons ajouté". Découverte semble-t-il au début de l'année 1116, la liaison scandaleuse tourne au vaudeville. Fulbert renvoie son pensionnaire, attisant la flamme des corps séparés. Le professeur est alors surpris une nuit en flagrant délit, au milieu des ébats du couple, et la jeune fille est éloignée à son tour. A son retour, "Une fois la honte passée, la passion ôta toute pudeur" et Héloïse tombe enceinte peu après.

    Pour la soustraire aux autorités françaises, son amant organise son enlèvement, lui fournit un déguisement de nonne, l'emmène un jour que son oncle est absent et la conduit jusque dans sa patrie, au Pallet. C'est la garnison au sud de la Loire qui garde Nantes face à la France. A l'automne 1116, Héloïse accouche chez la soeur d'Abélard, Denyse, d'un fils auquel elle donne le prénom non chrétien d'Astralabe, c'est-à-dire, en français moderne, Astrolabe, sous-entendu « Puer Dei I », soit « premier fils de Dieu », d'après l'anagramme ésotérique ainsi formé de Petrus Abaelardus II. Abélard retourne seul à Paris négocier le pardon de Fulbert, lequel obtient une promesse de mariage sans qu'Héloïse, restée au Pallet, ait été consultée.

    Dans les semaines suivantes, le mariage est prononcé à Paris devant témoins, mais à l'aube et secrètement, pour ne pas compromettre les chances du mari d'obtenir un canonicat qui exigeât le célibat considéré comme la preuve de la domination de ses sens et donc d'une supériorité morale. Au-delà de ce calcul carriériste, Héloïse, opposée à son mariage parce que se jugeant à la fois une personne indigne de son époux et une entrave à son destin d'enseignant réformateur, fait de la dénégation de sa condition d'épouse une question éthique : selon ses dires, se marier serait comme une prostitution de la femme, un intéressement matériel de l'épouse à une condition sociale toute masculine, qui peut convenir à celle qui "si l'occasion s'en présentait, se prostituerait certainement à un plus riche encore", mais pas à une femme véritablement amoureuse de la personne elle-même, comme si l'un était exclusif de l'autre.

    Pour Fulbert, l'honneur familial est réparé par le mariage. Aussi trahit-il la convention passée avec son quasi gendre et rend ce mariage public, alors qu'Héloïse s'obstine à le nier en public comme en privé. Si elle agit ainsi, c'est parce qu'elle se soucie de préserver le secret qui protège la carrière de son mari, mais aussi parce qu'elle n'a pas renoncé à une vie indépendante.

    Fulbert bat sa nièce ingrate à chaque marque d'obstination, méthode d'éducation tout à fait ordinaire à l'époque, du moins pour les garçons. Pour se soustraire aux coups, celle-ci, désormais émancipée par son mariage de la tutelle de son oncle, mais ne pouvant s'installer en ménage avec son mari sans révéler au public le secret, retourne comme pensionnaire au couvent très mondain de Sainte Marie d'Argenteuil. Plus que jamais, les apparences cachent le plus scabreux : Abélard n'hésite pas à sauter le mur du couvent et les époux n'ont de cesse que leur fornication reprenne, fût ce dans un coin du réfectoire.




    Gravure sur cuivre coloriée de Migneret, d'après Chasselat, parue dans "Le Plutarque français", 1836 (liens : 1 2).
    Héloïse au Paraclet. Illustration du livre "Alexander Pope, the poet", 1720, Londres. (lien).

    Dès le lendemain matin, la foule afflue vers les lieux du crime. Les bourgeois de Paris, estimant l'honneur de leur ville en cause, peut-être moins par la blessure infligée à un écolâtre que par l'injure faite au second personnage de l'Etat qu'est le Chancelier Étienne de Garlande en s'attaquant à un de ses proches, saisissent le suffragant Girbert, dont relève le chanoine. L'évêque juge que le préjudice n'est pas seulement physique, mais que ce qui est lésé, c'est la notoriété d'Abélard, privé de voir son public sans éprouver de honte. Aussi le tribunal épiscopal condamne-t-il, selon la loi du talion, le valet et l'un des exécutants à la castration, mais aussi à l'énucléation. Les autres complices n'ont pu être arrêtés. Fulbert est démis de son canonicat, ses biens sont confisqués. Le vieillard ayant nié son implication, un doute subsiste sur le mobile et les intentions du commanditaire. Aussi Abélard renonce-t-il à faire appel, mais il reçoit sans doute un dédommagement matériel pris sur les biens saisis, dont l'usage revient ainsi à son épouse.

    Au début de l'année suivante, son mari encore convalescent, Héloïse, accablée par la culpabilité, prend le voile en grande pompe des mains de l'évêque de Paris Girbert lui-même. La cérémonie est donc d'importance mais c'est contre son gré qu'elle s'y plie, uniquement par obéissance à Abélard, qui entrera à son tour dans les ordres, à Saint Denis, trois lieues en amont sur la Seine, mais seulement après s'être assuré qu'elle l'a fait elle-même. Elle lui reprochera amèrement ce manque de confiance dans sa soumission. Cette prise de voile, le mariage n'étant plus secret, ouvre de nouveau à Abélard la perspective de continuer dans les ordres sa carrière, qui visiblement seule importe, et c'est donc bien à celle-ci qu'Héloïse se sacrifie. Les tribulations que doit endurer son mari ne rendent pas son amant à Héloïse et elle se sent trahie par sa prise de voile. Au bout d'une dizaine d'années de cette vie monastique frustrante menée sans vocation, elle devient prieure de son abbaye.

    En 1129, Héloïse est chassée sans ménagement de son monastère avec ses sœurs bénédictines par Suger, ennemi des Montmorency comme d'Abélard et nouvel abbé de Saint-Denis qui souhaite élargir l'assiette de sa fondation et loger des frères sous ses ordres. Les filles trouvent refuge dans l'abbaye Notre-Dame d'Yerres. Abélard est entre-temps retourné en Bretagne. Devenu abbé de Saint-Gildas de Rhuys, il a ses introductions auprès du souverain, le Duc Conan le Gros, alors que la prieure Héloïse, en transit à Yerres, est dans l'alternative d'embrasser la condition de converse ou de se retrouver à la rue. Il offre à celle qui se considère toujours comme son épouse, aussi bien que celle du Christ, de fonder une nouvelle abbaye au lieu d'un ermitage qu'il avait fait bâtir en 1122. C'est un petit bâtiment construit sur un terrain que le comte Thibault lui avait concédé deux ans après son intronisation, à Quincey en Champagne, au-dessus de Nogent, entre Provins et Troyes. De nombreux jeunes gens, y dressant un campement de cabanes, l'avaient rejoint pour réinventer une vie proche de la nature et suivre son enseignement, mais il les avait abandonnés en 1127, fuyant au Rhuys la menace d'une nouvelle condamnation par ses rivaux cisterciens et prémontrés. Héloïse s'y installe avec la moitié des soeurs d'Argenteuil.

    Comment peut‑on parler de pénitence pour les péchés, quel que soit le traitement infligé au corps, si l'esprit garde encore la volonté de pécher et brûle de ses anciens désirs ? Il est facile de reconnaître ses fautes et de s'accuser soi‑même, ou de s'infliger un châtiment corporel qui reste extérieur. Il est bien plus difficile de détourner son coeur du désir des plus grandes voluptés. [...] D'autant que ces voluptés chères aux amants que nous avons goûtées ensemble me furent douces et que je ne peux ni les détester, ni les chasser de ma mémoire. Où que je me tourne, elles s'imposent à mes yeux avec les désirs qui les accompagnent. Même quand je dors elles ne m'épargnent pas leurs illusions. En pleine solennité de la messe, lorsque la prière doit être plus pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m'abandonne plus à ces turpitudes qu'à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus. Non seulement les actes réalisés, mais aussi les lieux et les moments où je les ai vécus avec toi sont à ce point fixés dans mon esprit que je refais tout avec toi dans les mêmes circonstances, et même dans mon sommeil ils ne me laissent pas en paix. Souvent les pensées de mon coeur peuvent être comprises aux mouvements de mon corps, des mots m'échappent malgré moi."
    [un célèbre extrait de la deuxième lettre d'Héloïse à Abélard, autres lettres] (et ici toutes les lettres au format pdf, Wikisource)

    A droite, image d'un calendrier positiviste de la chapelle de l'Humanité (5 rue Payenne, à Paris) (lien). Sur les 14 portraits de personnages célèbres, supports de l'humanisme, sans Abélard, Héloïse est la seule femme avec la mention "La supériorité morale de la femme" (lien).

    Après une année d’extrême pauvreté, les dons sollicités par Abélard affluent enfin. Héloïse, s'étant sentie abandonnée de son amant, sort de ces trois dernières années "épuisée et chancelante" mais l'abbaye du Paraclet est un succès, qui se prolongera jusqu'à son aliénation en tant que bien national le 14 novembre 1792.

    Abélard, âgé de cinquante-quatre ans, abandonne définitivement le Rhuys en 1133, où ses frères ont tenté de l'assassiner. La correspondance en latin échangée dès 1132 entre la supérieure et son directeur, anciens amants de corps, est un monument de la littérature française. Au-delà de la mode carolingienne et compassée d'une prose rimée, les trois longues lettres d'Héloïse, toutes de finesse, annoncent déjà très nettement, par leur structure grammaticale logique et déjà française, le grand style hérité de Cicéron. L'auteur y mêle délicatement références et jeux de mots et se montre étonnement moderne tant par la profondeur de l'analyse psychologique que par la liberté du propos. Héloïse ne renie rien de son amour intellectuel (dilectio) pour un Abélard embarrassé, ni même de son péché de concupiscence. À moins de quarante ans, elle ne cesse de remuer les images rémanentes de leurs fantasmes vécus, jusque dans le rêve et même la prière éveillée. Non sans réticences à transgresser une apparence que les convenances commandent, elle fait de la sincérité de l'aveu un exercice de style réjouissant. Tout en regrettant de n'avoir pas été elle aussi castrée de l'organe du plaisir, elle dévoile complaisamment la culpabilité de la femme désirante que cache l'hypocrite religieuse.

    En 1136, Héloïse prend seule la direction du Paraclet. Abélard est appelé par le chancelier Étienne de Garlande, dont Suger avait obtenu la disgrâce en 1127 et qui vient de retrouver son titre de doyen l'abbaye Sainte-Geneviève, pour y reprendre l'enseignement qu'il y avait initié en 1110, trois ans avant sa rencontre avec Héloïse. Celle-ci a la joie d'apprendre que son fils Astralabe termine avec succès le cursus des arts libéraux qu'il poursuit sous la houlette de son oncle paternel Porchaire à Nantes. Héloïse, quatre-vingts ans avant sainte Claire, se soucie d'une règle monastique spécifiquement féminine.

    Le 26 mai 1140, les prises de position que professe Abélard, relativement aux effets de la Grâce et du Saint-Esprit ou au péché, sont condamnées au concile de Sens. L'accusateur est Bernard de Clairvaux. Héloïse n'est pas impliquée directement mais les thèses condamnées, quant à l'exemple de l'innocence d'une femme qui pécherait par une intention amoureuse, sont celles-là mêmes qui ont présidé à la conception de l'« amour par estime » (dilectio) qu'elle exprimait vingt-cinq ans plus tôt. Ce moralisme triomphant faisant d'Héloïse le suppôt d'un hérétique se diffusera en une tradition populaire colportée par les prédications et sermons, et perdurera dans la doctrine jusqu'au XXème siècle. Abélard, malade, doit renoncer à porter en personne son appel à Rome et prend la retraite qu'on lui offre au prieuré de Saint-Marcel-lès-Chalons puis à la maison mère de Cluny. il meurt au printemps 1142.

    Héloïse obtient le transfert de la dépouille de son mari. Le corps est dérobé une nuit aux alentours de la Toussaint 1144 par une équipée conduite par le supérieur en personne et voyage clandestinement sous la garde de celui-ci depuis Saint-Marcel jusqu'au Paraclet. Il est accueilli le 10 novembre dans la chapelle du Petit Moustier qui se dresse à l'écart de l'abbatiale. Conformément aux volontés d'Abélard d'être enterré au Paraclet, sa veuve a fait aménager devant l'autel un tombeau.

    Héloïse toutefois, de loin la plus savante des femmes dans un temps où les plus favorisées d'entre elles doivent se contenter de jouer la musique, réussit à s'imposer comme un cas exceptionnel parmi les rares esprits qui dominent leur époque par leur sagesse, leur force et leur habileté à gérer une communauté religieuse. Renommée dès sa jeunesse pour ses compositions musicales et des chansons à succès, Héloïse est désormais sollicitée des princes pour son conseil et écoutée des ecclésiastiques.

    En 1158, elle a à souffrir des tribulations de son fils Astralabe dans les suites de la disparition à Nantes du comte Geoffroi Plantagenêt. Il est plausible qu'elle ait reçu la consolation de sa visite alors qu'il s'acheminait vers son exil de Cherlieu. Vingt et un ans après son mari et sept ans avant son fils, le dimanche 16 mai 1164, entourée de la toute jeune future prieure Mélisende et ses filles, elle meurt "de doctrine et religion très resplendissante" et son cercueil est inhumé sous celui d'Abélard, dernier acte de sa soumission. Elle repose avec Abélard au cimetière du Père-Lachaise (division 7) depuis le 16 juin 1817.

    Terminons avec le regard de Véronique Maurus, dans un article du journal "Le Monde" du 20 mars 2005, intitulé "Héloïse et Abélard, deux êtres d’exception hors du temps..." :

    Héloïse a compris qu'Abélard, paranoïaque et plus narcissique que jamais, ne peut lui être d'aucun secours. Dès lors, elle s'investit dans le devenir de sa communauté et ne s'adresse plus à lui que pour des détails pratiques. L'ordre du Paraclet essaime dans toute la région et comptera six établissements jusqu'à la Révolution. Héloïse, son abbesse, assume si bien son rôle spirituel, éducatif et politique, que même Bernard de Clairvaux (futur saint), l'ennemi juré d'Abélard, s'incline devant ses mérites. Elle a la foi austère mais la tendresse têtue : quand Pierre meurt, en 1142, elle le fait ensevelir au Paraclet, puis, vingt-deux ans plus tard, sentant sa fin venir, exige d'être enterrée à ses côtés.

    A peine le siècle est-il terminé que l'histoire vraie est déjà devenue légende, symbole de l'amour impossible ici-bas. La sublime abbesse, écrasée par l'ombre d'Abélard, n'y tient qu'un second rôle, au point que ses lettres passeront longtemps pour apocryphes. « Je n'ai rien gardé pour moi », écrivait-elle à Pierre. Rien, sauf son mystère. Qui était-elle ? D'où tenait-elle son savoir ? Et, surtout, pourquoi cette femme exceptionnelle s'est-elle imposé une vie entière de rigueur pour l'amour d'un homme ?


    Bernard de Clairvaux au concile de Sens


    L'appel d'Abélard au pape (lien).


    La mort d'Abélard

    Héloïse sur le tombeau d’Abélard. François Marius Granet (1775-1849) vers 1817-1820 Aquarelle sur papier 13,7 x 12,3 cm, collection Jean-Baptiste Fauchon d’Henneville (lien).


    Un résumé paru en deux doubles pages du livre "Légendes de Paris - Sous les pavés, le mystère", Guillaume Bertrand 2020 (lien).






    "Eloisa en el sepulcro de Abelardo", Raymond Quinsac Monvoisin (1794–1870),
    vers 1840, 141 x 86 cm, Palais Cousino, lien. Au dessus, trois portraits d'Abélard (liens : 1 2 3).





  2. Images de la vie d'Héloïse

    Avec des illustrations moins connues en France que celles des chapitres suivants retraçons à nouveau la vie d'Héloïse d'Argenteuil, épouse de Pierre Abélard, abbesse du Paraclet, dans un ordre chronologique approximatif. Les images marquées ** proviennent du British Museum (page), cliquer dessus permet d'obtenir un fort grossissement.


    D'après Jean Gigoux 1839 (lien). John Ogborne, d'après John Opie, 1793 (lien **).


    Gravure de John Raphael Smith 1777 (liens : 1 2 **). Thomas Watson 1776 (lien **) (+ variantes : 1 2 3 4 ).




    Le professeur Pierre Abélard jeune, selon des gravures du XIXème siècle (lien picclick) (+ gravure n&b, lien).
    Ci-dessous, au centre, gravures de Oleszigynski, d'après Armand Guilleminot





    Héloïse par Francis Wheatley 1770, graveur Edward Fischer (lien **). William Hamilton 1782, graveur Francis Haward (lien **)


    A gauche, Etienne Richoux vers 1860, huile sur bois. Musée d'Art Quilliot à Clermont-Ferrand (lien)


    Date et origines indéterminées (lien) et voir l'image suivante.



    Henri Jean-Baptiste Fradelle 1833, graveur Thomas Lupton (lien **)


    Date et origines indéterminées (lien).


    Héloïse aime, Héloïse brûle ; mais là s’élèvent des murs glacés ; là tout s’éteint sous des murs insensibles ; là des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n’y a point d’accommodement à espérer ; la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme...
    [François-René de Chateaubriand dans "Le génie du christianisme, lien]


    Charles Harvey Weigall 1847 (lien **). A droite, Richard Cosway 1787, graveur Isaac Jehner (lien **).
    + photo (lien) + gravure de Joseph Severn 1868 (Victoria and Albert Museum, Londres, lien).


    Anonyme 1787 (lien **).
    Henry Thomson 1803, graveur Peltro William Tomkins (lien **).



    Giuseppe Calzi (1846-1908) 111 x 84 cm (lien).


    Auguste Gaspard Louis Desnoyers, peu après 1800 (lien **) (+ cartes : 1 2).
    Héloïse dans sa cellule, par Samuel Shelley 1792, gravure de Charles William Taylor (lien **).





    Héloïse et son nourrisson, d'après Jean Gigoux 1839 (lien).
    Les retrouvailles d'Abélard et Héloïse dans les contrées élyséennes.
    Giovanni Battista Cipriani. Autriche (lien).


    Origines et dates indéterminées (lien).





    Gravure de John Raphael Smith 1792 (liens : 1 ** 2) (+ zoom)
    Jean Michel Moreau le Jeune, 1796 environ, graveur Rémi Delvaux (liens : 1 ** 2) (autre gravure).


    Joseph Severn (1793-1879), Victoria and Albert Museum, Londres (lien).
    Héloïse, illustration d'ouvrage d'Alexander Pope, 1892 (lien **).


    Abélard et Héloïse au Paraclet, par Vittorio Callegari (lien).


    Héloïse et Abélard (Bourdet et Langlois) ; n&b : 1 (BnF, lien) 2. Héloïse et Bernard de Clairvaux (Quartlev et Gigoux) + reprise

    Héloïse et Bernard de Clairvaux

    En 1139, Héloïse a à subir une inspection de Bernard de Clairvaux, qui dénonce le patenôtre et l'eucharistie tels qu'ils sont pratiqués au Paraclet. Fondé sur le texte de l'Évangile, le rituel paraclétien contrevient à la tradition. Pour le parti d'une morale conservatrice, le modèle c'est la femme mystique qui s'adonne à l'ascèse, comme Hildegarde de Bingen que Bernard de Clairvaux inspectera à son tour en 1141, et non la femme savante qui s'adonne à l'exégèse.

    Sous l'impulsion d'Héloïse et Abélard, le Paraclet fut le premier ordre monastique doté d'une règle spécifiquement féminine. La réforme grégorienne s'emploiera à ce que ce modèle ne leur survive pas et que les religieuses ne deviennent plus des "femmes savantes". [page Wikipédia]





    Héloïse pleurant sur le tombeau d'Abélard, par Jean-Michel Moreau le Jeune, gravure de Bocher 1882 (lien **).
    Gravure d'après Richard Westall entre 1800 et 1820 (lien **).


    La mort d'Héloïse par Caroline Watson, 1802 (lien **). A droite, une religieuse sur la tombe d'Abélard et Héloïse, par
    Laurent Guyot (lien). La statue de la Sainte Trinité rappelle le premier nom du Paraclet : le prieuré de la sainte Trinité.




  3. Incertitude sur l'identité du père d'Héloïse

    Comme on le verra dans le chapitre 8, c'est par la généalogie maternelle champenoise de mon épouse que je me suis d'abord penché sur l'abbaye du Paraclet et donc sur ses fondateurs Pierre Abélard et Héloïse. En 2015, je suis revenu vers Héloïse en pensant que son supposé père, Gilbert de Garlande le jeune, était un de mes ascendants (lien), une trentaine de générations au-dessus de nous. J'avais aussi comme ascendants ses supposés grands-parents maternels.

    Ce n'étaient toutefois que des hypothèses, car, officiellement, depuis des siècles, on ne connaît pas les parents d'Héloïse : elle est une orpheline abandonnée au couvent d'Argenteuil, d'où son nom habituel "Héloïse d'Argenteuil". Sa seule famille se réduirait à un oncle, Fulbert, moine à Paris, frère de sa mère, dont on ne connaît guère les origines. On ne connaît même pas la date de naissance d'Héloïse, on la dit maintenant née après 1092, ce qui lui donnerait plus d'une vingtaine d'années quand elle a connu Abélard, qui en aurait une quarantaine. On y reviendra au chapitre 6. Le seul indice fort pour la mère est son prénom : Hersende. Tout cela s'est passé il y a neuf siècles et Werner Robl fait ainsi le point sur la difficulté des recherches à cette époque :

    Qui étaient-ils, d'où venaient-ils, où allaient-ils ?
    La recherche dont les résultats sont présentés ici a tenté de trouver des réponses nouvelles et non conventionnelles à ces anciennes questions. La tâche n'a pas été facile, car tous les documents semblent avoir été examinés, tous les manuscrits déchiffrés, toutes les pistes suivies jusqu'au bout. Par ailleurs, il n'existe aucun livre de famille, aucun registre paroissial, aucun acte de naissance ou de mariage de l'époque concernée, donc aucun document à caractère probant. C'est pourquoi le parcours qui suit, à travers une grande partie des cartulaires et des obituaires de France, n'a pas pour but de donner des avis définitifs ou d'établir de nouveaux dogmes. Il s'agit plutôt de redessiner les contours de figures bien connues en collectant et en reliant méthodiquement des marginaux - c'est-à-dire des petits détails historiques qui ont échappé jusqu'ici à l'attention et qui, isolés, seraient insignifiants - et de leur donner un peu de sang frais et de vie. Dans ce but, la tentative de pénétrer l'histoire familiale d'Héloïse n'est pas restée sans résultat. L'exposé suivant donne un aperçu des résultats, avec des perspectives sur la famille de Pierre Abélard. [...]
    Dans la correspondance du couple, y compris dans l'Historia Calamitatum ["Histoire de mes malheurs"], on ne trouve guère d'indications sur les origines d'Héloïse et de Fulbert, mais tout porte à croire qu'ils étaient tous deux issus de la noblesse : Héloïse avait été élevée dès son plus jeune âge dans le couvent de moniales Sainte-Marie d'Argenteuil. Une éducation monastique précoce de ce type était un grand privilège aux XIème et XIIème siècles et nécessitait généralement l'octroi de généreux bénéfices. Elle n'était donc ouverte qu'aux nobles fortunés. Il en allait de même pour la carrière ecclésiastique de Fulbert. Son statut en tant que tel indique déjà son appartenance aux classes supérieures. L'obtention d'un bénéfice au chapitre cathédral de Notre-Dame était une tâche coûteuse. Il s'agissait d'une affaire très complexe qui nécessitait non seulement des dons en nature, mais aussi des avocats influents. Il en allait de même pour l'ascension au sein du chapitre cathédral, rendue possible à l'époque de Fulbert par le paiement de frais de promotion, appelés hominia. Le pape Pascal II mit fin à cette pratique simoniste peu après l'entrée de Fulbert dans le chapitre de la cathédrale de Paris. Par ailleurs, le nominaliste Roscelin de Compiègne, ancien maître d'Abélard à Tours et Loches et son futur ennemi intime, avait qualifié dans une lettre Fulbert d'"homme noble et clerc, chanoine de l'église de Paris". Le fait qu'Héloïse ait bénéficié d'une éducation précoce monastique à Argenteuil prouve en outre une certaine affinité de sa famille avec le milieu monastique.

    En ce qui concerne le père d'Héloïse, ce n'est guère plus clair, et beaucoup moins sûr que ce que l'on va prendre en compte pour la mère. Il pourrait être Gilbert de Garlande le jeune, haut personnage, grand bouteiller de France de 1122 à 1127. Un écrit parle même de sa fille Héloïse, comme le signalent Thierry et Hélène Bianco sur leur page Héloïse :

    Theodore Evergates a développé l’hypothèse de R-H Bautier selon laquelle les liens d’Héloïse avec Argenteuil viennent de son père, en suggérant qu’ils appartiendraient à cette lignée. Guy Lobrichon a suivi cette même hypothèse en proposant que le père d’Héloïse soit Gilbert de Garlande, bouteiller du roi entre 1092 et 1122. Sans entrer dans le débat, relevons une phrase d’Eric Bournazel dans son ouvrage "Le gouvernement capétien au XIIe siècle", page 39. D’une charte de l’abbaye de la Sainte Trinité de Tiron énumérant les enfants de Gilbert de Garlande : "Gilebertus quondam regis pincerna uxorque Eustachia fillique ejus Guido et Manasses et soror Alvisa nomine", Eric Bournazel s’interroge : on peut se demander, au regard de ce texte, si Héloïse est bien la sœur de Gui et de Manassès. Dans son ouvrage, Guy Lobrichon explique que les Garlande ont toujours protégé Pierre et Héloïse mais il ne donne pas d'autre indice de la paternité de Gilbert.

    Dans l'arbre qui accompagne ces propos, Héloïse, si elle est Héloïse d'Argenteuil, serait une fille illégitime et ne serait qu'une demi-soeur de Gui et Manassès, enfants légitimes sortis des entrailles de l'épouse Eustachie de Possesse. La page Wikipédia d'Héloïse présente cette hypothèse en soulignant que Gilbert de Garlande "a été dénoncé comme un "libertin" avant l'heure par son détracteur Yves de Chartres". Sur la page "Héloïse, une ascendance controversée" du site pierre-abelard.com, on trouve une explication analogue :

    Il y a donc quatre frères Garlande qui seront tour à tour sénéchal. Un cinquième frère, Gilbert de Garlande, sera bouteiller du roi, c'est-à-dire chargé des approvisionnements, ce qui est un poste moins prestigieux mais source de grands profits. Cependant un autre clan se dispute les faveurs du roi : celui de Guillaume de Champeaux, l'écolâtre du cloître Notre-Dame, adversaire d'Abélard, celui des moines de Saint-Victor, des évêques de Paris, Galon et Etienne de Senlis, des abbés de Saint-Denis, Adam puis Suger. La carrière du clan Garlande connaît donc des périodes fastes et des phases de disgrâce. Mais l'avènement de Louis VII en 1137 sera l'heure de leur définitive élimination.
    C'est dans ce Gilbert de Garlande que Guy Lobrichon, franchissant le pas et adoptant l'hypothèse du professeur Theodore Evergates, voit le père de Dame Héloïse. Th. Evergates avait publié en 1995 "Nobles and Knights in twelfth-century France". On connaîtrait trois frères d'Héloïse; l'un Manassès serait devenu évêque d'Orléans. Cette thèse rejoint les propos de François d'Amboise de 1616 qui faisait d'Héloïse une noble descendante des Montmorency car les liens entre les Montmorency et les Garlande sont connus. Cette ascendance noble d'Héloïse, fille de Gilbert de Garlande, expliquerait bien le soutien que le couple a pu recevoir tout au long de son existence mouvementée. "La protection accordée par les Garlande à Pierre Abélard ne s'explique pas seulement par le compagnonnage d'Etienne de Garlande et de Pierre au sein du chapitre cathédral de Paris : elle se resserre quand Pierre rencontre Héloïse." Guy Lobrichon op. cit. p.127





    J'ajoute que la fiche généalogique de Gilbert de Garlande montre qu'il pourrait avoir une petite-fille prénommée Helvis (variante de Héloïse), qui a pu obtenir son prénom de sa tante (et marraine ?) Héloïse d'Argenteuil...


    Werner Robl est réservé sur cette hypothèse Gilbert de Garlande : "T. Evergates pensait qu'Héloïse était une soeur de l'évêque Manassès d'Orléans et donc une parente d'Etienne de Garlande, mais il a renoncé à vérifier cette hypothèse et s'est probablement trompé d'une génération entière". Certes Héloïse est décédée en 1164 à 72 ans, son père le serait alors 10 ans plus tôt et son frère Manassès 21 ans plus tard ; mais elle a pu naître dans la jeunesse de son père... Les explications complémentaires, en note, sont davantage convaincantes :

    Theodore Evergates a repris sans les voir les données de E. Bournazel : "Le gouvernement capétien au XIIème siècle, 1108-1180", Paris 1975, p. 39. Selon ce document, une fille de Gilbert de Garlande, échanson royal entre 1112 et 1124/27, issue de son mariage avec une certaine Eustachia de Baudement, portait le nom d'Héloïse. Ses frères s'appelaient Guido et Manassès. Si l'on examine le texte exact de la source, un acte de donation concernant un pré près de Villemigeon, on arrive à la conclusion qu'E. Bournazel a mal cité le passage en question et l'a donc mal interprété. Il dit : "Gislebertus quondam regis pincerna uxorque ejus Eustachia filiique ejus Guido et Manasses insuper et soror eorum Aloisa nomine [...]". [...] Dans la charte apparaît d'ailleurs aussi un "Petrus magister" et on pense d'abord involontairement à Pierre Abélard. Il est cependant largement exclu qu'il soit question d'Héloïse et de Pierre Abélard dans cette charte :
    1. On ne sait rien des éventuels frères d'Héloïse.
    2. La mère est ici clairement identifiée comme Eustachia, bien que son nom soit attesté par le Livre des Morts du Paraclet comme Hersindis.
    3. Aloisa est une variante relativement indépendante d'Heloisa et ne doit donc pas être assimilée sans autre à cette dernière.
    4. L'abbaye de Thiron n'a été fondée qu'en 1114 ; le présent document est daté par L. Merlet, pour des raisons valables, des environs de 1135. A cette date, Héloisa était depuis longtemps à la tête du couvent du Paraclet, ce qui aurait sans doute dû se refléter dans la mention.
    5. Le "quondam regis pincerna" prouve en outre que l'abdication de Gilbert, qui a eu lieu au plus tôt en 1124, plus vraisemblablement en 1127, devait déjà remonter à plusieurs années.
    Par ailleurs, l'arbre généalogique de Gilbert de Garlande, construit par E. Bournazel sur quatre générations, ne contient à aucun moment les noms de Fulbert ou d'Hersende.

    Ainsi l'hypothèse d'Evergates de 1995, jamais consolidée, repose sur une mauvaise lecture de textes. C'est pour cela et pour d'autres raisons expliquées en partie 12 du prochain chapitre que j'abandonne cette hypothèse, que j'avais pourtant adoptée en 2015. Je ne l'écarte pas pour autant. La page Héloïse, une ascendance controversée du site pierre-abelard.com fait le point sur les diverses hypothèses émises concernant l'identité de ses parents. En ce qui concerne le père, outre l'hypothèse Garlande, celle de Roland Oberson y est présentée : ce serait Fulbert. Là aussi, ce n'est pas à écarter d'emblée, mais trop peu d'éléments vont dans ce sens. Nous évoquerons d'autres hypothèses dans la partie 12 déjà indiquée.

    En 2015 et aussi octobre 2022, Wikipédia, Roglo et d'autres sources de référence présentent l'hypothèse Garlande en priorité. De même, pour la mère, l'hypothèse qui va être présentée au chapitre suivant est ralliée par ces sites (entre 2015 et 2022 pour Roglo, lien). Nous verrons qu'adopter ces deux hypothèses à la fois n'apparaît pas vraiment cohérent...

    Pour la mère, avant de présenter l'hypothèse privilégiée, il est bon de savoir que d'autres hypothèses émises restent plausibles. Mais les indices qui les sous-tendent m'apparaissent constituer une trame trop fragile pour comprendre les tribulations et écrits, somme toute nombreux et bien connus, d'Héloïse et Abélard. En particulier, les hypothèses Hersende de Sainte-Marie-aux-Bois et Hersende de Saint-Eloi.





  4. Hersende de Champigné, la très probable mère d'Héloïse

    Hersende de Champigné ou Hersende de Champagné ou Hersende de Champagne, nous verrons en partie 3 les raisons pour lesquelles j'ai choisi la première appellation. Ce chapitre permet de découvrir une personnalité aussi passionnante qu'Héloïse. Il est divisé en une douzaine de parties dont le détail est présenté, en début de dossier, dans le sommaire des sous-chapitres..

    1. Mes recherches de mai 2015

      J'ai, en un premier temps, recoupé deux informations pour trouver quelle est la famille de la mère :
      • La page Héloïse, une ascendance controversée d'un site consacré à Pierre Abélard. Les dernières recherches en ce domaine y étaient exposées. Parmi les hypothèses exposées, l'une d'elle montrait que Hersende serait "Hersende de Champigné", première prieure (à considérer même comme abbesse) de l'abbaye de Fontevrault, en Anjou (aussi orthographié Fontevraud). Cette information était reprise par Wikipédia, toujours au conditionnel.
      • La page Les sires de Montsoreau (1000 - 1600) de Thierry et Hélène Bianco. Cette étude très poussée et inédite de la seigneurie de Montsoreau, aux confins de la Touraine et de l'Anjou, à côté de Candes où mourut Saint Martin, dressait, entre autres, la généalogie de "Hersende de Champigné" (ou "Hersende de Champagné"), dame de Montsoreau devenue première prieure / abbesse de l'abbaye de Fontevrault, lieu très proche de Montsoreau. J'avais déjà étudié cette page qui m'avait permis de positionner mes ascendants (dont le mari d'Hersende et sa première épouse). Ce tableau m'avait été très précieux :


      On y trouve "Hersende", son mari "Guillaume" (de Montsoreau), leur fils "Etienne", le fils de Guillaume d'un premier mariage "Gautier" (marié avec Grecie de Montreuil -Bellay, d'où descendance), son père "Hubert de Champigné", son frère "Hubert" (qui, on le verra, serait le chanoine Fulbert), sa mère "Agnès de Clairvaux", son grand-père paternel "Hubert d'Arneto", sa grand-mère paternelle "Ne de Lude", fille de "Isembart de Lude" et "Ne de Montevrault", son grand-père maternel "Hugues de Clairvaux" et sa grand-mère maternelle "Hersende de Vendôme", fille de "Hubert de Vendôme" et de "Emeline". Si Hersende n'est pas mon ascendante, son père et sa mère le sont (chacun par un autre conjoint). Cet arbre était déjà dans ma généalogie, il m'était donc facile d'y ajouter Héloïse, son père supposé, depuis rejeté (il reste mon ascendant), son mari et son fils. En quelque sorte, Héloïse entrait dans ma famille et dans mon champ d'étude...





      Le nom de Montsoreau apparaît pour la première fois dans une charte de 1089 sous la forme "castrum de Monte Sorello",
      autrement dit château de Mont Soreau. Surplombant la Loire. il est alors la propriété de Guillaume de Montsoreau,
      vassal des comtes d'Anjou, mari d'Hersende de Champigné (photo de 2014, sachant que le château actuel date de 1450).

      Après le décès du seigneur de Montsoreau en 1088, Hersende, jeune veuve de 38 ans, se joignit à une communauté religieuse organisée autour du prédicateur Robert d'Arbrissel (1047-1117). Elle devint sa collaboratrice la plus importante (prieure) pour la création de ce qui allait devenir l'abbaye de Fontevraud.


      "Fondation de Fontevraud". Robert d'Arbrissel prêche (gravure de Jean Michel Moreau le Jeune, 1778, liens : 1 2).
      En avant-plan : des dames aristocrates, dont Hersende de Champigné... A l'arrière, l'abbaye en construction.

      Hersende "de Champigné" (commune de la Sarthe proche de Durtal dont Hubert III d'Arnay était seigneur) ou "de Champagné" ou de "Champagne" (zone assez floue en Anjou, proche du Maine) était donc, avant sa fille, une religieuse de haut rang, décédée vers 1114 (elle ne pouvait donc pas connaître le scandale Héloïse et Abélard, en 1116/1117) (la date de décès en 1109, parfois avancée, apparaît mauvaise).



      Avant d'entrer dans les ordres, elle avait eu deux maris. Avec le premier, dont on ne connaît que le prénom Foulques, elle n'aurait pas eu d'enfants. Avec le second, Guillaume de Montsoreau, elle en eut un, Etienne, devenu chanoine de Candes St Martin puis archidiacre de St Martin de Tours. Et donc, avec un mystérieux amant, elle aurait donné naissance à Héloïse.

      Comme les ascendants d'Héloïse étaient les miens, j'ai voulu davantage remonter le temps et j'ai davantage pioché la documentation disponible. Cela m'a amené à trouver des éléments nouveaux que je vais maintenant présenter. L'hypothèse retenue s'en trouvera renforcée.


      Eglise Notre-Dame la Neuve de Chemillé-Melay (49). Pétronille de Chemillé, qui succéda à Hersende de Champigné
      comme première grande-prieure, reçoit des mains de Robert d'Arbrissel son bâton d'abbesse, en 1115 (liste des abbesses).


      Collection Gaignières, Louis Boudan 1699


      L'abbaye de Fontevrault en arrivant de Candes Saint Martin, par les bois (photo de 2014)

      Autres points :
      1. Héloïse serait née vers 1092 (comme indiqué sur Wikipédia) et non vers 1101 comme parfois indiqué. Elle aurait rencontré Abélard en 1113 (et non vers 1115). Ils ont donc alors 21 et 34 ans. Ce n'est donc pas 17 et 36 ans...

      2. Le second mari d'Hersende de Champigné, Guillaume de Fontevraud est décédé entre 1087 et 1089. Sa veuve est au début des années 1090 soeur converse, suivant le prédicateur Robert d'Arbrissel, avant que celui-ci ne fonde l'Abbaye de Fontevraud vers 1100 / 1101 sur des terres que offertes par Gauthier de Montsoreau, fils de Guillaume et Hersende.

      3. Hersende de Champigné, la prieure de Fontevraud est décédée un 29 novembre, un 30 novembre ou un 1er décembre (d'après différentes sources). La mort d'Hersende, mère d'Héloïse, était célébrée au Paraclet tous les 1er décembre ("Hersindis mater domine Heloise abbatisse nostre"). Comme déjà indiqué, et on y reviendra, c'est la première cause de rapprochement de ces deux Hersende.

      4. Du côté de l'amant supposé d'Hersende, le père d'Héloïse, au cas où ce serait Gilbert de Garlande, l'arbre était déjà fourni et reconnu par la plupart des généalogistes, je n'avais pas eu à chercher davantage de ce côté.

      5. Les autres candidats à la paternité et à la maternité d'Héloïse m'apparaissent peu probables. Je n'en parlerai donc pas, sauf plus loin, Robert d'Arbrissel, qui a quelques atouts...

    2. Les recherches de Werner Robl en 2002

      En un second temps, j'ai pris en compte les travaux effectués par Werner Robl au début des années 2000. Les textes qui suivent (fond grisé) sont extraits de son étude "Hersendis Mater", évoquée en introduction (pdf traduit en français et pdf d'origine en allemand, tous deux avec des notes biographiques que je n'ai pas reprises dans les extraits ci-après). Il considère qu'Héloïse connaissait ses deux parents. Abélard les auraient aussi connus, son entourage aussi.

      Héloïse avait été élevée dès son plus jeune âge dans le couvent de moniales Sainte-Marie d'Argenteuil. Une éducation monastique précoce de ce type était un grand privilège aux XIème et XIIème siècles et nécessitait généralement l'octroi de généreux bénéfices. Elle n'était donc ouverte qu'aux nobles fortunés. Il en allait de même pour la carrière ecclésiastique de Fulbert. Son statut en tant que tel indique déjà son appartenance aux classes supérieures. L'obtention d'un bénéfice au chapitre cathédral de Notre-Dame était une tâche coûteuse. [...]

      Un autre indice concernant la famille est fourni par une lettre d'Abélard : "Si tu ne m'avais pas été donnée en mariage avant, tu aurais pu facilement mener une vie mondaine à mon entrée au couvent, soit à l'instigation de tes parents, soit par l'attrait des désirs charnels". Plus de quinze ans après les faits, Abélard affirme donc pour la première fois textuellement que les parents d'Héloïse, ou du moins ses parents au premier degré , étaient vivants au moment de son mariage et auraient pu l'empêcher d'entrer au couvent. Une fois de plus, la question se pose de savoir pourquoi ils n'étaient pas présents lors du mariage d'Heloïse. [...]

      Le livre de Werner Robl sur l"origine d'Héloïse et sa mère Hersende (2002).

      Je veux bien supposer que les deux amants aient confidentiellement gardé cette information, mais, pour le père, je doute qu'elle ait été connue autour d'eux. Il me semble que le père d'Héloïse a refusé de reconnaître sa fille et que sa mère est décédée quand elle était en bas âge. La mère a délégué son autorité parentale à son frère Fulbert. Le père est volontairement absent, tout en manoeuvrant peut-être en coulisse pour protéger son enfant illégitime. L'éloignement du père ne serait donc pas géographique, comme le suggère Robl. Ainsi, alors qu'il arrive une seule fois qu'Abélard parle, vaguement, des parents d'Héloïse, cela n'apparaît pas significatif, en ce qui concerne le père. L'absence des parents au mariage de leur fille Héloïse l'est bien davantage.

      Ainsi, du vivant même d'Héloïse, il m'apparaît que sa mère était connue de son entourage, notamment à cause de Fulbert qui n'avait a priori aucune raison de cacher l'identité de sa soeur. Au contraire, le nom de son père était confidentiel et ne pourrait se deviner que par les soutiens dont elle a bénéficié, en particulier pour entrer au monastère d'Argenteuil, pour en devenir l'abbesse, pour développer le Paraclet... En conséquence, neuf siècles plus tard, il doit être un peu plus facile de trouver des traces de la mère que du père. A commencer par la connaissance des prénoms Hersende et Fulbert.

      Quel que soit l'angle sous lequel on l'envisage, l'hypothèse selon laquelle la famille d'Heloïse était originaire de Paris ou des environs a perdu de son exclusivité en raison de l'absence de parents lors de la cérémonie de mariage. D'où venait donc la famille d'Heloïse ? Des indications géographiques sur leur origine sont obtenues à partir des informations suivantes :
      • Le Livre des Morts latin du Paraclet fait référence à deux parents directs par leur nom, la mère d'Heloïse et son frère, avec les dates de décès correspondantes : "1er décembre : Hersindis, mère de notre dame abbesse Heloisa" Et : "26 décembre : chanoine Hubert, oncle de la dame Heloisa". La question de savoir si le nom Hubert est une déformation de Fulbert doit rester ouverte ; il semble du moins qu'il s'agissait de la même personne, car le décès de Fulbert, l'oncle d'Heloïse, est également mentionné dans le même cadre temporel dans le Livre des Morts de Notre-Dame de Paris : "23 décembre : de la cathédrale Notre-Dame est décédé le sous-diacre Fulbert [...]". Ce décalage temporel s'explique aisément. Le message annonçant le décès de Fulbert aura voyagé environ trois jours de Paris au Paraclet.
      • Grâce à ces données, on dispose désormais de quatre noms associés à la famille maternelle d'Heloïse : Heloïse elle-même, Hersende et Fulbert/Hubert. Il s'agit tous de prénoms : Aucun cognomen, patronyme ou nom de genre n'est connu dans cette famille par Abélard.
      • Etant donné qu'à l'époque, les prénoms se répétaient souvent en tant que noms de famille dans les différentes familles nobles et qu'ils avaient des accents régionaux, nous avons examiné la répartition et la pondération des noms dans toute une série de cartulaires et d'obituaires contemporains. Bien qu'il faille être très prudent avec les données quantitatives, car les sources ne permettent pas de faire des coupes transversales représentatives, la recherche a permis d'enregistrer quelques phénomènes étonnants. [...]

      Ces découvertes ont mis en œuvre la nécessité d'étendre la recherche de la famille d'Héloïse bien au-delà de l'Ile-de-France et d'inclure désormais en priorité la Loire et ses comtés limitrophes. Si les parents d'Héloïse étaient issus d'une maison noble de cette région, il devrait être possible d'identifier la famille correspondante à l'aide des noms cités : Heloïse, Hersende, Fulbert, Hubert.

      On en arrive à un point esssentiel, que j'ai signalé en point "c" de la partie 1 de ce chapitre. J'écrivais en mai 2015 : "C'est la première cause de rapprochement de ces deux Hersende" et ce rapprochement essentiel a pour la première fois été établi par Werner Robl en 2002, avec un certain enthousiasme. Le passage qui suit est décisif dans la désignation hautement probable d'Hersende comme mère d'Héloïse :


      Une page de l'obituaire de l'abbaye de Neufmoustier (lien). + lien Gallica vers l'obituaire du Paraclet.
      Après de longues recherches, une piste intéressante a été trouvée : dans une étude critique sur le mouvement des prédicateurs itinérants en Anjou à la fin du XIème siècle 67 , une nonne noble du nom d'Hersende est mentionnée comme première prieure du monastère de Fontevraud. L'auteur a indiqué le jour de sa mort comme étant le 30 novembre, conformément à l'ancien martyrologe de ce couvent.

      C'était en effet un message passionnant ! Comparez :
      • Obituaire latin du Paraclet : "1er décembre, anniversaire de la mort d'Hersendis, mère de l'abbesse Heloisa".
      • Martyrologe de Fontevraud : "30 novembre, anniversaire de la mort d'Hersendis, première prieure de Fontevraud".

      Deux dames portaient le même nom, leur inscription dans le registre des décès ne variait que d'un seul jour de l'année ! Étaient-elles identiques ?

      La variance d'un jour pour la date de la commémoration d'une seule et même personne est fréquente dans les registres des décès du haut Moyen âge. [...]

      Il est donc tout à fait justifié de considérer que les dates de comémoration des deux dames Hersende sont identiques. Cela se confirme de manière impressionnante dans d'autres obituaires de l'époque correspondante. Deux livres des morts de Chartres font également référence à la date de décès de la nonne de Fontevraud. Dans un cas, la correspondance totale avec le registre des décès du Paraclet est même attestée :
      • Obituaire de Saint-Jean-en-Vallée : "1er décembre, jour de la mort d'Hersendis de Fontevraud".
      • Obituaire de Saint-Père-en-Vallée : "29 novembre, Hersenda, religieuse de Sainte-Marie à Fontevraud".

      Il s'agissait donc d'un cas extrêmement rare de concordance de dates et de noms dans des obituaires rédigés à distance les uns des autres - et, en ce qui concerne la famille d'Héloïse, du seul cas que nous ayons pu constater lors de nos recherches. L'année 1109 indiquée dans la Gallia Christiana pour la mort de la nonne de Fontevraud n'est d'ailleurs pas confirmée par les autres sources sur l'histoire de Fontevraud ; l'année 1114 est plus probable. Ici aussi, on trouve une congruence avec la mort de la mère d'Héloïse qui, selon toute vraisemblance, devait être décédée quelque temps avant 1116.

    3. Hersende, de la lignée des Champigné

      Werner Robl parle de Hersende de Champagne, Wikipédia (page) la nomme Hersende de Champagne, Roglo (page) la nomme Hersende de Champagné, reconnaissant la validité de Hersende de Champigné et de Hersende de Montsoreau. J'ai choisi, ici, de l'appeler Hersende de Champigné. Et je la désigne même graphiquement, dans la gravure du XIXème siècle présentée en début de ce chapitre, comme la première des femmes nobles qui écoutent Robert d'Arbrissel. Sa stature, très droite et volontaire, en fait la première associée du prédicateur.

      Voilà les raisons qui m'amènent à privilégier le patronyme "de Champigné" :
      • Roglo, base de données généalogiques de référence, nomme son père Hubert de Champigné, le reconnaissant seigneur de Champigné.
      • Son grand-père paternel et son arrière grand-père paternels peuvent aussi être désignés comme Hubert de Champigné. Ce sont Hubert Ier, Hubert II et Hubert III de Champigné, même s'ils peuvent être désignés autrement, de façon moins continuelle.
      • Champigné (Campi[g]niacum) est un bourg d'Anjou, proche du Maine, à une dizaine de km du Lude. Sans rapport avec les dénominations Champagne / Champagné / Campania.
      • Hubert III, père d'Hersende, était seigneur de Champigné. Il est probable que Hubert Ier et Hubert II l'étaient aussi. Hubert III était aussi Seigneur de Champagne, de Vihers, de Saint-Martin-de-Parcé, du Bailleul, d'Avoise et de Pescheseul. Roglo ajoute : "La forteresse de "La Primaudière" à Durtal lui a été confiée par Geoffroi d'Anjou. Il est mort en combattant, comme son père et son grand'père".
      • Le grand-père paternel d'Hersende était seigneur de Durtal, commune proche de Champigné, limitrophe du département de la Sarthe / province du Maine.
      • Champagne / Champagné était, semble-t-il, un terroir angevin au sud-Est de Montreuil-Bellay (49), à 67 km du Lude. La page sur la seigneurie de Durtal évoque sans conviction la région de Parcé, essayant en vain de justifier ce nom, dans l'impossibilité de "débrouiller l’espèce de chaos qui existe sur ce sujet". Cette dénomination est pratiquement perdue, utilisez un moteur de recherche, vous ne trouverez pas...
      • Champagne est évidemment une énorme source de confusion avec la région (Comté) de Champagne.

        Le vieux Champigné (lien)
      • Le frère aîné d'Hersende était appelé Hubert (IV ou II) de Champigné (sa page Roglo). Il eut un fils Hugues de Champigné, seigneur de Mathefelon et de Durtal. A propos de ce dernier, Roglo (page) indique qu'il a très probablement eu une fille prénommée Hersende, appelée Hersende de Mathefelon. Le généalogiste J. B. de la Grandière précise en outre  : "Un gros mélange a été fait, dès le XVe siècle pour confondre la grande famille des seigneurs de Champagne (Sarthe) (Pescheseul etc) avec celle des seigneurs de Champigné (Maine-et-Loire) et les auteurs généalogiques ont systématiquement confondu Champigné (Maine-et-Loire), proche de Mathefelon, avec deux autres belles seigneuries de Champagne (Sarthe)".
      • Sur une page disparue de Roglo, j'avais noté en 2017 : ""La famille de Champagne a forgé plusieurs fausses généalogies entre le XIV et le XVI° siècle...Les membres de la famille de "Champagne" qui figurent ici sont en fait de la famille de Champigné, seigneurie jouxtant Durtal...".
      • Le nom de Champigné est certes moins utilisé à l'époque d'Hersende mais il est justifié par son emploi en amont et en aval dans une véritable lignée généalogique. Il est précis et sans confusion, contrairement à Champagne / Champagné.


      Hersende, son père Hubert III, son grand-père paternel Hubert II et son arrière grand-père paternel Hubert Ier, tels qu'ils sont nommés sur Roglo. Alors que les dénominations Champagne ou Champagné apparaissent très temporaires, la lignée ascendante masculine de Hersende est longuement nommée "de Champigné", de même que son frère aîné et une lignée de ses descendants.


      Le château de Durtal que possédaient les seigneurs de Champigné. Foulques Nerra en bâtit les premières fondations en
      1040. Au milieu du XIème siècle, son fils Geoffroy de Martel acheva la construction. Le château actuel date du XVème siècle.
      A droite, fresque du château présentant une scène de bataille, comme en ont connu des ancêtres d'Hersende.

    4. La vie et l'oeuvre d'Hersende de Champigné

      Hersende, la première prieure de Fontevraud, était originaire de la maison de Champagne, en latin Campania, située à l'origine dans le nord de l'Anjou. Bien que cette femme n'ait pas laissé de témoignage écrit authentique de sa propre main, l'analyse des sources connues a permis de retracer sa vie et un arbre généalogique presque complet de sa famille. Nous n'entrerons pas dans les détails de cette généalogie parfois très intéressante.


      Vue du choeur (photo Aurore Defferriere 2010, lien)
      Disons-le tout de suite : Hersende de Champigné est l'une des personnalités féminines les plus importantes du début du Moyen-Age français, qui a été incompréhensiblement oubliée ou méconnue par la postérité. Durant les quelques années de vie qui lui ont été accordées après 1100, elle a accompli l'incroyable exploit de fonder et d'organiser Fontevraud, le plus grand couvent de femmes et le plus grand projet social de l'époque. C'est sous sa direction directe que furent construits l'église de Fontevraud I et le choeur de l'Abbaye de Fontevraud II, qui mérita le nom de "choeur d'Hersende". Ce magnifique choeur [ci-contre, Wikipédia], avec ses colonnes élancées qui préfigurent déjà le gothique et son intérieur lumineux, est un chef-d'oeuvre de l'art roman angevin. Il doit sa magie à la pierre de tuffeau calcaire de la région de la Loire, de couleur pastel, avec laquelle il a été construit. Ce choeur est aujourd'hui admiré par d'innombrables visiteurs du monde entier, sans qu'ils apprennent à Fontevraud quoi que ce soit d'essentiel sur son véritable auteur. Contrastant avec les autres bâtiments, ce choeur est devenu le symbole en pierre de l'idée fondatrice du couvent.

      Toutes les réalisations mentionnées pour la fondation de Fontevraud ont été attribuées par les hagiographes de la Convention exclusivement au prédicateur itinérant Robert d'Arbrissel, afin d'augmenter les chances de sa canonisation. Hersende n'a pas été mentionné à titre posthume - à tort, comme le prouvent les sources.

      Hersende de Champigné, fille du grand vassal angevin Hubert III de Champigné, Hubertus de Campania, et d'Agnès de Mathefelon et Clairvaux, a grandi après 1060 dans le château de Durtal. Cette résidence noble, qui a été considérablement agrandie par la suite et que l'on peut encore visiter aujourd'hui sous cette forme, se trouve à quelques kilomètres au nord d'Angers, sur les rives du Loir, un affluent de la Loire. Selon L. Halphen, Mathefelon et Durtal comptaient parmi les principaux fiefs des comtes d'Anjou, aux côtés de Briollay, Montrevault et Montreuil- Bellay. Ces maisons étaient, comme l'ont montré les recherches, toutes liées à la famille de Champigné.

      Hersende a été mariée très jeune à un proche du comte Foulques IV d'Anjou, Guillaume de Montsoreau. Montsoreau est situé sur une rive pittoresque à quelques kilomètres en amont de Saumur, au confluent de la Vienne et de la Loire. De son mariage avec Guillaume naquit un fils : Etienne de Montsoreau. Avec le soutien de sa mère, il devint d'abord chanoine à Saint-Martin-de-Cande et fit plus tard une belle carrière ecclésiastique ; en tant qu'archidiacre de Tours, il eut même des contacts avec le Saint-Siège. Hersende entretenait des relations chaleureuses et maternelles avec un beau-fils issu du premier mariage de Guillaume de Montsoreau, Gauthier de Montsoreau, qui avait sans doute presque le même âge que sa belle-mère. Après le décès de son mari Guillaume de Montsoreau peu avant 1087/88 , Hersende de Champigné choisit un chemin de vie inhabituel. Au lieu de se marier une deuxième fois, comme il était d'usage à l'époque, ou d'entrer dans un monastère de sa patrie, par exemple au Ronceray à Angers, elle s'engagea dans un avenir très incertain : vers 1095, abandonnant tous ses biens et privilèges, elle rejoignit, au péril de sa vie, la troupe vagabonde du charismatique prédicateur Robert d'Arbrissel. Seminiverbum Dei, tel était le nom de cet ancien chanoine d'Angers qui vivait anachorétiquement dans les forêts de Craon avec quelques milliers d'adeptes des deux sexes.

      Robert était un personnage haut en couleur : malgré son fanatisme religieux - il négligeait et mortifiait son corps de diverses manières - il se liait de manière intolérable avec des femmes aux yeux de l'orthodoxie ecclésiastique : sa vie de promiscuité lui était déjà vivement reprochée de son vivant. Cet homme choisit Hersende de Champigné comme sa plus proche collaboratrice et adjointe parmi quelques centaines ou milliers de femmes - des nobles en fuite, des femmes enceintes non désirées, des femmes de prêtres abandonnées, des filles de joie errantes et des veuves réunies . Il paraît que des conditions scandaleuses régnaient dans cette communauté religieuse non réglementée au début et qui semblait s'étendre à l'infini : De nombreuses grossesses non désirées sont attestées par des sources.

      Pressés par les autorités ecclésiastiques, Robert et Hersende fondèrent d'abord un couvent comme lieu de rassemblement pour les personnes mentionnées et construisirent ensuite pour elles les bâtiments monastiques de Fontevraud à partir de 1100. Le site du monastère se trouvait à quelques kilomètres au sud de Cande, au bord de la Loire, et donc à proximité immédiate de la ville et du château de Montsoreau, l'ancien siège seigneural d'Hersende. La fondation a nécessité d'importantes donations de terres de la part des seigneurs féodaux locaux et de leurs vassaux Comme nos recherches l'ont démontré pour la première fois, toutes les personnalités fondatrices avaient des liens de parenté proches ou lointains avec Hersende de Champigné - aussi bien en ce qui concerne leur propre famille que celle de leurs parents par alliance. On peut donc en déduire que l'ensemble du projet n'était pas dû en premier lieu à Robert d'Arbrissel, mais en premier lieu et principalement à l'idée, à la force de persuasion et au talent d'organisation de cette femme exceptionnelle. Ce fait a été largement négligé par la recherche établie sur l'abbaye de Fontevraud.


      Robert d'Arbrissel, fresque à la cire d'Alphonse Le Henaff, Cathédrale Saint-Pierre de Rennes, peinte entre 1871 et 1876 (lien). A droite, l'abbaye de Fontevraud et au premier plan un homme à genoux devant une représentation du Christ en croix. La scène représente la fondation de Fontevraud d'après la vision de Robert d'Arbrissel. Verrière de l'église Notre-Dame de Beaufort en Anjou. Vitrail d'Edouard Didron, fin du XIXème siècle (lien).

      La congrégation de Fontevraud était un couvent mixte aux multiples structures, qui tenait compte des différents besoins de ses occupants. Dans ce contexte, le terme de double monastère est tout aussi trompeur que celui d'ordre : il existait plusieurs couvents d'hommes et de femmes, de composition et d'organisation différentes, qui vivaient en partie sous une règle très stricte, bien que paramonastique, mais qui bénéficiaient en partie aussi de facilités. On créait également des hospices et des maisons d'hôtes pour se retirer temporairement du monde ou pour des séjours en cas de maladie. Ce sont surtout les femmes de la haute noblesse qui s'installaient dans ces dernières. D'après les sources, Robert d'Arbrissel, bien que responsable de la congrégation sur le plan spirituel, ne jouait qu'un rôle marginal dans l'organisation proprement dite. Il n'avait aucun talent pour la gestion pratique du couvent, refusa le titre et la fonction d'abbé et poursuivit peu de temps après son activité de prédicateur itinérant. Hersende de Champigné, en tant que prieure des moniales de choeur, assuma, en remplacement de Robert d'Arbrissel, l'ensemble de la surveillance et de la direction de Fontevraud, notamment la direction des travaux de l'Abbatiale et des autres bâtiments conventuels. Pour obtenir des fonds, elle entreprit plusieurs voyages diplomatiques.


      Pétronille de Chemillé, gravure de Michel Van Lochom 1639 (lien).
      Elle a également assuré l'enseignement des novices. Les sources la présentent comme une femme très cultivée, mais humaine et modeste, d'une grande douceur d'une part et d'une grande force d'autre part. Dans les documents du cartulaire de Fontevraud, on trouve très souvent des indices montrant qu'Hersende, contrairement à sa successeure Petronille, savait conquérir le coeur de ses interlocuteurs par des gestes charitables et généreux. Cela ne signifiait pas qu'elle était complaisante sur le fond. Grâce à ses qualités exceptionnelles de meneuse et de négociatrice, elle devint rapidement une figure d'intégration et de respect. Robert d'Arbrissel était d'une autre trempe : par son charisme et sa rigueur, il polarisait les femmes qui lui étaient subordonnées. On dit qu'il en humiliait et torturait certaines, mais qu'il en préférait d'autres. Il savait en tout cas utiliser les services d'Hersende de Champigné et il est prouvé qu'il avait une grande estime pour elle.

      Après la mort prématurée d'Hersende - le titre d'abbesse aurait dû lui être attribué depuis longtemps mais ne l'a plus été - c'est Pétronille de Chemillé, connue aujourd'hui de tous comme la "première" abbesse de Fontevraud et alors toute jeune, qui prit la direction du couvent à partir du tournant des années 1115/1116. Elle était la parente éloignée d'Hersende et lui avait auparavant servi d'aide de camp. Dès son entrée en fonction, l'idée de fondation dégénéra et la Convention retourna à l'endroit d'où elle s'était partie, c'est-à-dire au système féodal. Alors qu'auparavant - sous Hersende - on s'était orienté de manière conséquente vers les idéaux du christianisme primitif, l'imitation vécue du Christ, pauvreté et l'amour du prochain, on passa en l'espace de quelques années à un projet de réforme. Ce monastère féodal, riche mais figé, ne servit plus, au cours des siècles suivants, qu'à la haute noblesse pour loger ses filles qui ne pouvaient être placées ailleurs.

      Sur la base des sources, Hersende de Champigné peut être considérée comme la véritable fondatrice de Fontevraud. Elle se trouve ainsi sur un pied d'égalité avec Robert d'Arbrissel qui, par ses relations avec divers évêques et le pape, n'a fait que donner à la communauté la légitimation et l'approbation nécessaires et, par son élan religieux et son pouvoir de parole, l'affluence de personnes requises. Il existe peu de sources contemporaines qui présentent Hersende dans une position aussi équivalente, mais elles parlent d'elles-mêmes :
      • "Domina Hersendis ecclesiae Fontis Ebraudi fundatrix" : la dame Hersende, fondatrice de l'église de Fontevraud".
      • "Orate pro piissimo patre nostro Roberto et pro Hersende karissimea (sic) matre nostra" : Priez pour notre très pieux père Robert et notre très chère mère Hersende".
      Il est difficile de décrire plus justement la performance d'Hersende de Champigné !


      1993, fouilles avec chevet de la première église, fondations de l'autel majeur (photo Bruno Rousseau, lien).

      Page Wikipédia sur l'abbaye de Fontevraud (sur la commune de Fontevrault-l'Abbaye) : "La construction de l'église débute peu après la fondation de l'ordre en 1101. Une première église est ébauchée et la construction de l'abside débute. Mais le projet avorte vite : sous l'affluence des fidèles, on transforme les plans et on commence la construction de l'église actuelle. Les parties inférieures du choeur et du transept sont déjà fortement avancées vers 1115 puis consacrées le 31 août 1119 par le pape Calixte II". Hersende de Champigné étant décédé un peu avant 1116 n'a donc pas connu la fin de la construction (photo ci-dessus d'une page du site de Fontevraud, autres photos Wikimédia (lien).




      Candes, là où est décédé Martin de Tours en 397, est limitrophe à la fois de Montsoreau et de Fontevrault.
      Sa collégiale Saint Martin est un haut lieu du christianisme au Moyen-âge. Elle domine le bourg.
      Tout à fait à droite, on distingue le château de Montsoreau. [photo flickr Ivan Nadador, lien]


    5. Héloïse a-t-elle voulu dépasser le modèle de sa mère Hersende ?

      Maintenant que nous connaissons bien les vies d'Hersende de Champigné et d'Héloïse d'Argenteuil, nous ne pouvons qu'être frappés par la ressemblance de leurs vies respectives. Toutes deux étaient d'une grande culture, d'une grande intelligence et d'une grande liberté d'esprit. Toutes deux ont été frappées d'un amour bouleversant, Robert d'Abrissel et Pierre Abélard, et toutes deux l'ont sublimé en créant une abbaye de grande renommée, Fontevraud et Le Paraclet. Ne fallait-il pas qu'Héloïse se sache fille d'Hersende pour marcher ainsi dans ses pas et vouloir aller plus loin qu'avait été sa mère ? Dès 2002, Werner Robl avait décrit ce formidable parallélisme :

      Les parallèles de vie d'Hersende et d'Héloïse sont impressionnants : à environ 25 ans d'intervalle :
      • elles se sont toutes deux engagées dans la carrière monastique, renonçant à un rôle de mère vécu ou à un second mariage ;
      • Les personnes de référence masculines ont joué un rôle décisif dans cette décision ;
      • Toutes deux ont pris la direction de leurs consoeurs en vertu de leur autorité ;
      • Tous deux ont fondé et organisé avec un talent étonnant un couvent qui a ensuite perduré pendant des centaines d'années ;
      • Elles ont toutes deux vécu des situations et des aventures dramatiques au début de leur carrière religieuse ;
      • Ellles ont tous deux compensé de manière exemplaire la nature polarisante de leurs modèles masculins par une force d'intégration féminine ;
      • les deux femmes étaient très instruites ;
      • Les deux femmes se sont révélées être des penseuses indépendantes, protagonistes d'une théologie qui dépassait les barrières de classe, remplaçait l'hostilité au corps et les dogmes rigides par l'humanité, la miséricorde et l'assistance sociale et rejetait l'application des règles comme une fin en soi ;
      • Les deux ont obtenu des bénéfices pour leurs fils en tant que chanoines.

      Les parallèles sont frappants et donnent à réfléchir. En tant que résultats possibles de l'influence sociale, ils ne plaident pas en faveur d'un lien familial, même si certaines des caractéristiques et attitudes démontrées pourraient bien avoir été héritées. [sur ce point j'ai un avis divergent, je pense qu'Héloïse a voulu aller plus loin que sa mère, comme pour parachever ce qu'elle aurait pu faire si elle avait davantage vécu ; il fallait un lien filial pour se forger une telle volonté...]

      Il fallait donc chercher d'autres indices d'un lien familial. Il s'agit d'une entreprise extrêmement difficile si l'on considère que les femmes de l'époque n'étaient pas habilitées à écrire des livres, à quelques exceptions près. La naissance d'une fille, en particulier, n'était que très rarement mentionnée dans un document quelconque, car les nouveau-nés n'étaient généralement pas pris en compte dans le règlement des successions ou le transfert des biens et des droits. Il ne fallait donc pas s'attendre à un document à caractère probant - malheureusement.

      Néanmoins, la relation mère-fille postulée devrait gagner en probabilité si 1) d'autres indices indirects d'un tel lien de parenté étaient trouvés, 2) des arguments plausibles étaient avancés pour expliquer pourquoi Héloïse est entrée en scène historique à Argenteuil, si loin de son lieu de naissance angevin, enfin 3) aucun contre-argument sérieux n'était en vue, qui exclurait la relation mère-enfant postulée.

      Oui, pourquoi Héloïse a-t-elle été élevée à Argenteuil et non à Fontevraud ? On peut supposer que c'est à cause de la localisation géographique de son père et à cause du lieu d'installation de son oncle maternel et tuteur Fulbert, dans l'île de la Cité, à Paris. On peut aussi supposer que l'évolution de Fontevraud, avec le changement de cap décrit par Werner Robl, déplaisait à la famille d'Héloïse. Cela expliquerait aussi, avec d'autres considérations, pourquoi la fille n'avait pas ensuite voulu renouer avec l'abbaye de sa mère. Une autre explication viendra dans la partie 7. Toujours est-il que la connaissance que nous avons désormais de la mère très probable d'Héloïse éclaire tout son parcours. Et davantage encore avec ce qui suit. Passionnant, n'est-ce pas ?

    6. Consolidation de l'hypothèse Hersende

      Werner Robl a déjà présenté l'essentiel de sa démonstration, mais il est rassurant d'énumérer d'autres indices qui consolident l'hypothèse retenue.

      1. Comme nous l'avons déjà mentionné, le nom propre d'Hersende et la date de sa mort, le 1er décembre, se retrouvent dans les deux traditions. Même si l'on admet que des femmes du nom d'Hersende ont vécu en nombre incalculable dans la France de l'époque, leur nombre se réduit considérablement si l'on se limite aux femmes nobles ou de haute noblesse de la région de la Loire. Dans aucune chronique, aucune généalogie, on n'a trouvé d'Hersende de haute lignée dont la situation de vie aurait ressemblé à celle de la mère d'Héloïse.
      2. Le Livre des Morts du Paraclet mentionnait un oncle maternel d'Hélène nommé Hubert. Même s'il y a eu une confusion de personne ou de nom avec Fulbert, on remarque qu'il s'agit d'un homme : Hersende de Champigné avait en effet un frère de ce nom : Hubert IV. Un rédacteur ultérieur du Livre des Morts a donc pu facilement confondre le nom et la personne. La prééminence des noms Fulbert et Hubert dans la région de la Loire a déjà été soulignée.
      3. Des analogies frappantes avec l'histoire d'Héloïse se retrouvent chez les ancêtres féminins d'Hersende : Une arrière-grand-mère paternelle avait été une dame du nom d'Eremburge de Montmorency. [...]
      4. De plus, on trouve dans cette famille, du côté maternel, une arrière-arrière-grand-mère portant le nom d'Héloïse [déjà signalé] [...]


      5. Nos recherches nous ont permis d'obtenir des informations sur une autre Heloïse, qui pourrait être issue de la même famille. Il s'agissait d'une sainte locale, mentionnée dans les Acta Sanctorum, où elle est également appelée "Beata Helvisa". Elle était également issue de la haute noblesse et vivait vers 1030 près du monastère de Coulombs, dans l'Eure, à quelques kilomètres au nord de Chartres, comme recluse dans une cellule. Il est possible qu'elle ait été la fille de la dame mentionnée au point ou même qu'elle lui soit identique.
      6. Les périodes supposées de naissance et de décès d'Hersende de Champigné et de la mère d'Héloïse correspondent en grande partie.
      7. Il en va de même pour la période de naissance d'Heloïse. L'hypothèse antérieure selon laquelle elle aurait vu le jour vers 1100 n'est guère défendable au vu des sources. Heloïse est probablement née vers 1095. Hersende de Champigné vivait à cette époque de manière relativement irrégulière dans les forêts de Craon. La conception et l'accouchement à cette période sont donc concevables et plausibles, et ne peuvent être contredits par aucun argument. Hersende, en tant que deuxième épouse de Guillaume de Montsoreau, était très probablement beaucoup plus jeune que lui, et encore en âge de procréer à l'époque.
      8. Si le Livre des Morts latin du Paraclet contenait une date de comémoration pour le couvent de Fontevraud, nous disposons désormais d'une explication plausible : elle peut avoir été établie en raison de liens de parenté. En revanche, on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'Héloïse désigne de manière explicite sa mère comme prieure de Fontevraud, en raison du caractère compromettant d'une telle inscription.


    7. Le puissant soutien de la reine Bertrade de Montfort

      Bertrade de Montfort (1070-1117) a successivement été comtesse d'Anjou, de 1089 à 1092, femme du comte Foulques IV d'Anjou, puis reine de France de 1092 à 1108, femme du roi Philippe Ier. Werner Robl va nous raconter combien elle était proche d'Hersende de Champigné et quel rôle elle a pu jouer dans l'enfance d'Héloïse, laquelle est née l'année où Bertrade est devenue reine.

      A gauche, miniature du XIVème siècle. Bertrade de Montfort en compagnie de Philippe Ier de France à gauche et avec son mari Foulque à droite. A gauche on voit l'épouse du roi, Berthe de Hollande en prison (Chronique de Saint-Denis, British Library, lien). A droite, gravure de Gerlier, XIXème siècle, "La comtesse Bertrade à Fontevrault" (lien).

      Comment la fille postulée d'Hersende de Champigné est-elle arrivée à Paris, ou plutôt à Argenteuil ? Il est possible qu'il y ait un lien direct avec le passage de Bertrade de Montfort aux côtés du roi de France environ trois ans auparavant. La fuite retentissante de la comtesse d'Anjou, aussi belle que scandaleuse, avait eu lieu en 1092. Le couple résidait le plus souvent en alternance à Paris et dans ses environs ou dans l'Orléanais.

      Bertrade connaissait déjà personnellement Hersende de Champigné du temps où elle était aux côtés de Foulques IV ; les deux femmes s'étaient probablement rencontrées plusieurs fois à la cour princière et étaient même devenues des amies proches. Hersende avait en effet été l'épouse et la fille de deux importants partisans du premier époux de Bertrade. Plus tard, Bertrade et son fils issu d'un premier mariage, le comte Foulques V d'Anjou, se sont révélés être de généreux mécènes de Fontevraud ; elle partageait donc l'enthousiasme d'Hersende pour les enseignements de Robert d'Arbrissel. Elle-même, son frère ou l'un de ses représentants signa avec Hersende de Champigné plusieurs chartes en faveur de Fontevraud ; la connaissance personnelle est donc également attestée par des sources. Peu avant sa mort, Bertrade entra même avec quelques femmes de sa famille dans un prieuré de Fontevraud, à Hautebruyère, à proximité de sa patrie, Montfort.

      Il semble plausible que Bertrade de Montfort ait participé au transfert d'Heloïse à Argenteuil, si celle-ci était bien la fille naturelle d'Hersende. Elle a au moins eu l'influence nécessaire pour que le transfert à Argenteuil se déroule sans problème. Le monastère Sainte-Marie d'Argenteuil, dont la dernière abbesse présumée a été identifiée récemment comme une dame du nom de Mathilde dans le Livre des Morts de Yerres, était traditionnellement un couvent exempt de taxes. Héloïse aurait donc été placée dans ce riche couvent de religieuses, reconnu pour ses possibilités de formation, parce que Bertrade de Montfort y avait des relations.

      C'est peut-être justement ce contact gênant avec la maison de Montfort qui incita plus tard le fils du roi Philippe, Louis VI, que Bertrade avait même tenté assassiner auparavant, à se détourner de la politique de son père et à détrôner le couvent au profit de Saint-Denis. En 1129, lorsque les moniales d'Argenteuil, y compris Héloïse, furent expulsées, l'ami du roi Louis et conseiller le plus influent à la cour, l'abbé Suger, fit valoir de prétendues anciennes revendications de propriété de Saint-Denis sur ce couvent, qui étaient très probablement fictives.

      Le chemin d'Heloïse vers Argenteuil pourrait d'ailleurs avoir fait un détour par Evreux. C'est là que résidait l'ancienne tante de Bertrade de Montfort, qui portait également le nom rare d'Heloïse sous la forme d'une variante : Elvisa d'Evreux. Cela aurait-il joué un rôle dans le choix du nom de la petite fille ?

      Nous verrons plus loin que Bertrade de Montfort et son clan ont également tiré les ficelles lors de l'admission de Fulbert au chapitre de la cathédrale de Paris.

      La page Wikipédia sur Bertrade apporte des précisions sur ses liens avec Robert d'Arbrissel et Fontevraud :

      [Le mariage de Philippe Ier et de Bertrade, tous deux mariés, n'est pas accepté par le Pape Urbain II. De plus Philippe refuse d'aller en croisade. Le couple est excomunié] Cette excommunication est mal acceptée par le peuple qui pourtant ne bouge pas contre Philippe. Ajouté à l'Interdit que le pape jette sur la France, le roi Philippe choisit de céder, car il perd la protection religieuse sur ses sujets, et feint de se séparer de Bertrade en 1096.

      Mais Philippe qui vit maritalement avec Bertrade ne s'avoue pas vaincu et tente ensuite de brouiller les deux partisans du pape, Yves de Chartres et Hugues de Lyon. Il en profite pour reprendre officiellement Bertrade, mais le pape réconcilie Yves et Hugues. Il excommunie à nouveau Philippe, mais meurt peu après, le 29 juillet 1099. Le nouveau pape, Pascal II, bien qu'occupé par la lutte contre le Saint-Empire, maintient l'excommunication [...].

      A la cour, Bertrade s'oppose à son beau-fils, le prince Louis, fils de Philippe et de Berthe de Hollande. Elle aurait même tenté de l'écarter en essayant de l'empoisonner pour qu'un de ses fils monte sur le trône. Ce serait pour le protéger que Philippe l'aurait envoyé étudier à l'abbaye de Saint-Denis, où il se lie d'amitié avec Suger. Mais Louis VI, qui semble n'avoir ni détesté ni aimé la nouvelle femme de son père, comte de Vexin depuis 1092, est sacré roi et associé à la couronne en 1098.

      La situation devient intenable, selon les chroniqueurs religieux, pour Philippe et Bertrade : chaque fois qu'ils se rendent dans une ville du royaume, les offices sont suspendus, les églises se ferment, et le couple royal est considéré comme des pestiférés par les religieux. Mais les gens du commun et les guerriers prompts à la révolte respectent étonnement le couple. [...]

      Rien n'évolue jusqu'en 1104, quand le roi et la reine acceptent de se présenter à un nouveau concile, convoqué à Beaugency. Philippe cherche encore à gagner du temps en acceptant de se soumettre et de faire pénitence en échange des dispenses permettant le mariage avec Bertrade. L'un des participants du concile, Robert d'Arbrissel, prononce alors un discours qui, contre toute attente, bouleverse Bertrade. Elle aurait demandé à s'entretenir avec lui, et décidé ensuite de renoncer à son mariage et à ses privilèges. C'est alors l'issue religieuse par excellence, le retour à Dieu de sa créature et l'amendement définitif. [...]

      Il semble, avec preuve historique à l'appui comme celle de Georges Duby dans son opus Féodalité, que Philippe et Bertrade ne se soient quittés qu'à la mort du premier et plus vieux d'entre eux [Philippe en 1108].

      Rentrée à Paris après sa conversion par Robert d'Arbrissel, Bertrade nouvelle élue de Dieu signifie à Philippe qu'elle se soumet à l'Eglise, quitte la cour et se rend aux confins de l'Anjou et de la Touraine, dans un village de huttes autour d'une source nommée la fontaine d'Evrault. Ce village, fondé par Robert d'Arbrissel pour accueillir des pénitents, gagne sa popularité avec l'aide de son fils et d'une fille de son premier mari, Ermengarde d'Anjou, et devient par la suite l'abbaye de Fontevraud.

      La sentence d'excommunication est levée le 1er décembre 1104. Bertrade s’éteint le 14 février 1117 après avoir fondé le prieuré de Haute-Bruyère, sur des terres que son frère Amaury III lui avait cédé à Saint-Rémy-l'Honorénote.

      En 1128, le corps de Bertrade est inhumé dans le choeur de l'église du prieuré de Haute-Bruyère (Prieuré fontevriste), sous une plaque de cuivre rouge qui existait encore au moment de la Révolution

      Ainsi Bertrade et Hersende vivent dans la même communauté de 1104, arrivée de la première, à 1115 environ, mort de la seconde. En 1104, Héloïse a 12 ans et étudie à Argenteuil depuis quelques années. Werner Robl a expliqué pourquoi Bertrade connaissait Hersende, davantage que Robert d'Arbrissel, bien avant cet épisode  on peut donc supposer que c'est Hersende qui a convaincu Bertrade de la rejoindre en 1104.

    8. Fulbert, frère (ou demi-frère) d'Hersende

      Le chanoine Fulbert, tuteur d'Héloïse, organisateur de la castration d'Abélard, a fréquemment été cité précdéemment et il le sera encore dans les chapitres suivants. Werner Robl le présente sous un jour nouveau, estimant notamment qu'il serait un demi-frère, et non un frère d'Hersende. On y reviendra dans le chapitre suivant.


      L'oncle d'Héloïse, Fulbert, n'a pas encore pu être identifié dans les documents anglo-saxons comme ayant une relation certaine avec Hersende de Champigné. La recherche n'est toutefois pas encore terminée. Il n'y a en tout cas pas de concordance de nom avec les frères traditionnels d'Hersende de Champigné.

      Si Fulbert était le frère d'Hersende, il ne semble pas avoir passé toute sa jeunesse au château de Durtal. En tout cas, il est possible d'identifier quelques personnes nommées Fulbert dans la période et l'espace géographique correspondants, dont quelques-uns étaient en effet jeunes. "Oncle" Fulbert pourrait entrer en ligne de compte.

      L'hypothèse la plus probable semble être que Fulbert était issu d'un second mariage, décrit dans des documents, de la mère d'Hersende, Agnès de Matheflon et Clairvaux. Agnès s'était remariée après la mort de son premier mari, Hubert de Champigné, avec un noble du sud de l'Anjou du nom de Rainald de Maulévrier, politiquement proche du rival du comte Foulques IV, son frère Godefroy. Rainald, dont le fils issu d'un premier mariage était devenu seigneur de Maulévrier après lui, fut chassé de Durtal peu avant 1070, à l'occasion de la lutte fratricide pour le pouvoir en Anjou. Cela suggère qu'un autre fils, non mentionné dans les documents, issu de ce second mariage, du nom de Fulbert par exemple, aurait pu éventuellement disputer aux fils d'Hubert de Champigné la succession à Durtal. Fulbert, donc un demi-frère d'Hubert IV de Champigné, a peut-être dû quitter définitivement sa patrie après le changement de pouvoir à Durtal.

      Tout porte à croire que Fulbert est d'abord devenu enfant de chœur - puer - à la cathédrale d'Orléans. En effet, entre 1033 et 1067, des parents très proches de la maison de Champigné y avaient successivement occupé l'episcopat, acquis par la pratique simoniaque. C'est à cette époque que Fulbert aurait reçu l'os de saint Ebrulf évoqué plus haut [Une source extrêmement importante a été trouvée dans l'Historia Ecclesiastica de l'historien normand Ordericus Vitalis, 1075-1142 : "Sous le règne du roi Louis, vivait à Paris un chanoine du nom de Fulbert, qui possédait un os intact provenant de la colonne vertébrale de saint Ebrulf"]. Un peuplus tard, un maître de monnaie, lat. monetarius, du nom de Fulbert, apparaît à la cathédrale Saint-Maurice d'Angers, dont il est prouvé qu'il entretenait certaines relations avec des parents de la maison de Champigné. La question de savoir s'il s'agissait du demi-frère d'Hersende et de l'oncle d'Héloïse doit rester ouverte.



      Cette hypothèse n'est pas exclue : en 1067, l'évêque Haderich d'Orléans était tombé en disgrâce, puis avait été dégradé et remplacé par un successeur étranger à la région, l'évêque Rainer de Flandre. Une nouvelle protection de Fulbert au sein du chapitre d'Orléans était donc impossible. Cela a peut-être été l'occasion d'un transfert à la cathédrale d'Angers, où la famille disposait d'une influence depuis des générations. Le poste de monetarius à la cathédrale d'Angers prédestinait d'ailleurs à une carrière ultérieure à Paris, car il était lié à des revenus lucratifs. Un canonicat à la cathédrale d'Angers elle-même n'était pas particulièrement attractif à l'époque.

      Selon cette théorie, Fulbert aurait été le demi-frère d'Hersende, et celle-ci aurait peut-être été sa seule véritable référence dans la maison Durtal - après la mort de sa mère et l'expulsion de son père, face à l'hostilité de ses demi-frères beaucoup plus âgés et concurrents. Cela expliquerait-il son amour idolâtre ultérieur pour Héloïse ? Il y a aussi d'autres considérations, comme l'existence de contacts avec la parente vendômoise de la famille. En tout cas, Fulbert semble avoir passé sa jeunesse dans un quadrilatère géographique dont les coins sont Le Mans, Angers, Tours et Orléans.

      L'apparition de Fulbert dans les actes de Paris est à présent intéressante. Contrairement à ce que l'on pensait auparavant, l'époque de son admission au chapitre de Notre-Dame ne se situe pas après 1107, mais avant 1102. Cette opinion est étayée par deux actes de l'entourage du roi, dans lesquels le nom de Fulbert apparaît pour la première fois. On peut supposer qu'il s'agissait de l'oncle d'Héloïse, car un seul autre Fulbert est mentionné à l'époque dans les actes de Paris, Fulbert d'Étampes, qui n'est pas l'oncle d'Héloïse. Avec la date d'entrée au chapitre de Notre-Dame, on connaît également le nom de l'évêque qui a promu Fulbert. D'après ce que nous avons entendu jusqu'à présent, il n'est pas surprenant qu'il s'agisse d'un autre membre de la maison de Montfort : Guillaume de Montfort, le frère de Bertrade de Montfort, avait été imposé par sa sœur et son époux royal comme évêque de Paris de manière plus ou moins simoniaque. Son intervention en faveur de Fulbert est un indice très important du fait que les relations avec l'ancienne comtesse d'Anjou et le clan des Montfort ont joué un rôle décisif dans l'avancement de la carrière de l'oncle d'Héloïse. Les dispositions du droit canonique autorisaient d'ailleurs expressément la nomination de chanoines étrangers à la cathédrale de Paris. [...]

      Le fait que Fulbert n'apparaisse plus qu'une seule fois dans les actes de Notre-Dame après 1124 a permis de conclure qu'il devait être décédé peu après cette année. [...] C'est dans le registre des morts de l'abbaye que l'on trouve la réponse : On y trouve effectivement un Fulbert accompagné d'un certain Herbert, chanoine et prêtre. Il n'a pas été possible de déterminer avec certitude qui était ce Herbert. Cependant, vers 1140, ils apparaissent tous deux côte à côte dans un contrat entre Saint-Victor et le chapitre de Notre-Dame. Comme un autre chanoine du nom de Fulbert n'était pas connu dans les documents de Paris à l'époque, il semble en effet qu'il s'agissait de l'oncle d'Héloïse. Il vivait donc bien au-delà de 80 ans. D'autres indices ont été trouvés à l'appui de cette hypothèse. [...] Fulbert sera mort à peu près en même temps qu'Abélard, vers 1142. Son décès est noté dans l'obituaire de Notre-Dame.

    9. Hersende et Raingarde, la mère de Pierre le Vénérable

      Werner Robl effectue ensuite une relecture de la vie d'Héloïse pour en déceler de nouvelles compréhensions, en fonction des relations qu'Hersende de Champigné avait entretenues. Outre la bienveillance du comte Thibaut de Champagne (on y reviendra plus loin au chapitre 12), pour des raisons que je trouve lointaines, et la défense de Robert d'Arbrissel par Abélard, il apporte une pertinente origine au solide soutien que Pierre le Vénérable (aussi plus loin au chapitre 12), très haute autorité religieuse, apporta à Héloïse : il avait pour mère Raingarde de Sémur, qui connaissait très bien Robert d'Arbrissel et Hersende de Champigné.


      Pierre le Vénérable et ses moines. Miniature du XIIIème siècle, (lien).
      Consécration de la nouvelle abbatiale de Cluny en 1095 par le pape Urbain II (BNF, ms lat. 17716, f°91) (lien)
      Portrait possible de Pierre le Vénérable (manuscrit 17716 BNF, f. 23) (lien).

      Comme en témoigne sa correspondance avec Héloïse, l'abbé Pierre le Vénérable de Cluny disposait dès sa jeunesse d'une excellente connaissance détaillée du parcours d'Hélène à Argenteuil et à Paris. Pourtant, jusqu'à son élection comme abbé de Cluny en 1122, Pierre de Montboissier - il ne recevra le surnom de Venerabilis que plus tard - n'avait séjourné que loin du domaine de la couronne : dans sa région natale de Sauxillanges dans les Cévennes, puis en milieu monastique à Cluny et Vézelay en Bourgogne et à Domène dans les Alpes occidentales. Dans ses jeunes années, il avait donc suivi sur de grandes distances le parcours d'une jeune fille bien connue près de Paris. Près d'un quart de siècle plus tard, il se souvenait encore d'elle lorsqu'il écrivait : "Je n'avais pas encore complètement franchi le cap de l'âge adulte, je ne m'étais pas encore précipité vers l'adolescence, lorsque ta réputation ne m'avait certes pas encore fait comprendre la notion de ta vie.

      Il ne cachait pas son affection personnelle pour Héloïse : "Car en effet, ce n'est pas seulement maintenant que je commence à t'aimer, toi que j'aime - autant que je m'en souvienne - depuis un certain temps déjà". Et : "Bien avant de te voir [...] je te gardais déjà dans le coin le plus intime de mon cœur une place d'amour vrai et non feint". L'abbé semblait même avoir réfléchi aux circonstances de la naissance d'Héloïse lorsqu'il récitait l'épître aux Galates  : "De même qu'il lui a plu de t'appeler par sa grâce du sein de ta mère, de même tu as tourné tes études et ton apprentissage vers bien mieux". Héloïse avait en effet été enlevée au sein de sa mère ! Bien sûr, l'abbé de Cluny a pu apprendre des choses sur Héloïse par les clunisiens de Saint-Martin-des-Champs, près de Paris. Mais cela expliquait-il à quel point il l'avait prise en affection ? L'attention inhabituellement affectueuse de l'abbé pour Heloïse plaide en faveur d'un tout autre fait : Pierre de Montboissier semble avoir disposé d'informations très personnelles, voire intimes, et ce dès sa prime jeunesse. Ce phénomène tout à fait incroyable n'a pas encore pu être expliqué de manière plausible. Dans ce contexte, l'information suivante agit comme une étincelle :

      La mère de Pierre, Raingarde de Sémur mariée Montboissier, entretenait des contacts personnels avec Robert d'Arbrissel et probablement aussi avec Hersende de Champigné. Pendant un certain temps, elle voulut même entrer à Fontevraud. Pierre le Vénérable écrivit à l'occasion de la mort de sa mère, qu'il aima beaucoup toute sa vie : "Enfin, le célèbre Robert d'Arbrissel vint la voir et séjourna quelque temps chez elle. Elle le pressa alors de la faire religieuse, même à l'insu de son mari, afin qu'elle pût, après sa mort ou avec sa permission, passer à Fontevraud" [...]. Robert a dû déconseiller une séparation prématurée, car Raingarde est restée dans les Cévennes. Après la mort de son mari, elle n'entra pas non plus à Fontevraud en 1117, puisque Robert d'Arbrissel et Hersende étaient déjà décédés.

      Raingarde choisit plutôt comme dernier lieu de séjour la ville clunisienne de Marcigny, sur les bords de la Loire, sur les conseils de son fils qui était entre-temps devenu prieur de l'ordre. Elle y passa près de vingt ans et y mena une vie sainte avant de s'éteindre en 1135, à l'époque du Concile de Pise.

      Si Raingarde avait donc des contacts personnels avec Robert d'Arbrissel, elle a pu être parfaitement informée par ce dernier lors d'une conversation confidentielle au sujet d'Hersende et de sa fille nommée Heloïse. Il est plus probable qu'Hersende elle-même ait été l'informatrice. Il importe peu qu'elle ait accompagné personnellement Robert lors de son voyage pastoral vers le sud, que J. de La Mainferme date avec des arguments incertains de l'année 1114. Car Raingarde avait auparavant visité de nombreux couvents de France, dont certainement Fontevraud. Sinon, pourquoi aurait-elle voulu y entrer ? Lors d'une visite à Fontevraud, elle a dû rencontrer personnellement Hersende de Champigné. Pierre le Vénérable suivit plus tard de loin le parcours d'Héloïse et apprit sa liaison avec Abélard et sa conversion. Après la mort d'Abélard, Pierre Vénérable avoua qu'il avait souhaité qu'Héloïse rejoigne le couvent de Marcigny. Il aurait probablement été heureux de la présenter à sa mère ou de la savoir sous sa protection. [...]

      Si l'on admet qu'il existait des liens personnels étroits, voire une véritable amitié, entre Raingarde de Sémur - Montboissier, Robert d'Arbrissel et Hersende de Champigné, on comprend mieux l'engagement désintéressé de l'abbé en faveur de Pierre Abélard. Il l'a fait - en dépit de plusieurs raisons politiques - aussi pour le bien d'Héloïse ! Il est possible que celle-ci ait utilisé activement les contacts antérieurs de leurs deux mères et demandé de l'aide pour Pierre Abélard !


      Raingarde de Sémur avec son fils le futur Pierre le Vénérable (Pierre Charles Comte, lien). Elle le confie au
      prieur de Sauxillanges (vitrail de son église, lien). Peinture d'auteur anonyme (lien). + gravures : 1 (lien) 2.
      De plus, Hersende a une belle-soeur, Eremburge de Sablé, cousine germaine de la mère de Raingarde (lien).

    10. De Fontevraud au Paraclet, de Robert d'Arbrissel à Abélard
      Au point où nous en sommes, la prieure puis abbesse du Paraclet se révélant être la fille de la prieure presqu'abbesse de Fontevraud, il devient naturel de comparer les deux abbayes de Fontevraud et du Paraclet, au-delà du fait déjà très singulier que ce sont des abbayes pour femmes dirigées par une femme. Voici l'essentiel de ce qu'en dit Werner Robl.

      Presque aucun auteur n'avait jusqu'à présent remarqué les similitudes dans la structure des couvents, à quelques exceptions notables près. Si l'on analyse les écrits du Paraclet d'Abélard, en particulier les lettres 7 et 8 de la correspondance, et les activités bien connues d'Héloïse, il est aisé de constater que le couple s'était en effet activement penché sur le concept fondateur de Fontevraud et avait tenu compte de ses avantages pour formuler son propre règlement. Le motif de base de leur action, la réforme d'une structure d'ordre dépassée, était similaire, ce qui n'est d'ailleurs pas une découverte totalement nouvelle. Déjà en 1616, les auteurs de l'Histoire littéraire de la France écrivaient : "Abélard avec le comble à leur satisfaction en leur envoyant peu après la règle qu'ils lui avaient demandée. Celle de saint Benoît et les Constitutions de Fontevraud font la base de cet écrit où il y a quantité d'excellentes choses avec quelques singularités". Et voici quels étaient les objectifs communs : L'imitation vécue du Christ, une théologie qui réconcilie Dieu avec les hommes, la pratique de la pauvreté, de l'humilité et de l'amour du prochain comme vertus de base du monachisme, mais aussi l'attention particulière et miséricordieuse envers les "péniblement chargés" et, enfin, la prise en compte particulière des intérêts du sexe féminin.

      Pour ce dernier, il fallait une certaine indépendance, que les deux directrices de l'ordre - Héloïse et Hersende - ont obtenue de leur vivant pour leur couvent respectif grâce à leur talent de négociatrices : les papes ont très tôt accordé l'exemption à leurs couvents. Les deux monastères s'efforcèrent d'éviter la décadence des autres couvents de femmes de l'époque.

      Mais ce qui distinguait fondamentalement l'organisation du Paraclet de celle de Fontevraud, c'étaient les mesures préventives prises par Héloïse et Abélard pour éviter l'évolution défavorable qu'avait connue Fontevraud après 1116, c'est-à-dire après la mort des fondateurs. Ainsi, dans son projet théorique de l'ordre, Abélard évita délibérément la sécularisation du couvent, qui résultait d'un effectif trop important. Héloïse mit cela en pratique dans sa gestion de l'ordre : En fondant très tôt de petits prieurés sans exception, Héloïse garda le monastère mère délibérément petit et gérable. De cette manière, on pouvait aussi écarter d'autres dangers, par exemple la menace d'une infiltration par la noblesse, tant redoutée par Abélard. De plus, dans sa conception du monastère, Abélard prit ses distances avec le modèle d'un double couvent sous la direction d'une jeune abbesse. Il avait certainement en tête la dégradation des moeurs qui s'était produite sous Pétronille de Chemillé à Fontevraud. [...]

      Outre la comparaison du mode de gestion de ces deux abbayes, la pensée de leurs créateurs, d'Arbrissel et Abélard, présente des analogies. Roscelin de Compiègne, ancien professeur de l'étudiant Abélard, à Loches et à Tours, s'en est pris à Robert d'Arbrissel. Au-delà du fond de la controverse, cela a dégénéré, Abélard et Roscelin allant même jusqu'à s'insulter (voir plus loin au chapitre 12). Dans un article de 2009, l'historien Constant Mews présente le débat. En voici la chronologie et deux extraits (je souligne une phrase dont on reparlera à la dernière partie de ce chapitre).

      La critique rigoureuse de Robert contre l’hypocrisie religieuse et son insistance à ce qu’Ermengarde ne se trouble pas devant les aspects extérieurs de l’observance religieuse rappellent les commentaires d’Héloïse qui ne se sentait pas concerné par les apparences de la vie religieuse. Dans son argumentation contre le mariage, Héloïse ne souhaite pas se présenter comme une héroïne mondaine, mais comme une amoureuse par excellence qui ne se préoccupe pas des apparences. Il n’entre pas dans le cadre de cet article de considérer dans quelle mesure les idées d’Héloïse ont pu être influencées par celles de Baudri de Bourgeuil dont les sermons n’ont malheureusement pas survécu. Héloïse bien plus imprégnée de lettres classiques que la première magistra de Fontevraud, appartenait à une génération différente de celle d’Hersende de Fontevraud. Celle-ci, par son éducation, était portée à encourager un zèle ascétique similaire à celui prôné par Robert. Héloïse a pu cependant prendre plaisir à la manière dont Baudri raconte comment Robert a maintenu une grande intimité avec Hersende, aussi bien à la manière dont André raconte que Robert voulait se faire enterrer près d’Hersende. [...]
      • 1115 25 déc. — Robert célèbre Noël à Hautes-Bruyères.
      • 1116 25 fév. — Mort de Robert d’Arbrissel ; mort de Bertrade (fin 1115/1116).
      • Fin 1115/1116 — Mort de Bertrade à Hautes-Bruyères (fin 1115 ou 1116).
      • 1116-1119 — Baudri de Dol [ou de Bourgueil (1045-1130), ami de Robert d'arbrissel] puis André écrivent les deux vies de Robert, en créant le libellus (version longue) le 1 sept. 1119.
      • 1115-début 1117 — relation d’Abélard avec Héloïse qui donne naissance à Astralabe en Bretagne (en passant par Fontevraud ?).
      • Mars-mai 1117 — castration d’Abélard ; Fulbert part en exil pour au moins un an (en se rendant à Saint-Évroult, Normandie) ; Héloïse devient moniale à Argenteuil ; Abélard devient moine à Saint-Denis, puis se rend dans une dépendance de l’abbaye.
      • 1117-1119 — Abélard complète sa Dialectica et commence à travailler à ses gloses sur Porphyre et les Catégories d’Aristote.
      • [1117/1118] — [Roscelin écrit le Contra Robertum sous forme d’une lettre (adressée au pape?)].
      • 1119 — [Abélard répond aux chanoines de Saint-Martin de Tours sur Roscelin] ; Roscelin répond avec l’Epist. ad Abaelardum.
      • 1119 31 août-1 Sept. — Calixte II se rend à Fontevraud et y consulte le libellus (version longue ou courte ?).
      • 1119 15 sept. — Calixte II renouvelle son soutien à Fontevraud, en donnant raison à l’abbaye pour la possession de Hautes-Bruyères.
      • 1119 5-18 oct. — Louis VI revient, en faveur de Saint-Martin de Tours, sur la décision pontificale concernant Hautes-Bruyères.
      • 1119 30 oct. — Calixte II revient sur sa décision du 15 septembre et confirme la sentence de Louis VI.
      • 1119-c. 1124 — Abélard consulte le libellus dans sa version longue (selon l’état conservé dans le manuscrit de Saint-Denis et résumé en 1635). Révision du libellus de Robert d’Arbrissel pour répondre à la controverse sur sa réputation, en usage à Fontevraud (ou révision, version courte complétée en sept./oct. 1119 ?).
      • 1120 — Abélard compose sa Theologia Summi boni, contre les erreurs théologiques de Roscelin.
      • 1120-21 — [Roscelin, ayant vu le traité d’Abélard, incite l’évêque de Paris à le faire accuser d’hérésie] ; Abélard écrit à l’évêque de Paris pour réfuter les propos de Roscelin.
      • 1121 (mars/avril) — Abélard est accusé d’hérésie au concile de Soissons.
      • 1122 — Abélard quitte Saint-Denis, tout d’abord grâce à l’aide de Burchard, évêque de Meaux, puis grâce à celle d’Étienne de Garlande.
      • 1124 — Burchard de Meaux fonde Fontaines, prieuré de Fontevraud où Boudet traduira le libellus de Robert (dans sa version longue) en 1510.
      {...] Robert d’Arbrissel, Roscelin de Compiègne et Pierre Abélard avaient chacun leur propre vision de la manière dont ils entendaient que l’Eglise fût réformée et purifiée de la corruption. Robert était un prédicateur de premier plan : sa critique de l’hypocrisie extérieure fascinait beaucoup de gens dans la société angevine à la fin du XIème siècle, en particulier Hersende, première prieure et magistra de Fontevraud. Cependant Robert provoquait aussi de l’inimitié, non seulement de la part de Marbode de Rennes, mais aussi de Roscelin, qui avait trouvé refuge à Loches en 1093/94 auprès de Foulque IV d’Anjou, précisément au moment où le jeune Abélard commençait ses études dans la vallée de la Loire. Tandis que Roscelin se rangeait du côté de Marbode pour voir dans Robert un dangereux critique de l’autorité cléricale, Abélard était fasciné par la remise en cause que faisait Robert de l’hypocrisie dans la vie religieuse, jugements qu’il appliqua à Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon. Bien que Robert n’ait pas été un dialecticien, sa critique des apparences poussa Abélard à mettre en question l’autorité de ses maîtres et peut-être même à réfléchir à l’importance de l’intention derrière l’usage des mots.

      Robert d'Arbrissel vu par Vincent Sorel (dessin) et Florian Mazel (texte), "Histoire dessinée de la France" tome 6, 2019.

    11. Perspectives et résumé

      Werner Robl termine par un résumé, donc des redites, en y ajoutant quelques perspectives. En voici le contenu in extenso.

      Après ce tour d'horizon généalogique des XIème et XIIème siècle, le lecteur pourra finalement répondre lui-même à la question : Héloïse était-elle la fille d'Hersende de Champigné ? Notre propre conclusion est aussi modérée que possible : c'est possible et même probable, car de nombreux indices plaident en faveur de cette relation familiale. Une preuve au sens scientifique du terme ne peut toutefois pas être apportée et ne devrait donc pas être attendue. Néanmoins, l'hypothèse a permis de donner une explication plausible à de nombreux détails biographiques qui, jusqu'à présent, ne pouvaient être évalués et classés. D'ailleurs, aucun contre-argument frappant ou motif d'exclusion contraignant n'a été trouvé. Indépendamment de la relation mère-fille postulée, une chose est sûre : les biographies d'Héloïse et d'Abélard doivent être révisées ou élargies sur de nombreux points. Et même le plus sceptique admettra que seule la "redécouverte" de la fondatrice de Fontevraud, une femme il est vrai, passée inaperçue jusqu'à présent, a justifié les recherches.

      En conclusion, le tableau général est le suivant : Héloïse est probablement née dans le nord de l'Anjou dans les dernières années du XIème siècle, à peu près au moment où la première croisade était publiquement déclarée en France. Tout porte à croire que sa mère était la noble dame Hersende de Champigné, veuve du seigneur de Montsoreau, originaire de Durtal sur le Loir. La maison angevine de Champigné entretenait des liens de parenté sur plusieurs générations, par exemple avec la famille Montmorency au nord de Paris et avec la maison comtale de Champagne. Hersende connaissait personnellement de nombreuses personnalités de l'histoire contemporaine, entre autres Bertrade de Montfort, les comtes d'Anjou, les ducs de Bretagne ou l'abbé Pierre le Vénérable de Cluny et sa mère Raingarde.

      Vers 1095 ou un peu plus tard, Hersende de Champigné rompit radicalement avec le système féodal et rejoignit les "Pauperes Christi" vagabondes sous la conduite du prédicateur itinérant Robert d'Arbrissel. C'est durant cette période troublée qu'Héloïse conçut et accoucha. On ne sait rien de plus sur les circonstances de la grossesse et de l'accouchement, ni sur le père de la jeune fille. Héloïse n'était pas nécessairement d'origine illégitime, mais sa naissance fut soumise à des conditions particulières, inhabituelles pour un rejeton de la noblesse. Hersende de Champigné et Robert d'Arbrissel ont conçu un modèle innovant d'assistance sociale pour atténuer les tensions sociales provoquées par les déplacements de population de la croisade et les faiblesses du système féodal et ecclésiastique. Ils se sont concentrés sur les femmes dans le besoin et persécutées dans le pays, mais aussi sur les pauvres et les malades des deux sexes.

      Pour mettre en œuvre leurs idées, elles fondèrent au tournant du siècle le couvent mixte de Fontevraud, qui comprenait entre autres le plus grand couvent de femmes de l'histoire française. Hersende de Champigné a joué un rôle déterminant dans cet exploit : c'est elle qui a fait les donations de terrain nécessaires ; en tant que supérieure des moniales de choeur, elle a dirigé les travaux d'aménagement et de construction et a dirigé l'ensemble du couvent jusqu'à sa mort.

      Une décennie et demie avant la mort de sa mère, Héloïse avait déjà dû quitter son pays d'origine en raison des conditions de vie de ses parents - comme nouveau-né ou enfant en bas âge. Elle partageait ainsi le destin de son oncle Fulbert, qui était probablement le demi-frère d'Hersende. Mal aimé dans sa région d'origine, Durtal, il passa ses jeunes années à l'extérieur, dans des milieux ecclésiastiques ou nobles de la Loire. Il a été élevé dans la région avant de rejoindre la Seine, tout comme sa petite nièce, avant la fin du siècle. Héloïse semble avoir été placée au couvent Sainte-Marie d'Argenteuil par l'intermédiaire de Bertrade de Montfort, et Fulbert a réussi à entrer au chapitre de Notre-Dame de Paris avec l'aide de son frère, l'évêque Guillaume de Montfort. Cela fut rendu possible par un bénéfice nouvellement créé, lié au sous-diaconat à l'église Saint-Christophe, aux portes de Notre-Dame.

      Fulbert était ambitieux, entreprenant et sans scrupules. Il entra à plusieurs reprises en conflit avec la loi et l'ordre, notamment en raison du vol de reliques ou de l'agression d'Abélard. Mais ces affaires n'ont pas eu d'incidence majeure sur sa carrière ecclésiastique. Jusqu'en 1124, il fut l'un des onze sous-diacres de la cathédrale de Paris et mena encore d'importantes négociations vers la fin de sa carrière. Sa maison et la chaire de dialectique d'Abélard ne se trouvaient pas dans la cathédrale de Notre-Dame, mais près de l'église Saint-Christophe, dans le quartier animé du centre de Paris, entre le Petit-Pont et la cathédrale. Il est probable que Fulbert ait vécu jusqu'à un âge avancé et qu'il ait terminé ses jours dans le couvent régulier Saint-Victor.

      Héloïse ne semble pas s'être totalement détournée de Fulbert dans la suite de sa vie. Elle a commenté sa mort dans le Livre des Morts du Paraclet et s'est éventuellement rendue à son dernier domicile pour négocier des dates de commémoration pour le défunt Abélard et les morts du Paraclet. Le reste de la vie d'Héloïse, son histoire d'amour avec Abélard et sa carrière de religieuse, est bien connu.

      L'idée de base du couvent du Paraclet, fondé par les deux époux, présentait des parallèles avec Fontevraud, mais dans sa conception ultérieure, il s'est avéré être une variante améliorée de celui-ci. On peut supposer qu'Heloïse était au courant de l'existence de sa mère. Il est peu probable qu'elles se soient connues personnellement plus tard dans leur vie, car Hersende est morte prématurément, vers 1114. Il faut néanmoins croire que la mère et la fille s'appréciaient, voire s'aimaient, malgré la distance géographique.

      Les deux parcours de vie présentent de nombreux parallèles. Hersende et Heloïse étaient des enfants de leur époque et n'étaient donc ni des protagonistes d'un mouvement féministe ni des champions de l'amour libre. Pour elles, Dieu était une réalité - dans une immédiateté difficilement imaginable aujourd'hui. Sans perdre de vue les normes et les conventions de l'époque, elles ont toutes deux orienté leur vie et leur oeuvre vers l'avenir, ils ont conçu la foi chrétienne, à l'encontre de l'esprit du temps, comme une base de vie compréhensible à partir de l'homme et créée pour l'homme, elles ont eu la force et le courage de se lancer. Ainsi, malgré leur relation mère-enfant qui n'a probablement pas trouvé d'accomplissement, elles se sont montrées porteuses d'un destin commun et proches dans leurs idées. Les idéaux pour lesquels elles ont vécu et sont mortes sont ce qui est indestructible et durable et qui rayonne jusqu'à notre époque.

    12. Robert d'Arbrissel pourrait-il être le père d'Héloïse ?

      La mort de Robert d'Arbrissel et son tombeau (disparu) (lien). Il est rare qu'une congrégation religieuse se retienne d'honorer celui qui fut son fondateur. C'est pourtant ce que fit l'ordre de Fontevraud avec Robert d'Arbrissel. Sa mémoire fut maintenue dans un oubli intentionnel jusqu'en 1655, où les restes de Robert furent placés dans un superbe tombeau de marbre (lien).

      La retranscription que je viens de présenter du document de Werner Robl a fortifié l'intime conviction que j'avais déjà qu'Hersende est la mère d'Héloïse. J'ai été surpris d'apprendre qu'Hersende avait une telle envergure. C'est à un tel point que je me demande, désormais, si tous les soutiens dont a bénéficié Héloïse, de son placement, enfant, à Argenteuil - merci Bertrade amie d'Hersende- au soutien, en ses vieux jours, de Pierre le Vénérable - merci Raingarde amie d'Hersende - en passant par les Montmorency (et donc les Garlande) et les comtes de Champagne, ne provenaient pas tous de sa mère. Son père pourrait n'y être pour rien !...

      Cela fragilise donc l'hypothèse que j'ai primitivement retenue, que Gilbert de Garlande serait son père biologique, caché et pourvoyeur d'un soutien bienveillant. L'avis de Werner Robl sur ce père est bien sûr précieux. J'ai sauté, pour la bonne bouche du présent final, son chapitre "Réflexions sur la paternité". Le voici.

      Si l'hypothèse mère-enfant était correcte, il fallait aussi apporter des arguments plausibles pour la paternité et le transfert d'Héloïse à Argenteuil. Mais malheureusement, on n'a pas trouvé la moindre trace du père d'Heloïse ; il est resté absolument inconnu. Sur la base de la chronologie, on peut au moins dire que le mari d'Hersende, Guillaume de Montsoreau, n'a pas pu être le père d'Héloïse. Il était mort avant 1087.

      Si l'on tient compte du fait qu'Heloïse n'a pas grandi dans un manoir, mais qu'elle a été transférée dans un lointain couvent de Françaises, à Argenteuil, on peut au moins en déduire des relations de principe entre père et fille, dont la discussion complète nous mènerait trop loin ici. Les deux positions diamétralement opposées suivantes sont envisageables  
      • Le père d'Hélisa était l'un des "Pauperes Christi". Si Hersende était déjà convertie au moment de la naissance, Héloïse aurait été d'ascendance illégitime et son maintien auprès de sa mère aurait été impossible. Dans ce cas, les moyens d'Hersende auraient dû être suffisants pour lui procurer une nourrice de substitution pendant la période d'allaitement et la confier ensuite à un couvent approprié pour y être soignée et élevée. En effet, ses relations sexuelles avec des femmes avaient provoqué un scandale public, comme en témoigne la réprimande de Marbode de Rennes, une connaissance personnelle de l'époque d'Angers. Robert devait exercer une certaine attirance sur Hersende, sinon elle n'aurait pas cherché à le rejoindre ; de son côté, Robert avait choisi Hersende parmi des centaines de femmes comme sa confidente la plus proche.
      • En revanche, si le père d'Héloïse était un homme de la noblesse, il devait être un homme très puissant. Dans ce cas, la conception avait probablement eu lieu avant la conversion d'Hersende et avant son séjour dans les bois de Craon. Le père aurait eu droit à l'enfant bâtard, pour l'élever sur ses terres, prédestiné à un mariage ultérieur pour des raisons dynastiques. Hersende a peut-être voulu faire échouer cette "carrière" de sa fille en rejoignant, peut-être déjà enceinte, la communauté de Robert d'Arbrissel. Dans ce cas, elle aurait partagé le sort d'une grossesse non désirée avec des centaines d'autres femmes qui avaient rejoint Robert d'Arbrissel. [...exemple...] Si donc Hersende de Champagne a donné un nouveau-né - issu de la relation postulée avec un noble - hors de l'Anjou dans le domaine de la couronne, et si elle s'est elle-même soustraite à un nouveau mariage en rejoignant les Pauperes Christi, c'est sans doute parce que le père d'Heloïse était un homme puissant aux compétences étendues. Il n'est même pas exclu qu'il s'agisse personnellement du comte d'Anjou Foulques IV, vieillissant, précédemment marié cinq fois et réputé lubrique. [...]

      Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'un exposé de la vérité historique, mais de spéculations. Mais de telles réflexions sont justifiées, car elles prouvent que les circonstances de la conception et de la naissance d'Héloïse, si elle était vraiment la fille d'Hersende, devaient être exceptionnelles. La fondation de Fontevraud prend tout son sens dans le contexte d'un rôle maternel non vécu d'Hersende de Champigné, puisque celle-ci, en tant que prieure de Fontevraud, s'était particulièrement occupée de jeunes filles en difficulté et de femmes enceintes !

      Tout cela est très pertinent, mais les candidats à la paternité sont vraiment nombreux... Aux deux catégories de Werner Robl, on pourrait même en ajouter d'autres : un coup d'un soir avec un quasi inconnu, une aventure avec un chevalier qui, brusquement, part en croisade et ne revient pas...


      A gauche, Robert d'Arbrissel dans "Histoire de la Bretagne" Tome 2, textes Reynald Secher, dessins René Le Honzec, 1992. Derrière lui, est-ce Hersende ? Le même ouvrage présente Marbode, tribun et poète. A droite son portrait en miniature (lien). Il avait été sacré évêque de Rennes en mars 1096 lors du passage du pape Urbain II à Tours.

      L'hypothèse la plus simple reste pourtant celle de Robert d'Arbrissel, tant il a été proche d'Hersende. On a même vu précédemment (la phrase soulignée de la partie 10) que "Robert a maintenu une grande intimité avec Hersende" et qu'il "voulait se faire enterrer près d’Hersende". Qu'en est-il des "relations sexuelles avec des femmes" qu'aurait entretenu Robert, selon les propos de Marbode, évêque de Rennes ? Voici exactement ce qu'il en dit, avec les commentaires de Guy Devailly (pdf : "Un évêque et un prédicateur errant du XIIème siècle, Marbode de Rennes et Robert d'Arbrissel", 8 pages, mémoire de 1980, lien) :

      Le premier reproche adressé à Robert et aux disciples qui le suivent dans ses pérégrinations est la promiscuité dans laquelle ils vivent : "On dit que tu aimes trop vivre au milieu des femmes (tu as péché autrefois sur ce point). On dit qu'hommes et femmes passent la nuit dans des dortoirs communs, que tu couches entre tes disciples et les femmes dictant aux uns et aux autres des régles de veille et de sommmeil... De nombreuses femmes, dit-on, te suivent dans tes pérégrinatious et assistent à tes sermons. Ces femmes, tu les répartis dans les auberges et en diflérents lieux, et les charge de soigner pauvres et pélerins. Qu’il y ait là grand danger, les vagissements des nouveaux-nés le prouvent sutfisamment... Sur ce point, ajoute Mariode, de nombreuses personnes, tant laics que clercs, t'accusent d’autant plus facilement que, sur cette réquentation, les lois divines et les lois humaines sont trés claires."
      Marbode ne reprend pas à son compte toutes les rumeurs qui courent sur Robert, il ne l’accuse pas d‘avoir manqué personnellement à la chasteté, mais de se mettre dans une situation où il est diflicile de résister longtemps aux tentations.

      Guy Devailly et l'historien médiéviste Jacques Dalarun, dans un article de 1984 "Robert d'Arbrissel et les femmes", estiment que Marbrode exagère les tentations charnelles des femmes, laissant entendre que, sans exclure des exceptions, Robert d'Arbrissel a su rester chaste dans sa mission. Comme l'ont été Héloïse et Abélard dans la seconde partie de leur vie... Mais, de même qu'il y eut pour Héloïse et Abélard un "avant" et un "après", Hersende et Robert ont-ils eu un "avant", discret, qu'un évènement, peut-être une simple résolution commune à la naissance d'Héloïse, aurait fait basculer dans "l'après" ?

      Tout cela a fait chanceler l'hypothèse Gilbert de Garlande que j'avais acceptée pour le père d'Héloïse. Il ne restait que quelques indices. Certes, et ce sera confirmé au chapitre suivant, Hersende descend des Montmorency par une arrière grand-mère, Eremburge de Montmorency (mariée vers 995), mais ce lien est tellement lointain qu'il est difficile de croire qu'il ait pu être activé par Hersende. Je ne vois pas un fils de cousin issu de germain d'Hersende, ayant vécu très loin d'elle, soutenir à ce point sa fille. A moins, comme on l'a vu pour le prénom Héloïse, qu'il y ait eu un ou deux rélais dans les générations intermédiaires. Il reste aussi le prénom Héloïse qu'aurait pu avoir une fille de Gilbert, mais ne tenant, si j'ai bien compris, que par un document. Quant à la possible petite-fille de Gilbert nommée Helvis, elle est née à une époque où, à cause de la popularité d'Héloïse d'Argenteuil, ce prénom était davantage utilisé. Mon intime conviction de la paternité de Gilbert s'est donc effritée au fur et à mesure que je découvrais l'importance et l'aura d'Hersende. J'abandonne donc cette hypothèse, sans en accepter une autre.

      Toutefois, l'hypothèse Robert d'Arbrissel père d'Héloïse a pris une forte importance. Elle est marquante et attirante : elle renforcerait de façon extraordinaire le parallélisme entre la mère et la fille... En ce cas la mère aurait mieux réussi que la fille, ce qui, paradoxalement, l'a jeté dans l'obscurité quand sa fille s'illuminait pour les siècles à venir... par la magie de l'écrit...


      Pourrait-on considérer que Robert tient Hersende dans ses bras ?



      Werner Robl oriente le lecteur vers un autre père possible pour Héloïse, Foulques IV d'Anjou (1043-1109), dit "le Réchin" ou "le Querelleur", le premier mari de Bertrade de Montfort :

      L'hypothèse Foulques IV d'Anjou

      Si Hersende de Champigné a donné un nouveau-né - issu de la relation postulée avec un noble hors de l'Anjou dans le domaine de la couronne, et si elle s'est elle-même soustraite à un nouveau mariage en rejoignant les "Pauperes Christi", c'est sans doute parce que le père d'Héloïse était un homme puissant aux compétences étendues.

      Il n'est même pas exclu qu'il s'agisse personnellement du comte d'Anjou Fulko IV, vieillissant, précédemment marié cinq fois et réputé lubrique. Ses fréquents changements d'épouse sont attestés. Durant ces années, il a justement fait le deuil de son dernier mariage avec Bertrade de Montfort.

      Il ne s'agit pas d'un simple coup d'épée dans l'eau, mais d'un coup de poignard dans le dos de la reine, qui lui a donné sa carte d'identité et qui, après une fuite rocambolesque, s'est liée avec le roi Philippe Ier de France. Le grincheux Fulko n'était alors pas en campagne militaire comme les années précédentes, mais passait la plupart de son temps inactif dans les châteaux de ses vassaux. L'un de ses plus proches confidents avait été le défunt mari d'Hersende, Guillaume de Montsoreau. Ce n'est pas aussi absurde que cela puisse paraître au premier abord : il a pu s'en prendre à la jeune veuve Hersende lors d'une visite à son fils et successeur, ce qui a pu la pousser à s'échapper de la prison féodale.

      Personnellement, je ne crois pas à cette hypothèse pour plusieurs raisons. D'abord en 1092, date de naissance supposée d'Héloïse, Foulques IV n'a pas encore 40 ans et n'est que légèrement "vieillissant". Ensuite Hersende est une femme forte qui ne coucherait avec le mari de sa grande amie Bertrade. Surtout, plus tard, Astralabe, le fils d'Héloïse s'est énergiquement engagé contre la maison d'Anjou (sous-chapitre 12-11), qui serait alors celle de son grand-père maternel. Héloïse l'en aurait probablement dissuadé. Sauf si elle gardait une forte rancoeur, indécelable par ailleurs ...

    13. Les deux maris et les deux enfants d'Hersende

      [D'après sa page Wikipédia et le document de Werner Robl] Hersende de Champigné, devenue dame de Montsoreau, serait née un peu après 1060 à Durtal. Elle perd ses parents prématurément, et doit prendre soin de ses frères cadets. En 1080, elle se marie avec un certain Foulques, dont on ne sait presque rien et avec qui elle n'eut pas d'enfant (sauf éventuel décès en bas âge). En 1086, elle épouse Guillaume II de Montsoreau (décédé avant 1087) en secondes noces. Celui-ci est seigneur de la forteresse de Montsoreau, située à seulement quelques kilomètres du futur monastère de Fontevraud et de la collégiale de Candes Saint Martin. Il appartient à la plus haute noblesse angevine. Il a eu sept ou huit enfants d'un premier mariage, dont Gautier III (ou Ier) de Montsoreau qui lui succède à la seigneurie (liste des seigneurs), Aymeri, Joscelin et Agnès cités au nécrologue de Fontevraud, et Guillaume Malatache. En 1096, Gautier part en Palestine pour la première croisade. Il y retourne en 1108 avec son frère Guillaume, tous deux, avec leur frère Gervais, ayant reçu quarante sols des moines de Marmoutiers pour un droit de Tonlieu qui leur est cédé. A la fin de sa vie, vers 1129, Gautier devient moine à Fontevraud. Pour l'anecdote, comme son père, il est mon ancêtre (ascendance) et celui de nombreux autres contemporains...

      Outre Héloïse avec un père inconnu, Hersende de Champigné avait eu auparavant, vers 1087, avec son second époux Guillaume II de Montsoreau, un premier enfant prénommé Etienne. Il fut d'abord chanoine de l'église locale Saint-Martin de Candes, puis passa aux chapitres cathédraux d'Angers et de Tours. A Tours, Etienne connut les honneurs sous l'archevêque Hildebert de Lavardin en tant qu'archidiacre. Il décéda en 1130.

      Les cendres d’Hersende de Montsoreau, ici nommée Hersende de Champigné, première Grande Prieure de l'abbaye de Fontevraud, furent déposées dans une chapelle dédiée à Ste Catherine d’Alexandrie sise au milieu du cimetière primitif des religieux de l’abbaye, à proximité de l’église paroissiale que l’abbesse Alix de Bourbon avait fait élever en 1225.



  5. Les parents d'Hersende, leurs descendants et ascendants

    Ce chapitre explore les généalogies descendante et ascendante des parents d'Hersende et ce n'est pas facile, parce cela s'est passé il y a neuf siècles, parce aue le père et la mère ont eu plusieurs conjoints et des enfants avec chacun d'eux, parce que les noms et prénoms sont changeants et parce que les sources peuvent se contredire. Pour ne pas trop s'y perdre et distingier le certain de l'hypothétique, il a été nécessaire de diviser ce chapitre en une dizaine de parties dont le détail est présenté, en début de dossier, dans le sommaire des sous-chapitres..

    1. Héloïse, un prénom familial

      Voici ce que je pense être mon principal apport dans l'étude généalogique d'Héloïse d'Argenteuil. Son prénom, avec ses variantes Hélvise, Helvis, Helvide..., est assez rare pour constituer un marqueur familial à une époque où les prénoms étaient repris de génération en génération, de façon presque continue ou en pointillé. Voici donc ce que je présentais en mai 2015.

      La grand-mère paternelle d'Hersende, Hildeburge du Lude avait deux parents, Isembart Ier de Broyes et Hildeburge de Château du Loir (et de Montevrault). Pour chacun d'eux l'ascendance est discutée. Pour le père cela se révêle important, puisque l'hypothèse que je retiens permettrait d'expliquer pourquoi Héloïse se prénomme Héloïse, donc cela validerait en partie qu'Hersende est bien la mère d'Héloïse. Ce père d'Hildeburge, connu sous le nom d'Isembart du Lude serait aussi Isembart de Broyes et aurait pour soeur Héloïse de Mortagne et pour mère Héloïse de Pithiviers. Plus précisément, on pourrait tracer le tableau suivant qui montre par quatre fois l'attribution du prénom Héloïse :

      • Le haut de ce schéma est inspiré de celui de la page 1000 de la thèse de François Doumerc sur les Rorgonides, avec la différence de considérer qu'Isembart de Broyes est fils d'Héloïse de Pithiviers et non d'une deuxième épouse de Renard (car c'est par lui que la seigneurie de Pithiviers passe de sa mère à son fils Hugues ; aussi, il a une petite-fille prénommée Héloïse).
      • Le lien entre les deux Hildeburge (ou Ildeburge) se fait notamment par leur prénom.
      • Héloïse de Mortagne a aussi une descendante prénommée Héloïse, une arrière arrière petite-fille, donc de la même génération que l'épouse d'Abélard.
      • Elisabeth de Sours, première femme de Hugues "Bardoul" de Broyes, serait fille d'Emmeline de Chartres, arrière arrière grand-mère d'Héloïse (x Pierre Abélard)
      • Dans cette branche familiale, on trouve trois évêques d'Orléans, d'oncles à neveux ; Odalric de Broyes (-1036), Isembart II de Broyes (-1062, fils d'Isembart Ier), Haderic de Broyes (-1067). C'est cohérent avec le destin d'Hersende et Héloïse. Etrangement, par son supposé père [maintenant rejeté], Héloïse aurait un demi-frère (ou cousin germain) Manassès de Garlande qui est évêque d'Orléans (-1185), lequel a un neveu Hugues de Garlande évêque d'Orléans (-1206).

      Héloïse d'Argenteuil par Louis-Marie Lanté, graveur Georges-Jacques Gatine, Paris 1827 (lien)

      Jusqu'ici, aucune des hypothèses sur les parents d'Héloïse n'explique vraiment le choix de son prénom (même la théorie de Brenda Cook, à mon avis). Selon la logique de l'époque, il est à trouver dans les prénoms de ses ascendantes. Même si certains liens présentés ici ne sont pas complètement avérés, voici une traçabilité du prénom Héloïse par l'ascendance d'Hersende. Celle-ci a pu connaître Héloïse de Broyes, cousine germaine de son père.

      En remontant encore, comme Héloïse se disait alors aussi Helvide, et à croire les généalogies habituellement reconnues, Héloïse / Helvide de Bassigny est arrière petite-fille d'Helvide de Senlis. Cette dernière est fille d'Helvide de Frioul (855-895), elle-même arrière petite-fille d'Helvide de Saxe, mariée en 794 avec Welf 1er de Saxe. Ils furent parents de la "pulcherrima" (très belle) impératrice Judith de Bavière (800-843, bru de Charlemagne), ancêtre d'Héloïse. Après la mort de son époux, Helvide de Saxe était devenue abbesse de Chelles. Célébrité, beauté et religion, c'était quatre siècles avant la naissance de la belle et célèbre Héloïse, abbesse du Paraclet !

      Toujours en mai 2015, j'écrivais ensuite :

      Une semaine après avoir terminé cette étude je me suis rendu compte qu'elle avait déjà été effectuée par Werner Robl (celui qui a été le premier à identifier la mère d'Héloïse à Hersende de Champigné) sur cette page du site allemand d'Héloïse et Abélard. Je suis satisfait de constater qu'il y a une grande concordance entre les deux ascendances que nous présentons.

      En octobre 2022, je reprends ce que disait Werner Robl en 2002 :

      On trouve dans cette famille, du côté maternel, une arrière-arrière-grand-mère portant le nom d'Héloïse. C'était un indice de poids en raison de l'extrême rareté de ce nom en Anjou. D'autre part, les noms se répétaient souvent dans la famille d'Hersende, comme par exemple Hubert. Hersende de Champigné aurait-elle choisi pour une de ses filles le nom d'une arrière-arrière-grand-mère ?

      Je ne crois pas directement à l'attribution en 1092 du nom d'une arrière-arrière-grand-mère décédée en 1025. Mais indirectement oui, car l'arbre précédent montre qu'il a pu y avoir deux relais :


      Héloïse d'Argenteuil a pu recevoir le prénom d'Héloïse de Broyes, jeune cousine germaine de sa grand-mère, laquelle a pu avoir le sien de sa jeune grande-tante Héloïse de Mortagne, fille d'Héloïse de Pithiviers et arrière-arrière-grand-mère d'Héloïse d'Argenteuil... Ajoutez qu'il a pu exister dans cet arbre une ou deux autres Héloïse dont nous avons perdu la connaissance... sans oublier des Héloïse décédes en très bas âge, comme il était alors courant.

      Comme en 2015, je remonte le temps : "Héloïse / Helvide de Bassigny est arrière petite-fille d'Helvide de Senlis. Cette dernière est fille d'Helvide de Frioul (855-895), elle-même arrière petite-fille d'Helvide de Saxe, mariée en 794 avec Welf 1er de Saxe. Ils furent parents de la "pulcherrima" (très belle) impératrice Judith de Bavière (800-843, bru de Charlemagne)". Attardons-nous sur ces lointains ancêtres d'Hersende et d'Héloïse, Welf Ier de Saxe (797-843) et son épouse Héloïse "Heilwige (Helvide), d'origine saxonne, fille d'un comte en Thurgau et ultérieurement abbesse de Chelles" (lien). Déjà une abbesse !


      Arbre généalogique de la maison des Welf avec, tout en bas, le plus ancien, Welf Primus (enluminure de l'abbaye de Weingarten, XIIème siècle, lien). A droite, Judith de Bavière, fille de Welf et Helvide, impératrice de l'empire carolingien pour avoir épousé Louis Ier le Pieux, fils de Charlemagne (La Chronique des Guelfes (1190), abbaye de Weingarten, lien).



      Une autre fille de Welf Ier et Héloïse / Helvide de Saxe, Emma de Bavière, épousa Louis II le Germanique, petit-fils de Charlemagne, fils de Louis Ier le pieux et donc beau-fils de Judith... La page Wikipédia sur la "Première maison Welf" remonte encore quelques siècles : "Selon une légende familiale, le pedigree de la dynastie remonte à Edecon (décédé en 469), un prince des Skires à l'époque du roi Attila. Edecon est le père d'Odoacre, le chef "barbare" aux pieds duquel Romulus Augustule, le dernier empereur romain, deposa les ornements impériaux en 476. + extrait d'un ouvrage généalogique de l'abbaye de Cluny avec Edicon / Etichone et Odoacre.

    2. Les enfants d'Hubert III de Champigné, le père d'Hersende

      Le père d'Hersende, et donc très probablement grand-père maternel d'Héloïse, est Hubert III de Champigné, aussi prénommé Payen, aussi nommé de Champagne ou de Champagné. Né en 1016, il était seigneur de Champagne (pays entre Maine et Anjou), de Vihers, de Saint Martin de Parcé, du Bailleul, d'Avoise dans le Maine, de Pescheseul (dans la commune d'Avoise) et donc de Champigné en Anjou. La forteresse de Durtal, en Anjou, lui a été confiée par Geoffroi d'Anjou. D'après sa page Roglo, il serait "mort en 1070 en combattant, comme son père et son grand'père". Sa famille, épouses et enfants, est difficile à déterminer, car nous disposons de sources contradictoires, en particulier celles-là (entre crochets mes estimations) :

      D'après Louis Lucas, Hubert serait décédé en 1107 et aurait eu cinq enfants avec Agnès :
      1. Hubert II [Hubert IV] de Champagne de Clervaux, baron de Mathefelon et de Duretal, sire de Champagne, Vihers, etc., qui épousa Agnès Avitie de Bretagne, fille d'Etienne de Guingamp (Guinguemnippo) [fille d'Etienne de Penthièvre et Havoise de Guingamp] ;
      2. Etienne de Champagne de Clervaux (de Clarovallibus), qui épousa Mathilde, fille d'Archambaud de Sully;
      3. Gervais de Champagne (Gervasius de Campania, frater Stephani), appelé aussi Gervais de Duretal, qui épousa Aremburge de Sablé;
      4. Hersende ou Gersende, qui épousa Guillaume de Montsoreau, fut première prieure de Fontevrault ;
      5. Agnès, femme de Geoffroy de Château-Gontier.
      La Chesnaye-des-Bois, oubliant la première épouse, n'attribue à Hubert III qu'un seul enfant avec Elisabeth de Mathefelon :
      1. Hubert IV du nom, baron de Mathefélon, sire de Champagne, Vihers, Arnay, Clervaux, etc., qui épousa Agnès de Bretagne (ou de Cornouaille).
      Ménage (Histoire de Sablé, p. 224 à 226) croit que Hubert et Agnès eurent cinq enfants :
      1. Hubert IV de Champagne, seigneur de Duretal,
      2. Geoffroy,
      3. Thibaut de Mathefélonn
      4. Hugues de Mathefélon, qui épousa Jeanne de Sablé,
      5. Hersende de Champagne, dite aussi Hersende de la Suse, et Hersende de Mathefélon, qui épousa Guillaume de Montsoreau, et fut première prieure de l'abbaye de Fontevrault.
      Hubert IV, selon lui, étant mort sans postérité, les seigneurs de Champagne et de Mathefélon qui suivent descendent de son frère cadet Geoffroy de Clervaux, qui hérita de sa terre de Duretal..
      D'Hozier pense aussi qu'ils eurent cinq enfants, mais les noms diffèrent :
      1. Hubert II [Hubert IV], seigneur de Duretal, qu'il fait mourir en 1116, sans descendance, et qui avait épousé : 1° Amicie de Mathefélon; 2° Hersende de Château-Gontier,
      2. Geoffroy, seigneur de Clervaux, auquel il donne pour femme Mahaut de Mathefélon, d'où descendent tous les seigneurs de Mathefélon qui suivent.
      3. Gervais, seigneur de Mathefelon,
      4. Hersende, femme de Guillaume, seigneur de Montsoreau,
      5. Agnès, qui fut alliée à Geoffroy de Château-Gontier.
      Le tableau généalogique imprimé des comtes de Champagne (lien), qui fait partie du dossier des comtes de Champagnela-Suse, accorde sept enfants à Hubert et Agnès :
      1. Herbert V, baron de Duretal, mari d'Hersende de Bretagne,
      2. Geoffroy, seigneur de Clervaux, et Saint-Léonard, qui épousa Mathilde N...,1
      3. Gervais de Champagne, qui prit pour femme Arembruge,
      4. Hersende, dame de Courlion, épouse de Guillaume de Montsoreau,
      5. Agnès, femme de Geoffroy de Château-Gontier,
      6. Geoffroy de Clervaux mort sans enfants. Probablement l'époux de Mathilde / Mahaut de Mathefelon,
      7. Hubert de Clervaux, mort sans enfants.
      Le lien précédent (Revue "Le cabinet historique" tomme 11, partie 1, 1865) apporte des correctifs.
      Nous croyons contrairement à ces auteurs qu'ils eurent :
      • Hubert II [Hubert IV] [remplaçant Herbert V] de Champagne de Clervaux de Mathefélon qui suit :
      • Geoffroy de Champagne dit de Clervaux baron de Mathefélon seigneur de Saint Léonard etc devoit vivre dans la seconde moitié du XIème siècle. Suivant Ménage et Pierre Loyer, il hérita de la baronnie de Duretal, son frère Hubert n'ayant point d'enfants. Il est qualifié d"illustre homme par déclarations faites en 1518 et 1540 devant les élus du Mans lorsque tous les nobles du pays furent obligés de faire preuve de leur noblesse par ordre de François Ier.
        Il devoit posséder la seigneurie de Clervaux car dans un grand nombre de chartes il est désigné sous ce nom. D'Hozier prétend qu'il épousa Mahaut ou Mathilde de Mathefelon que d autres nomment Elisabeth de Mathefelon. Cette Elisabeth qui était dame de Duretal eut disent-ils en partage les seigneuries de Parcé, de Beauçay et de Mirebeau qui dépendaient de la baronnie de Mathefelon.
        D'Hozier pense que ce Geoffroy descendait de Eudes II, comte de Champagne et de Blois.


        Lucas dans son manuscrit de 1660 ne parle point de ce Geoffroy ; il donne à Hubert Ier [Hubert III] de Champagne trois garçons et deux filles :
        • Hubert II [Hubert IV] de Champagne
        • Etienne de Champagne de Clervaux nous pensons que cet Etienne qui épousa Mahaut ou Mathilde de Sully fille d Archambaud et de Mathilde de Beauvais pourrait bien être le même seigneur que ce Geoffroy de Champagne de Clervaux .
      D'après sa page Roglo, Hubert III de Champigné, dit "Le posthume" (il est né après la mort de son père), aurait eu pour enfants :
      1. Hubert IV de Champigné marié avec Avicie, d'où un fils Hugues de Champigné, seigneur de Mathefelon, marié avec Elisabeth de Mathefelon, et un autre fils Foulques de Mathefelon.
      2. Hersende

      Il faut trancher parmi ces données contradictoires. Voici les raisonnements que j'ai suivis :
      1. Selon certains, Hubert IV eut des enfants, selon d'autres, il n'en eut pas. Principalement, il se pose la question de savoir si Hugues Ier est fils de Hubert IV ou celui de Geoffroy. Les dates de naissance / mariage / décès des enfants et petits-enfants de Hugues Ier m'incitent à croire que son père est l'aîné, Hubert IV, suivant en cela la généalogie du Cabinet historique (rappel du lien). Un autre indice va en ce sens : Hugues Ier aurait pour frère Haouisi et pour soeur Avoise, dont les prénoms seraient des déformations de celui de leur mère Avicie. Comme indiqué dans Roglo, Elisabeth de Mathefelon serait la première épouse de Hugues Ier.
      2. Il apparaît que Hubert IV a pu épouser Hersende de Château-Gontier (peut-être soeur de Geoffroi de Château-Gontier, époux d'Agnès de Champigné). Mais, étant donné la naissance tardive de ses enfants avec Avicie, ce serait un premier mariage et non le second.
      3. Les autres enfants suivants d'Hubert III et Agnès seraient :
        • Geoffroy de Clervaux serait aussi Etienne de Clervaux, seigneur de Clervaux et de St Léonard, puisque tous deux auraient épousé Mathilde /Mahaut (c'est le même prénom) de Sully.
        • Gervais de Champigné ou de Mathefelon, marié avec Eremburge de Sablé,
        • Thibaut de Champagne, aussi de Mathefelon, apparemment resté célibataire.
        • Agnès de Champigné mariée avec Geoffroi de Château-Gontier.
      4. Et Fulbert dans tout cela ? Rappelons que dans l'obituaire du Paraclet, il est appelé Hubert. Pourrait-il être cet Hubert qui n'eut pas d'enfants et qui aurait donné lieu à des confusions ? La réponse est oui quand on se souvient avoir lu précédemment que Werner Robl considère que Fulbert aurait pour mère une première épouse de Hubert III et serait donc un demi-frère d'Hersende. Il aurait pu naître sous le prénom Hubert, qu'il aurait abandonné pour Fulbert quand il aurait choisi une carrière religieuse et quand serait né son demi-frère Hubert IV. Ensuite, devenu âgé, il pourrait avoir repris son prénom de naissance pour abandonner celui de Fulbert, presque frappé d'infamie. D'ailleurs, la chronologie va en ce sens puisque Hubert III serait né vers 1017 et Hubert IV vers 1060, Hubert III ayant alors 43 ans et ayant pu avoir auparavant un ou plusieurs enfants avec une première épouse, l'aîné Hubert /Fulbert pouvant facilement avoir 15 ans à la naissance d'Hubert IV.

      Remarques :
      1. Mathefelon s'orthographie aujourd'hui Mateflon. C'est un lieu-dit de Seiches-sur-le-Loir en Anjou. Ce titre Mathefelon n'est pas porté de façon continue sur les premières générations, ce qui complique son étude, comme le montre la page Wikipédia sur la famille de Mathefelon, parlant même de "chaos".
      2. Hubert IV de Clervaux, premier baron d'Anjou et du Maine, vivait entre 1060 et 1121. Il hérita de son oncle Thibaut de Clervaux [Thibaut de Champigné] , mort sans enfants. Cet Hubert jouit pendant sa vie d'une grande célébrité, par la piété et par les armes, avec la reconnaissance de son parent le comte Etienne de Blois, après la victoire qu'il remporta sur un roi Sarrazin. Il avait reçu le château de Durtal des mains de Geoffroy Martel, comte d'Anjou Il était baron de Mathefélon, seigneur de Champagne, Vihers, Arnay, Clervaux, Duretal, Avoise, Parcé, Bailleul, Pescheseul, Champigné, Baissé, Saint-Léonard et Ravaudun. Il rendit le nom de Mathefelon tellement illustre que ses descendants se glorifièrent de le porter. Hubert IV mourut entre 1116 (Chronique d'Anjou) et 1121 (Louis Lucas), et fut enseveli dans l'église de Duretal, dépendant de l'abbaye de Saint-Aubin d'Angers.

      Nous en arrivons donc à l'arbre suivant :





    3. Les enfants d'Agnès de Clairvaux, la mère d'Hersende

      Agnès de Clervaux, mère d'Hersende, est plus jeune que son père, Hubert III de Champigné, d'environ treize années. Nous avons vu leurs enfants communs. Après le décès d'Hubert III, Agnès s'est remariée avec Renaud Ier de Maulévrier, à peu près du même âge qu'elle, un peu plus de 35 ans. Il serait fils d'Aimery de Maulévrier et de Mélissende. Maulévrier est une commune du Maine et Loire. Agnès et Renaud Ier eurent au moins un fils, Richard, d'où une importante descendance (j'en suis, lien). On sait seulement qu'Agnès serait décédée avant 1080, à l'âge de 50 ans. On obtient donc l'arbre suivant :



    4. L'ascendance d'Hubert III de Champigné

      Je me base ici sur l'étude que j'ai faite en 2015, sur celle de Thierry et Hélène Bianco (lien), aussi de 2015, sur celle de Werner Robl (dernière page du pdf indiqué en intro) et sur la base Roglo 2022 (lien). J'indiquerai les divergences quand il y en aura. Le père d'Hersende est Hubert III de Champigné, parfois surnommé Payen.Aussi appelé Hubert de Champagne ou de Champagné, il était seigneur de Champigné, de Champagne, de Vihers, de Saint-Martin-de-Parcé, du Bailleul, d'Avoise, de Pescheseul. Il reçut en don le Château de Durtal, de Geoffroi Martel, comte d'Anjou en 1059. Il était aussi appelé "le posthume" car né après le décès de son père en 1016.

      Hubert III avait pour père Hubert II de Champigné, surnommé "Le Rasoir" ("Rasorius"), aussi nommé Hubert II d'Arnay. Il est mort, en même temps que ses deux demi-frères Thibaut et Bernier, le 6 juillet 1016, à la bataille de Pontlevoy, opposant son camp angevin, mené par Foulques Nerra, victorieux, et celui du comte Eudes II de Blois.


      Avec plus de 5.000 morts, la bataille de Pontlevoy, en 1016, fut la plus sanglante du milieu du Moyen-âge.
      A titre de comparaison, il y eut environ 6.000 morts à la bataille d'Azincourt, en 1415.
      A Pontlevoy, l'origine géographique des combattants était beaucoup plus restreinte qu'à Azincourt.
      (Victor de la Fuente est un des plus grande dessinateurs espagnols de BD réaliste)

      Hubert II avait pour père Hubert Ier de Champigné ou d'Arnay, né vers 960/965, décédé avant 1002. Il était seigneur d'Arnay, de Vihiers, de Parcé. D'après le dictionnaire de la noblesse de François de La Chesnaye-Desbois, 1772, tome 4 2ème édition, pages 182 et 183, (lien) :

      Hubert, Sire d'Arnay, aurait pu être un puîné des anciens Comtes du Maine : c'est le sentiment de l'Abbé le Laboureur, en ses Additions aux Mémoires de Caslelnau, Tome II. Cet Hubert vivait vers les années 980 , 985 et 997. Il mourut avant l'an 1002, sous le règne du Roi Robert, fils d'Hugues Capet. Il eut pour femme , Eremburge ou Ermengarde , Dame de Vihers , fille, selon l'auteur ci-dessus cité, ou nièce selon d'autres, d'Albéric , Sire de Montmorency, Connétable de France.

      Elle fut mariée en 997, et eut en dot de Foulques Nerra, Comte d'Anjou , son cousin germain, la Terre de Vihers, située sur les confins d'Anjou et du Maine, appellée la Campagne de Parcé, qui comprend la baronnie de Champagne, avec les sireries de Pescheseul, d'Avoise, su Bailleul et de Saint Martin de Parcé, que les descendans d'Hubert d'Arnay ont toujours possédée jusqu'à Jean, Sire de Champagne, surnommé le Grand Godet, mort le 3 juillet 1576. Ceci est prouvé par un titre de l'Abbaye de Saint- Aubin d'Angers , dont les Moines prétendaient être Seigneurs Suzerains de ces Terres , que le Comte d'Anjou leur avait données en partie, ce qui fut disputé par Hubert , dit Raforius , qui suit, fils du premier Hubert , nommé dans le préfent titre, Arnetto alias Harnotto, et sa femme Eremburge de Vihers , y est qualifiée cousine germaine de Foulques Nerra , Comte d'Anjou. Il paraît par-là que cet Hubert d'Arnay tenait le premier rang parmi la plus haute Noblesse des Provinces d'Anjou et du Maine, puisqu'un Comte Souverain lui donnait sa cousine en mariage.


      Herbert II de Vermandois fut, peut-être, pendu
      sur ordre de Louis IV d'Outremer. Enluminure
      entre 1300 et 1349 (Bibl. mun. Toulouse, lien).
      La source de "l'abbé Le Laboureur" est contestée, si bien que Roglo, Thierry Bianco et Werner Robl n'attribuent pas de parents à Hubert Ier. Personnellement, j'opte pour Hugues II du Maine et Godehilde de Vermandois (prénom incertain, ce pourrait être une de ses soeurs), née vers 932, (fiche Roglo), fille de Herbert II de Vermandois (et non Herbert III comme indiqué souvent sur Généanet), car Hubert m'apparaît être une fusion des prénoms Hugues et Herbert. Il y a là un degré d'incertitude que je traduis par le prénom XXX sur ma base elastoc de Généanet. Hubert Ier serait alors, du côté de sa mère, un arrière-petit-fils du roi des Francs Robert Ier (grand-père de Hugues Capet) et du côté de son père un arrière-petit-fils de Rothilde, fille du roi Charles II le Chauve, lui-même petit-fils de Charlemagne.

      Godehilde de Vermandois avait probablement une nièce, Adèle (ou Adélaïde) de Vermandois, mère du fameux Foulques III Nerra, comte d'Anjou. Ainsi Hubert Ier, époux d'Eremburge de Montmorency, était cousin germain d'Adèle de Vermandois, mère de Foulques Nerra (grands-parents communs : Herbert II de Vermandois et Adèle, fille du roi Robert Ier, arbre). Ainsi le dictionnaire de la Noblesse ne se trompait pas beaucoup en estimant que Eremburge et Foulques étaient cousins germain. Et cela consolide notre hypothèse sur les parents d'Hubert Ier.

      Hugues II et Godehilde étaient aussi les parents de Mélisende du Maine, mariée avec Judicaël de Nantes, ascendants directs de Conan III le Gros de Cornouaille, duc de Bretagne de 1112 à 1148, dans le camp duquel Astralabe s'engagea vigoureusement (partie 10 du chapitre 12) (arbre).

      Hubert II avait pour mère Eremburge de Montmorency, fille d'Aubry ou Albéric de Montmorency, comme l'indique le texte ci-dessus, et comme l'approuvent Werner Robl et Thierry Bianco, Roglo préférant ne pas désigner de mère. Werner Robl donne un crédit très fort à cette ascendance Montmorency :

      Des analogies frappantes avec l'histoire d'Heloïse se retrouvent chez les ancêtres féminins d'Hersende : une arrière-grand-mère paternelle avait été une dame du nom d'Eremburge de Montmorency. Cela correspondait presque exactement au lien de parenté que d'Amboise avait formulé en 1616 pour Heloïse comme étant certain : legitima agnatione. Il n'y avait qu'un décalage d'une génération : Ce n'est pas Héloïse elle-même qui descendait paternellement et légitimement de la famille Montmorency, mais sa mère ! Duchesne n'avait pas fait de recherches approfondies dans cette branche angevine de la famille, comme en témoigne sa généalogie ; il ne pouvait donc pas se prononcer valablement sur les données de son co-éditeur, qui les avait peut-être obtenues par tradition orale.

      Il existe un autre lien potentiel avec les Montmorency : Godehilde de Vermandois avait une soeur Leutgarde, dont une fille, Hildegarde de Blois épousa Bouchard Ier de Montmorency, ou de Bray. Et cette soeur Luitgarde, épousa Thibaut Ier le tricheur, ils sont les grands-parents de Eudes II de Blois, le comte d'Anjou qui perdit la bataille de Pontlevoy.

      Le texte précité du Dictionnaire de la noblesse, désignait aussi bien les parents d'Hubert Ier que son épouse et ses beaux-parents. Accepter ces derniers est cohérent avec l'acceptation des premiers, même si des recoupements amènent davantage de prudence et si le comte du Maine n'est pas précisément cité. Plusieurs sites Généanet désignent Hugues II et Godehilde et il y a Hu(gues-Her)bert... Les liens avec les Montmorency, les comtes d'Anjou, de Blois, de Nantes s'y ajoutent.

      On obtient alors l'arbre d'ascendance suivant pour Hubert II, père d'Hubert III et
      grand-père paternel d'Hersende :

      Ascendance avec deux niveaux supplémentaires sur la base Généanet elastoc.

      Hubert III a pour mère Hildeburge du Lude (sans prénom pour Werner Robl, inconnue pour Roglo). D'après Roglo, un Isembard du Lude aurait épousé vers 990 une Hildeburge de Château-du-Loir et ils auraient eu un fils Raoul du Lude. Il apparaît très probable qu'ils aient eu aussi, comme fille, Hideburge du Lude, qui aurait alors le prénom de sa mère et le nom de son père, la date de mariage, 990, étant cohérente avec la date de naissance de son époux Hubert II de Champigné, vers 997.

      Cette fiche Roglo n'indique pas l'ascendance d"Isambard du Lude, mais partiellement, celle d'Hidelburge de Château du Loir. Son grand-père paternel serait Hamon de Léon, vicomte de Léon, dont le prénom est repris par Hamon de Château-du-Loir, frère d'Hidelburge (et donc grand-oncle d'Hubert III), ayant pour fils Gervais de Château-du-Loir, aussi appelé Gervais de Bellême, évêque du Mans, archevêque de Reims, régent du royaume de France de 1060 à 1066. Thierry Bianco :

      D’après la charte n° LXXXV de cartulaire de Saint Aubin d’Angers qui énumère les divers possesseurs de Champigné sur Sarthe, la femme d'Hubert II Rasorius est la fille d'Isembard du Lude et la petite-fille (ou la nièce) d’Isembard de Bello Videre. La chronique de Parcé qui relate que l'épouse d'Hubert II appartient à la famille des comtes de Champagne est prise en défaut. [...] Selon la chronique de Parcé, la mère d’Hubert III, Hildeburge, est la petite-fille d’une Héloïse. [...]

      Isembard du Lude est né vers 965 et mort en 1028. Il est le frère d’Oldaric /Oury, évêque d’Orléans ( 1022 – 1036) fils de Renard et d’Helvide / Héloïse (G Ménage p 8).

      Ainsi Isembard du Lude serait fils de Renard de Broyes et Helvide / Héloïse de Pithiviers, il serait Isembart de Broyes que Roglo n'a pas su reconnaître comme Isembard du Lude. Cet Isembart, fils de Renard, avant d'épouser Béline de Beaufort, aurait été marié avec Hildeburge de Château-du-Loir, géographiquement proche du Lude, dans la Sarthe. Il aurait alors vécu dans le Maine, loin de son Orléanais natal. Seigneur de Pithiviers, de Broyes et de Beaufort, il aurait été, lors de son premier mariage, seigneur du Lude. On ne saurait en être sûr. La page Wikipédia sur les seigneurs de Broyes présente cet Isembart de Broyes et son père Renard en une configuration un peu différente :

      Renart de Nogent, (ou Renard, Rainard, Renaud de Broyes), (avant 960 - Rome vers 999), seigneur vers 980 de Broyes et d'autres biens champenois. Sa seconde épouse est Héloïse de Pithiviers. [...] Il a de ce second mariage :
      • Oury (ou Odry/Orri/Oldoric/Odalric), évêque d'Orléans de 1022 à 1033, seigneur de Pithiviers,
      • Héloïse, épouse de Geoffroi II de Châteaudun et Ier du Perche, † 1040.
      Sa première épouse est inconnue. Il a de ce premier mariage :
      • Isembart [en note n°9, Wikipédia se demande si sa mère pourrait être Héloïse]


      La ville de Pithiviers avec le donjon d'Héloïse de Pithiviers, sur la droite, donc avant 1837 (lien). La flèche
      de l'église St Salomon et St Grégoire a été reconstruite encore plus haute (80 m) en 1855, visible de très loin.

      Il y a débat sur la mère d'Isembart de Broyes. Il était seigneur de Broyes, de Beaufort et de Pithiviers, comme son père Renard, décédé à Rome peu après 990, lors d'un pélerinage. Sa mère était-elle la première épouse de Renard, de nom inconnu, ou sa deuxième épouse, Héloïse / helvis / Helvide de Pithiviers ? Wikipédia et Roglo penchent pour la première avec cette explication pour Roglo : "Du Chesne donne ses deux fils comme étant issus d'Héloïse mais la vie de saint Grégoire indique qu'Oldoric est fils unique d'Helvise et héritier de la ville de Pithiviers. Ce qui confirme bien les deux mariages du père". Je pense que Du Chesne a raison, d'une part parce qu'Isembart a une petite-fille prénommée Héloïse (de Broyes) et, surtout parce que Isembart a reçu, brièvement, le titre de seigneur de Pithiviers avant de le laisser à son fils Hugues Bardoul. Il n'a pu obtenir ce titre que parce que qu'il était fils d'Héloïse et descendait des anciens seigneurs de Pithiviers. C'est ce que nous raconte l'étude la plus précise sur les seigneurs de Pithiviers, réalisée en 1886 sous le titre "Essai sur les premiers seigneurs de Pithiviers, partie 3" (page 100 et suivantes du fichier-pdf, tome 4 des "Annales de la société historique et archéologique du Gâtinais"). En voici des extraits :

      Odolric n'avait pas attendu les dernières années de sa vie pour disposer en faveur des siens de ce qui lui appartenait en propre. On va voir comment il partagea ses domaines et ses dignités entre ceux de ses neveux qui étaient parvenus à l'âge d'homme, laissant à l'un, Hugue de Mortagne, la seigneurie de Pithiviers, à un autre, Hugues Bardoul, son château de Nogent-le-Roi, au troisième, Isembard, l'évêché d'Orléans; et comment, par la suite, la seigneurie de Pithiviers passa successivement aux mains de chacun d'eux, en l'espace de dix années. [...]
      Hugue de Mortagne devint seigneur de Pithiviers, à la mort de son oncle. Sa domination ne devait y durer que peu de temps, de l'an io35 à l'an 1042. [...] Peu de temps après il mourait lui-même de mort violente, au cours d'une expédition victorieuse, ainsi qu'on le verra au chapitre suivant (1042). Durant sa courte existence il ne paraît pas avoir pris femme et ne laissa pas d'enfants pour recueillir sa succession.
      La seigneurie de Nogent-le-Roi, qui formait avec celle de Pithiviers la plus grosse part de l'héritage territorial d'Odolric, devint, comme on l'a dit, le lot d'un de ses neveux, nommé Hugues Bardoul. Elle avait d'abord été destinée non pas à Hugues Bardoul, mais à son père Isembard, frère de l'évêque d'Orléans. C'est ce qui ressort de la charte de fondation de l'abbaye de Coulombs, en 1028, par laquelle Odolric attribua aux religieux plusieurs villages ayant jusque-là dépendu du château de Nogent; il fit intervenir à l'acte son frère Isembard avec la qualité de successeur désigné de cette seigneurie; et Hugues Bardoul n'est mentionné à la suite que comme fils d'Isembard.

      Nous sommes passé rapidement sur l'identification d'Isembard du Lude avec Isembart de Broyes. Ce n'est qu'une hypothèse privilégiée à cause de la reprise du prénom Héloïse par la fille d'Hersende. Mais on va voir, dans la partie suivante, qu'Héloïse de Pithiviers était si célèbre que son prénom à pu être pris en dehors de sa descendance directe. Après notre hypothèse privilégiée, en voici d'autres. La reprise du prénom Isembart, assez rare dans la haute noblesse locale, ajouté à celle d'Héloïse nous ramènera sur Renard ou un de ses frères, car il semble bien que leur père se prénommait Isembart / Isembert.

      Hypothèse Isembart du Lude est : Héloïse de Pithiviers est alors :
      1 (privilégiée) fils de Renard de Broyes et d'Héloïse de Pithiviers sa mère
      2 fils de Renard de Broyes et de sa première épouse sa belle-mère
      3 neveu de Renard, car fils d'un de ses frères :
      • Isembart, décédé vers 977, mais signalé sans enfant,
      • Sewin /Seguin, archevêque de Sens de 977 à 999 (jeune, il a pu être marié et avoir un enfant),
      • Oldaric, évêque d'Orléans de 1022 à 1036 (jeune, il a pu être marié et avoir un enfant),
      • (frère incertain) Raynard, père de Thierry, évêque d'orléans de 1013 à 1022,
      sa tante
      4 ni fils, ni beau-fils, ni neveu d'Héloïse de Pithiviers, sans qu'un indice ne puisse nous orienter... un petit-neveu ou cousin ou sans lien familial...

      On a repoussé l'hypothèse 2 à cause de la transmission du titre de seigneur de Pithiviers et les quatre cas de l'hypothèse 3 apparaissent fragiles. Il reste l'hypothèse 4, sans indice... C'est la fragilité des hypothèses 2 à 4 qui donne du poids à la première, laquelle garde pour faiblesse un déplacement géographique de Pithiviers dans l'Orléanais au Lude dans le Maine.

      On obtient alors l'arbre d'ascendance suivant pour Hildeburge du Lude, mère d'Hubert III et
      grand-mère paternelle d'Hersende :

      Ascendance avec deux niveaux supplémentaires sur la base Généanet elastoc.

    5. Héloïse de Pithiviers, figure marquante de l'ascendance d'Hersende

      Arrivé à ce stade généalogique, il convient de s'attarder sur la personnalité d'Héloïse de Pithiviers, qui a marqué son époque. Si bien que son prénom Héloïse / Helvide a pu être transmis aussi bien à sa descendance directe féminine qu'à celle de ses éventuelles belles-filles, qu'à celle de ses nièces et même à celle de ses amis et admirateurs. La présentation qui suit est extraite de l'étude de Raphaël Bijard, 2019, et de la page Wikipédia dédiée.

      Elle est soeur de Roger, évêque de Beauvais de 998 à 1016 et de Hugues de Blois, Comte de Dreux, Précepteur puis conseiller et favori du roi Robert II. En accord avec l'étude de Thierry Bianco, celle de Raphaël Bijard, en demi-accord avec la base Roglo et en désaccord avec Wikipédia (version 2022...) qui la considère comme nièce d'Eudes Ier de Blois, elle serait fille de Hugues IV de Laon (aussi appelé Hugues de Blois), comte de Bassigny et (le prénom est parlant), Helvide de Chaumontois, sachant que la grand-mère paternelle de Hugues IV est aussi prénommée Helvide (de Senlis / de Gouy). C'est Héloïse, par sa dot, qui amène à son époux Renard la seigneurie de Pithiviers.

      Après le décès de son mari en 990, lors d'un pèlerinage à Rome, elle est chargée de la seigneurie châtelaine de Pithiviers. Elle y fait bâtir un donjon, aussi appelé "tour maîtresse". Ce monument exceptionnel, que l'on peut rapprocher des donjons de Foulques Nerra, de la même époque, fut renforcé et surélevé jusqu'à 33 mètres à la fin du XIème siècle. Il dominera la ville pendant près de 840 ans, avant sa démolition en 1837.


      Le donjon de Pithiviers, gravures du XIXème siècle et la collégiale Saint Georges avec son clocher du XIème siècle (lien).

      Vers 998, Héloïse de Pithiviers avait accueilli l’ermite arménien Grégoire de Nicopolis, devenu saint, et l'avait installé dans la chapelle des moines de Vertou à Baudrevilliers (Bondaroy). Lorsqu’il meurt, vers 1006, elle fait ramener sa dépouille à Pithiviers dans la collégiale Saint-Georges


      Vitrail de l'église St Salomon et St Grégoire de Pithiviers, avec Grégoire de Nicopolis évêque arménien devenu ermite à Pithiviers (lien). Héloïse de Pithiviers pourrait y être représentée, priant au pied de Grégoire.


      Il existe, à Pithiviers, une confrérie du pain d'épices de St Grégoire de Nicopolis (liens : 1 2).

      Héloïse de Pithiviers a également financé la reconstruction de l'église castrale qui devient la Collégiale Saint-Georges, accolée au donjon. Elle dote son chapitre de 12 chanoines et d'un dignitaire. Elle y fut inhumée avant 1025.

      La vie relativement exceptionnelle d'Héloïse et ses réalisations (donjon, église collégiale) ont marqué ses contemporains. En dehors des récits hagiographiques, elle est un personnage notable dans la Geste des Lorrains, chanson de Garin le Lorrain. Elle a indirectement influencé d'autres conteurs ou chroniqueurs, comme le moine anglo-normand Orderic Vital.

      A fortiori, son impact fut très fort sur ses descendants. Elle a vraisemblablement été un exemple pour Hersende de Champigné. Construire l'église abbatiale de Fontevraud n'était-il pas marcher sur les pas de son ancêtre, illustre femme ayant construit un donjon et une collégiale ? Et même, peut-être aussi, pour Héloïse d'Argenteuil, quand elle a développé l'abbaye du Paraclet ?

    6. L'ascendance d'Agnès de Clairvaux

      Voici comment est présentée la mère d'Hersende de Champigné sur sa page Wikipédia :

      La mère de Hersende, Agnès de Clervaux de Matheflon était originaire de Matheflon [ou Mathefelon], nom d'un manoir sur les rives de la Loire, à quelques kilomètres au nord d'Angers. Son grand-père maternel, Hugues de Clervaux (résidence noble dans le sud de l’Anjou, aujourd'hui Scorbé-Clairvaux [dans la Vienne]), s'était distingué à plusieurs reprises dans les combats contre les Bretons et dont le nom de guerre était "Mange Bretons". Sa grand-mère, Hersende de Vendôme, fille du vicomte Hubert Ier de Vendôme et femme d'Hugues Mange-Breton, entretient des liens étroits avec le Vendômois. Son grand-oncle maternel, Hubert II de Vendôme, évêque d'Angers en 1006-1047, édifia la cathédrale Saint-Maurice d'Angers.

      Dans la première moitié du XIème siècle, Foulques Nerra et les Angevins ont soutenu de longues luttes contre les Bretons, qui sont venus assiéger Angers. Le surnom guerrier de "Hugo Manduca Britonem", Hugues Mange-Breton fut adopté par Hugues de Clairvaux. Près du village de Clairvaux, situé à l'ouest de Châtellerault, fut construit le donjon du Haut-Clairvaux (28 mètres de haut), position stratégique importante, situé entre les Comtés d'Anjou et d'Aquitaine, et surplombant la vallée de l'Envigne. Hugues en fut premier gardien, de 1030 à 1060. Plus tard, en 1182, Richard Coeur de Lion fortifia le château. Le donjon devient alors une forteresse flanquée de sept tours crénelées, entouré de vastes douves et fossés. Photo Yannis Suire, liens : 1 2 3

      La confiance du comte d'Anjou Geoffroy Martel envers Hugues de Clairvaux amène celui-ci à jouer un rôle de premier plan à Saumur, où il apparaît de 1036 à 1076. La qualification d'oppidanus, gouverneur, lui est attribuée comme un titre entre 1040 et 1050. Il reçoit du comte la voirie sur les terres de Saint-Florent et sur le bourg de Saint-Hilaire. Il possède aussi des coutumes sur la villa de Cru et détient aussi des essarts dans la forêt de Born, la forêt de Fontevraud. Il est le témoin de nombreux actes au premier rang des seigneurs laïques du Saumurois jusqu'en 1067, où le changement de comte entraîne sa disgrâce, au moins partielle. En 1076, dans un acte ressemblant à un testament, il se déclare "grand seigneur, tant en terres qu'en bénéfices", il habite toujours au château de Saumur, mais, malade, il donne pour 10 livres sa voirie aux moines de Saint-Florent

      Hugues de Clairvaux / Clervaux Mange-Breton, aussi nommé Hugues de Mathefelon (il serait le premier des Mathefelon), a eu entre trois et cinq enfants enfants avec Hersende de Vendôme, dont l'aîné surnommé Thibaud Mange-Breton et la cadette Agnès qui épousera Hubert III de Champigné. Après la mort de sa première épouse en 1060, il se remarie avec une femme qui serait prénommée Cunégonde ou Sénégonde, avec laquelle il a trois fils dont l'aîné Foulques de Mathefelon aura une importante descendance (j'en suis, comme je descends de Thibaud et d'Agnès).

      Retrouver le titre de seigneur de Mathefelon à la fois dans la descendance d'Agnès (son fils Hubert IV de Champigné est aussi nommé Hugues de Mathefelon), ajouté au fait que cette transmission n'est pas systématique, et, en plus, des mariages entre cousins, explique la complexité de la généalogie Mathefelon, qui ne fait pas consensus (page Wikipédia sur la famille Mathefelon).

      Interrogations sur le père d'Agnès, Hugues de Clairvaux Mange-Breton. Quels sont ses parents ? Habituellement, il sont considérés comme inconnus, notamment par nos bases de référence, celles de Thierry Bianco, Werner Robl, Roglo, Wikipédia. Il est difficile de croire qu'un personnage aussi important puisse sortir du néant et, dés sa prime jeunesse, se voir confier le donjon du Haut-Clairvaux. Une hypothèse est formulée dans "le Cabinet historique: moniteur des bibliothèques et des archives" (extraits : 1 2) : "Cet Hugues, qui vivait entre l'an 1030 et 1060, était issu, suivant M. le comte de Sainte-Maure, de Gilbert ou de Foulcrade de Loudun (miles castrum Laudini). Il était frère de Gautier de Langeais et de Foulcrade de Loudun". Une quinzaine de bases Généanet ont adopté cette hypothèse. Il existe bien un Gautier de Langeais, mais il serait né vers 988 (une génération trop tôt), ne serait ni fils, ni frère d'un Foulcrade de Loudun (il est fils d'Hamelin de Langeais). Et il a combattu contre les comtes d'Anjou, et non avec eux. Cette hypothèse, peu soutenue, ne convient donc pas. La chronique de Parcé (sujette à caution d'après des historiens) présente Hugues Mange-Breton comme fils de Renaud, comte de Nevers et de Edwige/Alix de France dite Haderia, fille de Robert le Pieux, que l'on sait mariés vers 1028, en estimant que Hugues aurait combattu les Bretons vers 990. Hugues étant né un peu avant 1010, ça ne colle pas du tout et aucun indice ne va vraiment en ce sens.

      Une autre hypothèse est davantage adoptée : une cinquantaine de bases Généanet considère le Mange-Breton comme un enfant du comte d'Anjou Foulques III Nerra, parfois avec une de ses épouses légitimes, plus souvent avec une partenaire illégitime inconnue. Le manque d'explications et d'indices décourage d'aller en ce sens.

      Pourtant, j'ai adopté cette hypothèse, dans le cas d'un enfant illégitime, un bâtard, pour les raisons suivantes :
      • son ascension très rapide, déjà signalée, montre un très haut soutien des comtes d'Anjou eux-mêmes. Ses coups d'éclat dans les combats contre les Bretons les ont convaincu de son aptitude et de sa dligence à les servir. Un seigneur de Langeais ou de Loudun, même aussi brillant combattant, n'aurait pas obtenu un appui aussi rapide.
      • il a nommé un de ses fils Foulques, marquant ainsi son lien parental avec un autre Foulques.
      • sa fille Agnès de Clairvaux s'esr mariée avec le seigneur de Durtal, proche du comte d'Anjou.
      • sa petite-fille Hersende de Champigné a été mariée à Guillaume de Montsoreau un proche du comte Foulques IV d'Anjou. La proximité avec la maison d'Anjou est donc une contante, sur plusieurs générations.
      • "La chronique de Parcé indique que l’acquisition de Durtal par Hubert III est une composante intégrale de son mariage avec Agnès." [Thierry Bianco] : cela n'a pu se faire que par la volonté du comte d'Anjou (Geoffroy Martel, fils de Foulques Nerra).
      • il est très peu probable qu'il soit un enfant légitime de Foulques III, tant ceux-ci sont connus.

      Cette hypothèse a au moins une variante : Hugues de Clairvaux serait un petit-fils de Foulques Nerra (né vers 965/970, décédé en 1040 vers 70 ans), fils d'une de ses filles, plutôt batarde. Ou un fils inconnu ou illégitime d'Adèle d'Anjou, seule fille légitime de Foulques Nerra et Elisabeth. Pour la généalogie, cela ne modifie guère l'ascendance.

      Quatre livres sur Foulques (ou Foulque) Nerra (le noir), de Christian Thévenot, Noël-Yves Tonnerre (avec en couverture le sceau de Foulques Nerra), Kkrist Mirror, Alexandre de Salies. Commentaire sur l'illustration de couverture du premier ouvrage : "Foulque Nerra, tel qu'on peut se le représenter à la bataille de Pontlevoy lorsque, jeté à terre, il reprend son étendard des mains de son porte-banneret tué devant lui. (image offerte par Jacqueline et Harry Atterton, d'après un dessin de Harry mis au point par William Campbell, journaliste et artiste canadien)". Trois de ces quatre ouvrages mettent en exergue l'infatigable bâtisseur de donjons et forteresses. Tous le présentent comme un guerrier redoutable.

      On obtient alors l'arbre d'ascendance suivant pour Hugues de Clairvaux, père d'Agnès de Clairvaux et
      grand-père maternel d'Hersende (arbre hypothétique, rappelons-le)  :

      Ascendance avec deux niveaux supplémentaires sur la base Généanet elastoc.

      La mère d'Agnès de Clairvaux était Hersende de Vendôme. Agnès a donc transmis à sa fille Hersende de Champigné le prénom de sa mère. Celle-ci était fille de Hubert, vicomte de Vendôme et de Emmeline de Chartres, fille de Foucher (ou Foulcrade) de Vendôme, vicomte de Vendôme, ce titre étant passé du beau-père au beau-fils. C'est là le début de la lignée des "fulchérides", vicomtes de Vendôme, dans le nord-ouest.blésois.

      Avant de revenir sur les parents d'Hubert et Emmeline, prenons connaissance de leurs enfants, Guillaume, Hubert, Hersende et Hodeburge. L'aîné Guillaume reprit le titre de vicomte de Vendôme. Son frère Hubert de Vendôme (1006-1047) devint évêque d'Angers, de 1006 à 1047. Il est le reconstructeur de la cathédrale d'Angers, ravagée par un incendie. Soutien de Foulques Nerra, il est aussi un des premiers évêques à mettre en application la réforme grégorienne, avec notamment l'obligatoire célibat des prêtres. Dernier enfant, Hodeburge se maria avec Etienne, seigneur de Montrevault. Ils eurent une fille, Emmeline comme sa grand-mère, qui se maria avec Raoul IV de Beaumont-au-Maine, comte du Maine et du Lude (revoilà le Lude...).




      Le père d'Agnès était Hubert de Vendôme, comme déjà présenté. C'est par son épouse et son père qu'il est devenu vicomte de Vendôme. D'après une étude de Thierry et Hélène Bianco, Hubert est fils d'Avesgaud d'Illiers et cousin germain de l'évêque du Mans Avesgaud, selon ce schéma (on voit à quel point le prénom Avesgaud est un marqueur familial) :


      La mère d'Hubert de Vendôme n'est pas connue, mais c'est par son père qu'elle qu'aurait transmis le prénom Ingelger (à Ingelger d'Illiers, un neveu d'Hubert). il est possible que son grand-père paternel soit Ingelger Ier d'Anjou, ancêtre de Foulques Nerra.

      La mère d'Agnès était Emmeline de Chartres. Elle se serait mariée deux fois, d'abord avec Hilduin de Creil ou de Breteuil, décédée en 995 ou après l'an mil, d'où plusieurs enfants, dont peut-être Alvide de Sours, mariée avec Hugues Ier Bardoul de Broyes, déjà vu comme petit-fils d'Héloïse de Pithiviers et frère d'Hildeburge du Lude. Emmeline de Chartres (une autre selon certains ?) se serait remariée avec Hubert de Vendôme, décédé après 1006 et auraient eu les quatre enfants précités. Emmeline aurait ainsi eu une dizaine d'enfants arrivés à l'âge adulte.

      Le père d'Emmeline était Foucher de Chartres, vicomte de Vendôme, premier des fulchérides. Il est issu de la famille des Vicomtes de Chartres (nommés Foucher bien souvent). Initialement ils représentaient l'influence de l'évêché de Chartres dans le Vendômois. Ils appartenaient à la famille des Le Riche, les Fulcherides ont d'ailleurs pendant plusieurs générations continués à porter ce nom, en particulier Foucher Ier le Riche, frère d'Emmeline et père de Vulgrin de Vendôme, évêque du Mans de 1055 à 1066. Cette famille était essentiellement possessionée dans le Pays Chartrain, l'Ile de France et sur la Seine moyenne, son origine était illustre car elle était apparentée aux Carolingiens.

      La mère d'Emmeline pourrait être Ermeline de Ramerupt. En fait, elle est inconnue. Mais il est tentant de considérer qu'Emmeline mère d'Hersende est fille d'Ermeline, fille d'une autre Hersende, aussi nommée Hélissende. En plus, la chronologie et la géographie s'y prêtent. Ermeline de Ramerupt, née vers 955 à Chartres, décédée vers 1046 à Breteuil, était comtesse d'Arcis sur Aube et dame de Vendôme, elle aurait donc épousé Foucher / Foulcrade de Vendôme. Elle serait fille de d'Herluin Ier de Ponthieu, descendant des Carolingiens, et d'Hersende de Ramerupt, elle-même, peut-être, fille d'Hersent / Hersende d'Arcis et Hilduin Ier de Mondidier. On aurait donc la lignée féminine suivante : Hersent d'Arcis -> Hélissende de Ramerupt -> Ermeline de Ramerupt -> Emmeline de Chartres (grand-mère d'Emmeline de Montrevault) -> Hersende de Vendôme -> Agnès de Clairvaux -> Hersende de Champigné (et Agnès de Champigné)

      On obtient alors l'arbre d'ascendance suivant pour Emmeline de Chartres, mère d'Agnès de Clairvaux et
      grand-mère maternelle d'Hersende :

      Ascendance avec deux niveaux supplémentaires sur la base Généanet elastoc.

      Et voici, en résumé, les premiers ascendants d'Hersende de Champigné :

      (la même ascendance, actualisée, avec deux niveaux supplémentaires sur ma base Généanet elastoc).
      (+ le lien qui me lie avec le père d'Hersende)

    7. Quels cousins lointains ont soutenu Héloïse ?

      Durant leur vie, Héloïse et Abélard ont eu de terribles détracteurs et de formidables soutiens. Leurs défauts intrinsèques, surtout ceux d'Abélard, expliquent les adversaires. Leurs qualités intrinsèques ne peuvent expliquer qu'en petite partie les appuis dont ils ont bénéficiés. Des personnes très hautes placées les ont soutenus. Nous avons notamment cité les Garlande, les Montmorency, la reine Bertrade, Pierre le Vénérable, Thibaut de Champagne et les généreux donateurs qui ont permis de lancer l'abbaye du Paraclet. Ces soutiens apparaissent provenir, en presque totalité, de la seule famille d'Héloïse. Abélard, en effet, appartient à une famille de petits seigneurs bretons qui n'ont pas de relations parisiennes ou comtales, et ses amitiés ont été intellectuelles, provenant surtout de ses étudiants. La forte présence érudite d'Abélard et, aussi, l'amour et l'admiration que lui portait Héloïse ont tout de même pu conforter les soutiens dont elle disposait.

      Dans le chapitre précédent, nous avons vu que deux de ces soutiens essentiels étaient dus à des amitiés d'Hersende, la mère d'Héloïse : la comtesse d'Anjou puis reine de France Bertrade de Montfort et la mère de Pierre le Vénérable, Raingarde de Sémur. En remontant la généalogie d'Hersende, nous avons à plusieurs reprises, rencontré des personnalités dont les descendants ont pu intervenir pour aider Héloïse, qu'ils savaient être leur cousine, une apparente orpheline, fragile, intelligente, brillante, qui méritait leur attention. C'est ce que nous allons considérer plus précisément ici.

      Les évêques d'Orléans. Celui qui a veillé sur l'enfance et la prime jeunesse d'Héloïse est son oncle Fulbert. "Il exerce depuis au moins 1102, au sein de l'Hôpital des Pauvres, une charge de sous-diacre "extra muros", c'est-à-dire à l'extérieur du Cloître. C'est une charge probablement obtenue grâce à deux alliés de la famille, le feu suffragant Guillaume de Montfort, et la demi-soeur de celui-ci, la reine illégitime Bertrade, retirée depuis 1104 à Fontevrault." (lien Wikipédia). Nous retrouvons donc Bertrade, l'amie d'Hersende. L'enfant Héloïse, confiée à l'abbaye d'Argenteuil a ainsi bénéficié d'un tuteur qui habitait à côté, à Paris.

      Une étude de 2006 de Constant Mews ("Robert of Arbrissel and Hersende, Abélard and Héloïse", lien) montre qu'avant d'être chanoine à Paris, Fulbert est passé par Orléans. Or, dans la descendance d'Héloïse de Pithiviers, nous avons vu plusieurs évêques d'Orléans. D'oncles à neveux, Oldaric, Isembart et Haderic de Broyes ont occupé cette charge durant presque un demi siècle, de 1022 à 1067. Le dernier, Haderic, est frère d'Héloïse de Broyes. Hersende a donc pu être en lien, dans sa jeunesse, avec le frère et la soeur. Cette dernière, âgée de 70 ans vers 1090 a pu aider Fulbert à Orléans et inspirer Hersende pour le prénom de sa fille...


      Les cousins d'Hersende (et Héloïse) évêques d'Orléans.



      Ajoutons un autre évêque d'Orléans, de 1146 à 1185, Manassès de Garlande, fils de Gilbert le Jeune, neveu d'Etienne, et soutien d'Abélard, peut-être par tradition de soutien de l'évêché orléanais à Hersende, mais plus probablement par son appartenance à la famille Garlande.

      Bertrade de Montfort est aussi la demi-soeur d'une cousine. Développons une partie de l'arbres précédent, autour d'Héloïse de Broyes et de sa soeur Isabelle :


      Héloïse de Broyes en lien avec Bertrade de Montfort et les Garlande. A droite, gravure du XIXème siècle
      représentant Philippe Ier et Bertrade de Montfort, roi (de 1060 à 1108) et reine (de 1092 à 1108) des Francs.

      Sur cet arbre, un point est à préciser, que toutes les généalogies ne traitent pas de la même façon. Simon Ier de Montfort, dit l'Aîné, a eu deux épouses, Isabelle de Broyes puis Agnès d'Evreux. Son fils Guillaume de Montfort, devenu évêque de Paris, est souvent rattaché à sa deuxième épouse, mais, comme l'indique la base Roglo : "Pour Detlev Schwennicke, il est probablement issu du premier mariage". Etant donné que le remariage a eu lieu en 1060 et que Guillaume a été nommé évêque de Paris en 1096, cela dépend de son âge lors de son sacre. Or, il était si jeune qu'il a dû demander une dispense au pape Urbain II. Cela signifie qu'il avait moins de 35 ans et avait donc pour mère la deuxième épouse. Il n'était donc pas un cousin direct d'Hersende, mais un demi-frère de trois cousins, Amaury, Isabeau (mariée avec Raoul de Tosny, seule des trois à avoir une descendance) et Guillaume de Broyes, tous trois neveux d'Héloïse de Broyes. Bertrade de Montfort, soeur de l'évêque, était ainsi une demi-soeur de ces cousins. Et les Garlande n'étaient pas loin, puisqu'Agnès, nièce d'Etienne et des deux Gilbert, avait Bertrade pour belle-soeur. Pour revenir à l'évêque de Paris, il se croisa et mourut en Palestine en 1101. Il n'a pu soutenir la fille d'Hersende que brièvement...

      Anecdote rapportée de la page Wikipédia de Simon Ier de Montfort : "Veuf, Simon Ier demanda à Richard d'Évreux, comte d'Évreux, la main de sa fille Agnès, mais ce dernier l'éconduit.

      Parrain et marraine :
      le baptême (BnF, lien).
      C'est alors que le demi-frère d'Agnès, Raoul de Tosny, enleva nuitamment sa soeur et l'emmena à Montfort. Simon et Agnès purent alors convoler en justes noces et Raoul reçut en remerciement la main d'Isabelle [Isabeau], fille du premier mariage de Simon.
      "

      Héloïse de Broyes est-elle la marraine d'Héloïse d'Argenteuil ? La proximité d'Héloïse de Broyes avec les soutiens d'Héloïse d'Argenteuil que sont, plus ou moins directement, les évêques d'Orléans, Guillaume l'évêque de Paris, Bertrade comtesse d'Anjou puis reine de France, et les Garlande, peuvent être des marques d'un rôle pivot que lui aurait délégué Hersende. Et nous verrons d'autres aspects du soutien de la famille de Broyes. En conséquence, est-il probable qu'Héloïse de Broyes soit la marraine d'Héloïse d'Argenteuil ? Non, car, à la naissance, elle serait âgée d'environ 70 ans. Mais sa forte présence, ajoutée au prestige passé d'Héloïse de Pithiviers, voire à une autre Héloïse, marraine proche et jeune, oubliée, peuvent avoir été déterminants. Et, peut-être autant qu'Hersende, la mère trop absente, Héloïse de Broyes, a pu activer ses relations pour protéger l'enfance d'Héloïse d'Argenteuil.

      Les Montmorency et les Garlande. Le soutien de ces deux familles est souvent évoqué. Il est plus appuyé pour la seconde, à cause surtout d'Etienne de Garlande (1070-1150), évêque de Beauvais, chancelier et sénéchal de France. Aussi son neveu, déjà cité, Manassès de Garlande, évêque d'Orléans. Voici la fratrie Garlande et son cousinage avec Hersende et Héloïse (lien).


      Les cinq frères Garlande



      Comme le montre l'extrait qui suit de la page Wikipédia d'Anseau de Garlande (avec son illustration de Charles Campan 1875), les liens entre les frères Garlande sont resserrés, ils ont constitué, avec les Montmorency et Montfort un véritable clan au service du Roi de France, dont la puissance varie avec les années.

      Anseau Ier de Garlande ou ou Anceau ou Ansel de Garlande, né vers 1069 et mort en 1118, est un seigneur français qui fut sénéchal de France de 1108 à 1118. Il est un membre de la famille de Garlande, qui donna plusieurs fidèles à Philippe Ier et Louis VI. Il était le fils de Guillaume Ier de Garlande dit Adam de Garlande, et de Havoise (Havise) N…, frère de Gilbert dit Payen, sénéchal de France, d'Étienne, chancelier du roi, de Guillaume II de Garlande, sénéchal de France, et de Gilbert dit Le Jeune, bouteiller, époux d'Eustachie de Possesse. [...] Il est nommé sénéchal de France en 1108. Le don de cette charge par le roi Louis VI fut la source d'un différend entre le roi et le comte d'Anjou, Foulques, qui considérait que celle-ci revenait de droit à sa Maison. Le comte d'Anjou profita de ce différend pour refuser l'hommage qu'il devait au roi pour son comté, le roi étant alors en guerre contre Henri Ier, roi d'Angleterre, duc de Normandie. Le roi dut trouver un accommodement avec le comte d'Anjou par l'entremise d'Amaury de Montfort, [...]

      Les seigneurs de Traînel. Le château de Traînel était situé à 13 km du Paraclet. François Verdier, dans le catalogue 2001 de Troyes, indique que son seigneur Anseau Ier le Vieux, décédé en 1146, fut un des plus généreux donateurs à l'abbaye du Paraclet. Il offrit de vastes terres qui permirent d'y fonder deux structures annexes : le prieuré de Traînel, fermé en 1629, et, située à La Chapelle sur Oreuse à 10 km de Sens, le prieuré de la Pommeraie, devenu ensuite abbaye, fermée en 1659.


      Le sceau d'Anseau II de Traînel, fils d'Anseau Ier le vieux (lien). Le prieuré de Traînel,
      dont il ne reste que la chapelle, est devenu une ferme (photo récente de "L'Yonne Républicaine", lien). A droite,
      l'évêque de Troyes Garnier de Traînel, aumonier général de la quatrième croisade (G. Garitan, XVIème siècle, lien).


      Comme on le voit ci-dessus, les seigneurs de Traînel sont des cousins d'Hersende de Champigné, proches des Montmorency et des comtes de Champagne et de Blois. Anseau II et Garnier, les deux fils d'Anseau Ier continueront d'apparaître régulièrement dans les actes relatifs au Paraclet. Plus tard, un neveu d'Anseau II, Garnier de Traînel, fut évêque de Troyes, de 1193 à 1205, très solide soutien du Paraclet.

      Les seigneurs de Montlhéry / Bray.

      Dans son analyse des donateurs et soutiens du Paraclet, François Verdier cite Milon II de Bray, aussi nommé Milon II de Montlhéry, fils de Milon Ier le grand, mort en Palestine lors de la première croisade, et plus généralement "la famille des Montlhéry-Bray", aussi un mystérieux Milon de Nogent sur Seine :

      Mais qui pouvait être cet évêque [ayant appuyé le fondation du Paraclet] ? ll n’est pas cité. La date de la fondation n’étant pas absolument fixée, peut-être ne s’agit-il pas, comme on le pense habituellement, d’Hatton, mais de Philippe-Milon, de la famille de Pont-Traînel, ou de Raynaldus, de la famille de Montlhery-Bray ? En ce cas l’une ou l’autre famille aurait été décisive lors de la fondation, elles qui tenaient ensemble la Seine de Bray à Pont. L’une ou l’autre qu’importe d’ailleurs, puisqu’elles sont liées : Milon II de Bray et Anseau de Trainel sont cousins germains, Ponce le pére d’Anseau ayant épousé Mélisende, soeur de Milon ler de Bray. Le lien entre les deux families n’explique-t-il pas qu’Anseau fonde Andecy en 1131, en compagnie de Simon Ier de Broyes, fils de Hugues-Bardoul ll, marié à Emeline de Montlhéry ? Cette famille, en définitive, ne tenait-elle pas Nogent antérieurement ? Car si Milon est toujours dit vassal de Thibaut, nous n’avons aucun acte le concernant antérieur à 1127 et nous ne connaissons rien de l’histoire seigneuriale antérieure a ce début du XIIème siécle. Milon seigneur de Nogent était-il de la famille des Montlhéry-Bray, ou lié à cette famille ? Nous ne savons rien de lui [Milon de Nogent] alors qu’il paraît pourtant le personnage décisif de la fondation du Paraclet.

      Pour apporter un autre éclairage à ces propos, voici des arbres qui montrent des liens croisés entre ascendants paternels et maternels d'Hersende avec les Montlhéry, touchant même un seigneur de Melun (où Abélard a enseigné) et un seigneur de Villemaur (François Verdier cite Odon de Villemaur). Nous prendrons comme point de repère Emmeline de Montlhéry, mariée à un neveu d'Héloïse de Broyes, aussi neveu par alliance de Simon Ier de Montfort, le père de Bertrade (liens : 1 2 3 4 4) (rappel pour tous les arbres de ce dossier : ce ne sont que des hypothèses, des déductions, jugées probables en fonction des données disponibles).






      Complément : page sur "Emmeline de Monthléry et ses descendants".




      Les seigneurs de Beaumont-sur-Oise. François Verdier, dans son étude, souligne une autre donation liér à une possible parentée :

      Le prieuré de Saint Martin de Boran fut le dernier créé, entre 1157 et 1163, dans les dernières années de la vie d'Héloïse, pour des raisons qui nous échappent. Eloigné du Paraclet, il paraît étroitement lié à la famille de Beaumont, dont le premier donataire Mathieu II, seigneur de Beaumont sur Oise, se trouve nommé dans la nécrologie du Paraclet.
      Pour résumer, ce prieuré fut pauvre dés sa création. Il ne paraît pas se justifier, les seigneurs de Beaumont protégeant d'autres monastères "familiaux", dont celui de femmes de Sainte-Léonore de Beaumont. Pourquoi, par ailleurs, une création aussi tardive ? Son seul intérêt est de nous confirmer le lien de la famille de Montmorency avec Héloïse.

      Mathieu Ier de Beaumont (1080-1155), père de Mathieu II, grand chambrier de France, comme son père, est effectivement très lié aux Montmorency, par un oncle, Geoffroy de Gisors, et un beau-frère, Bouchard IV, avec qui il entra en conflit. Il y a aussi un lien de cousinage avec Héloïse :




      Les ruines du donjon construit par Mathieu Ier (au fond l'église de Beaumont) (lien)..

      Les comtes d'Anjou. Si l'on considère que la grand-père maternel d'Hersende est un bâtard de Foulques III Nerra (il en était pour le moins très proche), Hersende descend des premiers comtes d'Anjou. Voici le lien entre Héloïse et Geoffroi Ier Plantegenêt, comte d'Anjou, père du roi d'Angleterre Henri II et, donc, beau-père d'Aliénor d'Aquitaine. Ce schéma montre, une nouvelle fois, la proximité d'Hersende avec Bertrade, qui serait l'épouse d'un cousin germain de sa mère.


      Les relations entre les Champigné et les comtes d'Anjou se sont progressivement dégradées, d'abord avec Hersende (Fontevraud dépend de Poitiers et non d'Angers), puis avec Héloïse (proche des Garlande, en conflit avec les Anjou), jusqu'à devenir conflictuelles avec Astralabe, qui s'engage fermement dans le camp de son adversaire, le duc Conan III de Bretagne. La proximité parentale peut être une cause d'alliance, mais il est assez fréquent, comme ici, qu'elle se dégrade au fil des générations, voire, parfois, sur une seule génération. Au point même, nous allons l'examiner maintenant, de changer de camp. Rappelez-vous la bataille de Pontlevoy et l'engagement total des ancêtres d'Hersende contre le comte de Blois...

    8. Le soutien intéressé de Thibaut de Blois / Champagne

      Parallèlement à l'éloignement progressif d'Hersende et Héloïse avec la maison d'Anjou, Hersende a entamé avec la maison de Blois un réchauffement durable qu'Héloïse a confirmé de façon spectaculaire quand le comte de Blois est devenu comte de Champagne. Thibaut IV de Blois, dit Thibaut le Grand (ou Thibaud), né vers 1090/1095, décédé en 1152, était comte de Blois, de Chartres et de Châteaudun. En 1102, il est devenu seigneur de Sancerre et comte de Meaux, de Troyes et de Champagne, sous le nom de Thibaut II de Champagne.


      A gauche, en brun foncé, la zone de pouvoir des comtes de Blois, à partir de 1102, est scindée en deux,
      le Blésois et la Champagne (lien). Thibaut de Champagne, d'après dessin d'époque et d'après Jean Gigoux 1839.
      Ci-dessous, Thibaut réglementa les foires de Champagne et en sécurisa les accès, pour un succés durable.

      Cette bipolarité géographique explique comment la fille d'une dame angevine, près du Blésois, a pu devenir abbesse en pays de Champagne, grâce à un comte de Blois devenu comte de Champagne. Voici le lien de cousinage le plus court entre Héloïse et son protecteur Thibaut de Champagne :


      Toutefois le lien de filiation entre Hugues II du Maine et Hubert Ier d'Arnay n'est pas reconnu par tous, notamment Roglo, Thierry Bianco et Werner Robl. Ce dernier a été chercher un cousinage plus lointain, passant par Héloïse de Pithiviers, en lui attribuant d'autres parents que ceux ici présentés. Il arrive, pour Hersende, à un cousinage au 6ème degré, vraiment lointain, qui, finalement, consolide plutôt les hypothèses ici présentées : le soutien à Héloïse apporté par la maison comtale de Champagne est si fort que le cousinage ne peut qu'être assez proche. Ici, le père d'Hersende est cousin issu de germain du grand-père de Thibault de Champagne, ce qui montre déjà un certain éloignement. Nous avons vu, précédemment, qu'il existe d'autres type de liens, notamment avec les seigneurs de Traînel, de Montlhéry...


      La prise en compte de l'hypothèse d'ascendance de Foulques Nerra apporte d'autres cousinages, encore au quatrième degré pour Hersende :


      Si le cousinage via Guillaume le Conquérant apparaît anecdotique, celui avec les comtes du Maine, géographiquement proches, conforte le lien précédemment montré avec les comtes de Blois et Champagne. Sur ce sujet, Werner Robl a écrit :

      Abélard disait de Thibaut de Champagne : "Il m'était un peu familier". Il faut tenir compte du fait qu'il est possible qu'Héloïse ait établi les contacts nécessaires en raison de ses nombreuses relations avec la maison comtale de Champagne. Il est de toute façon indéniable qu'elle entretint plus tard de bonnes relations avec cette dernière. La marraine du comte Théobald, Mathilde de Carinthie, fonda le monastère de La Pommeraie, dépendant de l'abbesse et de la règle du Paraclet, comme futur lieu de retraite. Il est significatif que la maison comtale ait eu des liens avec Fontevraud : Isabelle, Marguerite et Marie étaient entrées à Fontevraud en tant que filles du comte Théobald, Marie devint même la septième abbesse de Fontevraud.

      Reprenons l'étude de François Verdier, car il montre l'envergure de Thibaud de Champagne, pour qui le soutien à Héloïse entre dans une vaste stratégie :

      A part Andecy qui se trouve au-delà de Sézanne, il n’y a aucun monastére de femmes pour absorber celles qu’on ne marie pas ou les veuves, ni pour éduquer les jeunes filles nobles : le Paraclet et ses prieurés ne viennent-ils pas répondre à cette fonction, dans une région non pas désertique, mais en plein développement et essartage, sous l’effet, entre autres du monastére d’hommes qui fut fondé en 1127, à la méme date que le Paraclet, et soutenu par les mêmes familles que lui, à savoir l’abbaye de Vauluisant ? ll serait trop long d’énumérer tous les noms des donateurs, vassaux d’Anseau de Trainel, Milon de Nogent et Odon de Villemaur, les trois seigneurs qui ont soutenu le projet de l’abbé Artaud, premier abbé de Preuilly, à créer Vauluisant, mais la liste serait trés exactement identique à celle des donateurs du Paraclet. [...]


      Vers 1692 (collection Gaignières, Louis Boudan, lien).

      Abbaye de Vauluisant, le portail d'entrée en 2015 (lien).

      La double fondation du Paraclet par Abélard et de Vauluisant par Artaud ne nous apparait pas simplement comme une coincidence, et nous voudrions plutôt y voir une volonté politique. Serait-ce un projet de Thibaut relayé par ses vassaux les plus importants ? Sans vouloir remettre en cause l’expulsion par Saint-Denis des moniales d’Argenteuil, Abélard a-t-il profité de ce qu’il connaissait le comte pour projeter cette fondation ?

      ll ne fait aucun doute que les deux abbayes, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne furent pas en conflit, à supposer qu’il y eut rivalité entre Abélard et Bernard de Clairvaux. Les deux abbayes délimitent avec une certaine rigueur les terres qui leur ont été données sans précision, font des échanges de façon à regrouper leurs biens, et ainsi reconnaissent mutuellement leurs espaces d’expansion respectifs à l’intériéur desquels elles s’interdisent dans le futur de se concurrencer.

      L’intelligence politique d’Héloïse qui développa son abbaye, et ses deux dépendances proches, puis s’efforca d’étendre son ordre, ne suffit pas, à elle seule, à expliquer le succés de son entreprise. Les relations du Paraclet avec Vauluisant font apercevoir d’autres raisons. Le succés du Paraclet ne vient-il pas de ce qu’il est inclus dans une politique globale, celle de Thibaut de Champagne ?

      [...] La construction du Paraclet, de ses prieurés et de Vauluisant, vient s’inscrire dans un projet global qui amenagea un lieu partiellement peuplé, le dota de forces de productions modernes, le fit parcourir par des routes qui obligèrent à une plus grande sécurité de la région. L’impression générale des contemporains dut être celle-la même que décrivent Abélard et Héloïse : le passage d’un lieu désert et inculte à une région prospère qui tire parti du projet politique de Thibaut.

      Milon de Nogent, peut-être indépendant de la famille Montlhery-Bray-Trainel, fut sans doute le point d’appui de cette politique et s’il fut le constructeur du pont, des moulins, du marché florissant qu’on apercoit en 1186, on comprend alors pourquoi il fut appelé non seulement dominus, mais aussi vir illuster dans une charte de 1127. Dans des documents contemporains, nous n’avons trouvé qu’une seule fois une telle qualification, et elle concernait le comte Thibaut : il ne pouvait donc s’agir que d’un personnage important, mais dont on ne sait s’il s’illustra par son activité personnelle ou par sa famille.

      François Verdier termine son étude en rendant un double hommage à Thibaut et à Héloïse, qui ont sû si bien s'accorder :

      Le noeud véritable qui relie tous ces personnages est peut-étre le comte de Champagne Thibaut II lui-méme. Cousin de Milon ll, mis en relation avec Abélard par son ami Etienne de Garlande, il posséde incontestablement une personnalité politique et religieuse attractive. Ne représente-t-il pas ce que les hommes les plus aventureux de son époque recherchent ? Aussi différents soient-ils, Abélard, Etienne de Garlande, Bernard de Clairvaux, Suger, tous se sont liés d’amitié avec lui. Héloïse n’est-elle pas son pendant ? Ne retrouve-t-on pas de ses qualités dans les portraits qui sont faits d’elle ?

      La venue a Nogent pourrait s’expliquer ainsi. La région provinoise est a ce moment-la le lieu de naissance d’une nouvelle culture, de la possibilité d’essai de nouvelles idées. N’est-ce pas ce que recherchaient et Abélard et Bernard : rompre avec des formes religieuses, intellectuelles et certainement des comportements anciens ? N’ont-ils pas le sentiment eux-mêmes de vivre dans une période de renaissance ? La région avait tout pour elle. Même si les seigneurs locaux et la cour de Thibaut n’ont pas les exigences littéraires de la génération suivante, ils ne manquent pas cependant d’apprécier la culture. Ponce Ier de Trainel possédait déjà une école dans son château en 1102, et son fils Anseau, lettré, y fixa des chanoines. Thibaut lui-méme fit éduquer son fils Henri le Libéral par Etienne qui fut peut-étre disciple d’Abélard. Henri est capable de citer Virgile, Horace, Ovide, Apulée. Mathilde et Thibaut correspondaient avec Suger et Bernard. En 1145, Jean de Salisbury ouvre une école à Provins et Henri le Libéral l’interroge sur Virgile et la Bible. Sans parler de l’évéque Hatton, en relation épistolaire avec Pierre le Vénérable ou Pierre Comestor parmi les plus connus aujourd’hui.

      Si Héloïse "à côté de l’Ecriture sainte, des saints Péres et du plain-chant" "pratiquait celle de la médecine et de la chirurgie", si les moniales du Paraclet "apprenaient non seulement le latin" mais aussi "le grec et l’hébreu que dans tous les cas savait Héloïse", elle n’était pas la seule intellectuelle dans cette région, ne se retrouvait pas isolée dans un désert. Elle trouvait une population propre a accueillir une femme "sage", c’est-à-dire savante, et capable d’instruire leurs filles. Méme si elle n’était pas de grande famille, sa réputation l’avait précédée, comme le dit Pierre le Vénérable. Tout le monde connaissait les dons de la jeune femme. Et en ce temps, semble-t-il enthousiaste pour la philosophie et les lettres, (à quelle vitesse accourent au Paraclet les étudiants d’Abélard, les bonnes routes de Thibaut n’expliquant pas tout !), Héloïse recut effectivement l’accueil que décrit son mari.

      Héloïse, femme politique ? Le qualificatif est peut-étre un rien anachronique. ll ne l’est pas cependant si on entend par là un des effets d’une vertu capitale, celle de savoir conduire sa vie selon la vertu. Or que fait d’autre Héloïse en privé et en public ? Nous avons essayé de comprendre comment une femme en plein dans son siécle, possédant toutes les qualités pour en saisir le mouvement et se lier avec ceux qui transforment le monde à bras le corps, incarne les idées nouvelles dans des réalisations d’envergure. La suite de l’éloge prononcé par Abélard permet de comprendre : "et tous également admiraient sa piété, sa prudence et son incomparable douceur de patience". Prudente est mieux que sage. [...]

      On le comprend, à lire l'étude de François Verdier "Héloïse, femme politique - Les liens d'Héloïse avec le comté de Champagne" (paru dans le catalogue 2021 de l'exposition de Troyes), le comte Thibaut II le grand de Champagne avait une envergure politique de haut niveau. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait fait de l'ombre au jeune roi de France Louis VII, époux de la jeune Eléonor d'Aquitaine. Il y eut, entre eux, un conflit meurtrier, relaté sur cette page du site de Jacques Schweitzer. Extraits :

      En 1141, notre comte de Champagne Thibaud II le Grand fut en guerre avec le roi de France. Louis VII le Jeune ne lui pardonnait pas de lui avoir refusé son concours dans une expédition contre Toulouse. Il lui reprochait en outre d’avoir donné asile à Pierre Le Châtre qu’il venait de chasser de l’archevêché de Bourges et d’avoir fait excommunier son cousin Raoul de Vermandois par un légat du pape.

      A la tête d’une puissante armée le roi envahit la Champagne et brûla Vitry. L’incendie gagna la principale église où la plupart des habitants s’étaient réfugiés. Ils y étaient au nombre de 1.300, hommes, femmes, enfants. Tous périrent dans les flammes.

      Du haut de la colline où il a fait dresser sa tente, le jeune roi voit brûler l’église et entend les cris des victimes.

      Bouleversé par cet Oradour médiéval, il reste plusieurs jours sans parler, sans prendre de nourriture, prostré sous le poids du crime sacrilège, dont il a chargé sa conscience. Dans son effroi, le comte de Champagne promit, peut-être un peu à la légère, de faire lever la sentence d’excommunication lancée contre Raoul.

      Il n’était pas facile de faire revenir la papauté sur sa décision, mais saint Bernard était là. Thibaud avait rencontré l’abbé Bernard de Clairvaux, qui, depuis le départ du comte Hugues n’entendait plus réserver sa parole aux seuls moines de son monastère, mais se mêlait de plus en plus aux affaires du monde. Bernard devient l’ami de Thibaud, un ami attentif à le conduire sur la voie de la sagesse et de la miséricorde. En lui retentit la voix de l’abbé de Clairvaux : « Quel aveuglement étrange, quelle fureur que de dépenser tant d’argent et de peine à faire une guerre, dont le fruit ne peut être que la mort ou le péché ! ».

      Mais avant tout Thibaud veut préserver les routes et les villes champenoises des misères de la guerre. Il sait qu’elles porteraient un coup fatal au mouvement commercial dont son comté est en passe de devenir l’assise. [...]

      Aliénor confie à Bernard son désespoir de n’avoir pu donner au roi, après plus de 6 années de mariage, l’enfant qu’il attend d’elle et Bernard lui promet que si elle ramène le roi sur le chemin de la paix et de la justice, la Vierge exaucera sa prière. Aliénor, l’indomptable Aliénor s’incline. Le roi autorise Pierre de la Châtre à occuper son siège de Bourges. Le pape Lucius II lève solennellement l’excommunication et l’interdit. La paix est rétablie entre notre comte Thibaud et le roi, qui lui restitue le comté de Vitry. En 1145, moins d’un an après son entrevue avec saint Bernard, Aliénor donne au roi une fille, qui reçoit en l’honneur de la Vierge, le nom de Marie. Elle sera un jour comtesse de Champagne.


      Le massacre de Vitry en Perthois (gravure du XIXème siècle, lien).

      Pierre Abélard est décédé en 1142, Héloïse en 1164, tous deux ont connu le massacre de Vitry, Héloïse a connu le remariage d'Aliénor d'Aquitaine avec le futur roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt en 1152. Sur cette carte de 1154 (lien), on voit que l'empire Plantagenêt est bien plus vaste que le domaine royal de France, lui-même moins important que le comté de Blois et le duché de Champagne réunis, alors dirigés par Henri le Libéral, depuis la mort de son père en 1152.

      Les terres gouvernées par Thibaut puis par son fils Henri sont coloriées en vert (lien).








      Louis VI le gros (père de Louis VII) et Thibaut parlementant (miniature anglaise du XIVème siècle, lien).


      Clore ce chapitre par Aliénor d'Aquitaine nous ramène, par l'emplacement de son gisant,
      à l'abbaye de Fontevraud d'Hersende (lien).



  6. Les deux séjours d'Héloïse à Notre-Dame d'Argenteuil


    Détail d'une miniature du Psautier de Gilbert Burnet, University of Aberdeen (lien).

    Née au plus tôt en 1092, Héloïse, orpheline, est protégée très discrètement par ses parents, aristocrates, qui confient son éducation au très relevé monastère féminin Notre-Dame d’Argenteuil, près de Paris. Elle grandit, avec d'autres demoiselles de haut rang, auprès des bénédictines, qui lui enseignent, à partir de ses sept ans, la lecture puis la grammaire. Son éducation se poursuit à l'université, où Pierre Abélard enseigne depuis 1110. Georges Minois, en son livre "Abélard, Héloïse et Bernard" de 2019 éclaire cette période (page 119) :

    La plupart des historiens situent le début de la liaison des deux amants aux alentours de 1116-1117. Abélard a donc environ 37 ou 38 ans. Quant à Héloïse, son âge aussi bien que ses origines familiales et sa situation restent l’objet de bien des interrogations.

    Son âge reste un mystère. La tradition romantique, se basant sur le terme d’"adolescente" qu’Abélard utilise plus loin à son égard, a voulu voir en elle une toute jeune fille de 17 ans. Après tout, la Juliette de Romeo en avait à peine 14, mais il s’agit là d’une fiction. En réalité, l’adolescence, dans l’échelle médiévale des étapes de la vie, peut aller jusqu’à une trentaine d’années, voire plus. Pour les filles, le terme peut désigner toute vierge encore en état de procréer, et dans le cas d’Héloïse il est vraisemblable qu’elle ait eu largement plus que 20 ans. Dans une lettre que lui écrira beaucoup plus tard Pierre le Vénérable, né vers 1093, il lui dira qu’étant encore lui-même dans l’adolescence, il avait entendu parler d’une "femme" célèbre pour sa culture, ce qui pourrait signifier qu’elle était plus âgée que lui, donc qu’elle aurait eu 26 ou 27 ans vers 1116-1117. Le fait même qu’elle soit alors renommée pour l’étendue de ses connaissances suppose qu’elle a déjà derrière elle de nombreuses années d’études. Disons qu’Héloïse doit avoir environ vingt ans de moins qu’Abélard, et qu’elle n’est plus du tout ce que nous entendons aujourd’hui "adolescente". [...]

    Abélard nous dit qu’Héloïse a été élevée au couvent d’Argenteuil, qui est sous la protection des Garlande. Les petites filles nobles étaient souvent placées dès 4 ou 5 ans dans un couvent, où elles apprenaient la lecture, puis, vers 7 ans, les rudiments des arts libéraux. L’illégitimité n’était pas encore à cette époque une tare aussi rédhibitoire qu’elle le deviendra par la suite, et Héloïse, grâce à ses puissants protecteurs, pouvait constituer un parti intéressant pour nouer des alliances dans la noblesse. Or, à plus de 20 ans probablement, elle est toujours célibataire, sous la garde de son oncle Fulbert. On peut d’abord se demander ce que fait une jeune femme dans la maison d’un chanoine, au milieu du cloître de Notre-Dame. Cette cohabitation a beaucoup fait jaser les historiens, certains insinuant, depuis le XIXème siècle, que la prétendue "nièce" pouvait en fait être la concubine, voire la fille de Fulbert. Les contemporains, eux, ne semblent pas avoir été choqués par cette présence féminine parmi la cinquantaine de chanoines célibataires du cloître Notre-Dame. La réforme grégorienne, qui exige le renvoi des femmes, épouses, maîtresses et filles d’ecclésiastiques, n’en est encore qu’à ses débuts, et malgré les condamnations répétées de la part des réformateurs les plus zélés, on constate encore la présence de nombreuses concubines dans les milieux cléricaux, y compris chez les évêques, et les prostituées rodent toujours aux alentours des églises et des monastères. Curés et chanoines emploient des servantes "à tout faire", de la cuisine au ménage en passant par le lit.

    Il n’en reste pas moins qu’à son âge Héloïse devrait être mariée, à moins qu’on ne la destine au couvent, ce qui est le plus vraisemblable. Auquel cas, elle aurait dû rester dans celui d’Argenteuil, où elle a passé son enfance. Mais, remarquée pour ses capacités intellectuelles exceptionnelles, elle est jugée digne d’une éducation plus poussée, qui pourrait faire d’elle une future abbesse d’un monastère féminin réputé. C'est sans doute la raison pour laquelle elle est confiée aux bons soins de son oncle Fulbert, chargé de parfaire sa formation. Fulbert n’a pas laissé la réputation d’un grand intellectuel, mais en tant que chanoine et archidiacre, il a accès a la bibliothèque du chapitre, et il est en contact avec les maîtres de l’école de Notre-Dame, qui pourraient donner des cours particuliers à sa nièce. Il est en tout cas très fier du rôle qu’on lui confie, et il le remplit avec zèle. Il veille jalousement sur sa nièce : "Dans sa tendresse, il n’avait rien négligé pour la pousser dans l’étude de toute science des lettres", écrit Abélard, qui parle aussi de "l’affection sans bornes qu’il avait pour sa nièce". La nature de ses sentiments à l’égard d’Heloïse pose question, surtout lorsqu’on considère la violence de sa réaction en apprenant la liaison de sa nièce avec Abélard. Aller jusqu’à faire castrer le petit ami de sa protégée est tout de même un peu excessif, même au XIIème siècle. [...]

    Dans les faits, le chanoine Fulbert semble avoir parfaitement rempli sa tâche : sa nièce est devenue une des femmes les plus instruites de son temps, au point d’être considérée comme un véritable prodige. [...] Sa réputation de femme savante la rend d’autant plus intéressante pour Abélard que, dit-il, "cet avantage de l’instruction est rare chez les femmes". On peut difficilement le nier. Pierre le Vénérable signale, lui aussi, combien il s’agit la d’un "fait rarissime", et Hugues Métel écrit que, par là, Héloïse s’est élevée au niveau des docteurs. Le nombre de femmes intellectuelles et écrivains ayant laissé un nom se compte en un millénaire de christianisme sur les doigts de la main. Encore sont-elles d’illustres inconnues, comme sainte Radegonde au VIème siècle, la princesse Duodha au IXème, la nonne Baudvinie au Xème. Il faut attendre la veille de l’an mil pour trouver une premiere "célébrité" féminine, toute relative, dans le monde des lettres, avec une religieuse allemande du monastère de Gandersheim, Hrotsvitha (vers 935 - vers 1000). [...]

    Le moine chroniqueur de Saint-Martial de Limoges, Guillaume Godel, assure de son côté qu'Héloïse avait "une érudition extraordinaire dans les lettres hébraïques et latines", affirmation reprise par d'autres chroniqueurs, comme Robert, moine d'Auxerre, et Guillaume de Nangis. [...] Elle est une latiniste plus habile qu'Abélard. Son style et sa composition, sa maîtrise des règles épistolaires témoignent d'une pratique plus approfondie des auteurs classiques. Abélard excelle à l'oral, et Héloïse à l'écrit.


    Les sept arts libéraux dans l'Hortus deliciarum d'Herrade de Landsberg, 1180 (liens : 1 2). Héloïse, unique femme
    ayant entrepris leur étude. A partir du haut, dans le sens des aiguilles d'une montre : grammaire, rhétorique,
    dialectique, musique, arithmétique, géométrie, astronomie. Au centre, la philosophie, Socrate et Platon.

    Après son aventure avec Abélard, la naissance de leur enfant et leur mariage secret puis dévoilé, Héloïse est contrainte par son mari à devenir moniale. Elle retourne alors, en 1118, au monastère de son enfance et entre définitivement en religion. La présence de l'évêque de Paris à la cérémonie montre l'importance de l'événement et le rang social des acteurs. On peut penser qu'Abélard y assistait aussi. Sa vive intellignece et sûrement les soutiens parentaux encore présents la propulse prieure du monastère en 1125.


    A 33 ans, Héloïse embrasse la vie monastique à Argenteuil. Tableau de Jean-Antoine Laurent, entre 1912 et 1932.
    Musée national de Malmaison et Bois-Préau 80 x 50 cm (lien).

    En 1128, le puissant abbé Suger, qui songe à reconstruire l’église de Saint-Denis, a-t-il besoin des richesses d’Argenteuil ? Il répand les bruits les plus injurieux sur le comportement des moniales ; ces dévergondées, Suger s’en dit certain, se livrent aux turpitudes les plus inavouables. Avec la bénédiction de l’évêque de Paris et de l’abbé Bernard de Clairvaux, assuré de l’indifférence du roi, il prétexte, sur la foi d’un document faussé, que l’abbaye d’Argenteuil appartient aux moines de Saint-Denis depuis le IXème siècle. L’affaire est vite ficelée. Au début 1129, Suger jette les femmes à la porte, installe des moines à leur place et met ainsi la main sur la totalité des biens fonciers d’Argenteuil. Une frauduleuse captation d’héritage a en somme donné naissance au chef-d’oeuvre qu’est l’abbatiale de Saint-Denis. [Guy Lobrichon, lien].
    En arrière plan de cette opération assez scandaleuse se laisse entrevoir le conflit politique entre Suger et les familles Montmorency-Garlande dont la fidélité à Louis VI pouvait légitimement être suspectée. Les religieuses se sépareront en deux groupes. L'un ira s'établir à Malnoue-en-Brie; l'autre entraîné par Héloïse trouvera refuge dans l'ermitage abandonné par Pierre Abélard un ou deux ans plus tôt vers 1127/1128, quand il a été élu abbé de Saint-Gildas de Rhuys. Sur les bords de l'Ardusson, au diocèse de Troyes, près de Nogent-sur-Seine, c'est le Paraclet. [page pierre-abelard.com].


    Abélard conduit Héloïse au couvent d'Argenteuil (estampe BnF, lien).



    Dans la lettre du légat du pape, il est question d'une indignation - masculine - face au mode de vie impie des religieuses - spurca et infami conversatione. Toutefois, cette accusation est aussitôt nuancée : seules quelques nonnes - paucae moniales - se seraient mal comportées. Immédiatement après, le reproche est précisé : elles auraient souillé le voisinage du lieu - omnem ejusdem loci affinitatem foedaverant. Qu'est-ce que cela pouvait signifier sinon que certaines nonnes avaient quitté le couvent pour se livrer à la prostitution ?

    Il n'est pas totalement exclu qu'à l'époque d'Héloïse, il régnait à Argenteuil des conditions choquantes pour les milieux ecclésiastiques conservateurs. Abélard lui-même avait rapporté qu'après l'entrée d'Héloïse au couvent, il y avait encore eu des rapports sexuels avec elle, dans le réfectoire du couvent, sous l'image de la Vierge et peut-être avec la tolérance tacite de l'abbesse de l'époque.

    Ce passage de l'Historia Calamitatum est significatif. Il est vrai qu'à l'époque, Héloïse n'avait pas encore prononcé ses vœux perpétuels et ne séjournait au monastère qu'en tant qu'invitée. Elle avait néanmoins accès à la partie intérieure du monastère, et même au réfectoire chauffé et très fréquenté, et pouvait y organiser un rendez-vous intime avec Abélard.

    Il ne faut en aucun cas déduire de cet incident que la future prieure et abbesse Héloïse - après son expulsion d'Argenteuil - aurait encouragé une pratique monastique aussi lascive. Elle et ses compagnes semblent avoir constitué un groupe plutôt réformateur, comme en témoigne toute la suite de sa carrière religieuse. Durant son séjour au Paraclet, Héloïse mettait en garde contre les conséquences d'une règle trop libérale : "0 quam facilis ad ruinam animarum virorum ac mulierum in unum cohabitatio..." "Oh comme il est facile que la cohabitation d'hommes et de femmes sous un même toit devienne une ruine pour les âmes..." Peut-être que cette déclaration d'Héloïse reflétait sa mauvaise expérience d'Argenteuil !
    [Werner Robl, page avec l'illustration]


    Gros plans sur une illustration de fin du chapitre 1 et sur deux autres de début du chapitre 12.






    Héloïse prenant le voile à Argenteuil, Colardeau, gravure sur cuivre (Bibl. Mun. de Troyes, lien)


    Même thème. On reconnaît l'archevêque de Paris par sa crosse, tenue par un accompagnateur.
    Gravure d'Eugène Bulla d'après Achille Devéria. Vers 1840 (Musée d'art et d'histoire de Genève, lien).


    Trouvé sur Twitter (tweets : 1 2) (lien)

    Nous n'avons aucun document, ou très peu, illustrant le monastère du temps d'Héloïse. Tout fut rebâti, et à plusieurs reprises, la page Wikipédia sur l'abbaye Notre-Dame d'Argenteuil présente cette évolution, qui prit fin à la Révolution française. Il ne reste désormais que quelques ruines. A partir de 1989, des fouilles ont mis au jour des vestiges de l'abbaye, une nécropole mérovingienne ainsi que des céramiques et pavements.


    Notre Dame d'Argenteuil : Héloïse a pu connaître ce pavement, mais aucun des bâtiments de l'abbaye au XVIIème siècle...

    Il subsiste toutefois, à Argenteuil, un bâtiment qu'Héloïse connaissait : une chapelle, fondée en 1003, située à côté du monastère.


    La chapelle Saint-Jean d'Argenteuil, d'après la page Wikipédia qui lui est dédiée, photos Claude Piard.




  7. Les courtes lettres de jeunesse d'Héloïse et d'Abélard

    Découverte de lettres inédites ! On connaissait, depuis neuf siècles, trois longues lettres d'Héloïse à Abélard et quatre longues d'Abélard à Héloïse En 1974 ont été publiées les "Epistolae duorum amantium", "Lettres des deux amants", une centaine de courtes lettres inédites qu'ils auraient échangées, quelle surprise ! Mais il a fallu une vingtaine d'années avant de vraiment s'en apercevoir... Alors que les sept longues lettres sont tardives (après 1132), celles-ci datent de la période d'amour physique des deux amants, entre 1114 et 1116 : "Exceptionnelle par son ampleur et sa richesse, cette correspondance privée médiévale est presque unique en son genre. [...] Les Lettres des deux amants, au terme de la démonstration, permettent de saisir sur le vif les débuts d'un amour devenu légendaire. Présentées, traduites en français et suivies du texte latin établi par Ewald Könsgen, ces lettres apportent une contribution aussi bouleversante qu'inattendue au patrimoine mondial de la littérature amoureuse" (site Babelio).


    Une telle découverte littéraire aurait pu être sensationnelle, mais l'attribution des auteurs fut longue et progressive, sur une quarantaine d'années et il n'y eut pas unanimité. La controverse subsite même, nous y reviendrons. Personnellement, je crois en cette attribution et je présente donc ces 113 courtes lettres de jeunesse avant les longs échanges épistolaires. Elles ont été réunies en 2005 dans un livre paru chez Gallimard sous le titre "Lettre des deux amants", ("Epistolae duorum amantium") avec pour sous-titre "attribuées à Héloïse et Abélard, traduites et présentées par Sylvain Piron". Voici le début de l'introduction de Sylvain Piron (+ 4ème de couverture) :

    C’est la plus belle et la plus longue collection de lettres d’amour médiévales que nous connaissions. Un unique manuscrit, provenant de l’abbaye de Clairvaux, conserve des extraits de cent seize lettres, brefs messages et poémes; échangés par une femme et un homme. Exceptionnelle par son ampleur et sa richesse, cette correspondance privée du XIIème siécle est presque unique en son genre. La forme sous laquelle elle a été transmise ajoute encore à son caractére d'énigme. Au fil des salutations raffinées qu’ils s’adressent, jamais les amants ne se nomment. Le copiste du manuscrit, Jean de Woëvre, bibliothécaire de l’abbaye à la fin du XVème siécle, a signalé dans les marges leurs interventions successives par une simple initiale : M (mulier) pour la femme, V (vir) pour l’homme. En guise de titre, le bibliothécaire s’est contenté d’une formule elliptique. Ces extraits, écrit—il, proviennent "des lettres de deux amants". Ou, puisque le possessif latin peut étre aussi bien déterminé qu’indéterminé, "les lettres des deux amants".

    En l’absence de détails concrets qui permettraient de localiser avec certitude l’origine de ces lettres, quelques traits suffisent à dessiner assez sûrement la silhouette des deux correspondants. Leurs préoccupations, à la fois littéraires, poétiques et philosophiques, permettent de situer cet échange dans le monde des écoles. La femme dépeint son ami comme le maitre le plus brillant de France, devant qui s’inclinent les montagnes. Plus notable encore, elle lui reconnait deux talents rarement associés : "nourri au berceau de la philosophie", il est aussi devenu "compagnon des poètes". Pour sa part, entre autres louanges, il lui répond en l’appelant "la seule disciple de la philosophie parmi toutes les jeunes femmes de notre époque".

    Ewald Konsgen a publié en 1974 une précieuse édition critique de cette correspondance. Son analyse du style et des sources mises en oeuvre dans ces lettres l’amène à situer leur rédaction dans la première moitié du XIIème siécle, en Ile-de-France. Refusant de s’engager plus avant, il proposait seulement de considérer leurs auteurs comme un couple ressemblant à celui formé par Héloïse et Abélard. Dans un ouvrage paru en 1999, l’historien australien Constant Mews a franchi le pas. Un riche faisceau d’indices lui permet de défendre l’idée que les deux amants ne sont autres qu’Héloïse et Abélard.


    Le salut qu’à moi-même je voudrais recevoir, je te l’envoie.
    Je ne sais pas ce qui peut être le plus salutaire.
    Si j’avais tout ce que César a jamais possédé
    A rien ne servirait d’avoir tant de richesses.
    Je n’aurais jamais d’autres joies que celles que tu me donnes,
    Et la douleur et le chagrin nous suivront en tout temps.
    Si ce n’est toi qui me le donnes, rien ne me sera salutaire.
    De tout ce que le monde entier contient,
    Pour finir tu seras toujours ma gloire unique.
    Les pierres posées à terre, comme enflammées, se liquéfient,
    Quand le bûcher qu’elles soutenaient a fondu dans le feu.
    Ainsi s’évanouit notre corps, consumé dans l’amour.
    Puisses-tu vivre ainsi, bien portant, aussi longtemps que la Sibylle,
    Et dépasser les limites qu’a eues l’âge de Nestor.

    Ci-dessus lettre N°82, d'Héloïse.
    Ci-contre une page de "Epistolae duorum amantium", XVème siècle (Bibliothèque municipale de Troyes).

    Autre extrait de la préface de Sylvain Piron (et portraits de Thomas Watson, 1776).
    Anonymes, les Lettres des deux amants forment un document littéraire remarquable dont la seule force expressive suffirait à subjuguer le lecteur. Elles se lisent à la façon d’un roman épistolaire dont les épisodes se succèdent en des moments de plus ou moins grande intensité, entrecoupés de ruptures et de réconciliations, et qui semble s’achever dans le malentendu et la séparation. Mais les circonstances et la teneur de l’histoire qu’elles déroulent ne peuvent étre que seulement pressenties à l’arrière-plan de textes dépourvus de tout repère concret. En restituant à ces lettres le double visage du couple le plus célèbre du Moyen Age, elles s’éclairent tout d’un coup d’une autre lumiére. L’intrigue prend chair, des allusions cryptées échangées par les amants se laissent dévoiler.

    Inversement, ces lettres apportent aussi un nouvel éclairage à la comprehension des rapports d’Héloïse et de Pierre Abélard. Depuis des siécles, l’histoire de leur liaison et de son issue malheureuse, située dans les années 1115-1117, n’est principalement connue que par des documents postérieurs d’une quinzaine d’années aux événements qu’ils relatent. Le récit de ses désastres (Historia calamitatum), rédigé par Abélard vers 1132, et les lettres échangées par la suite avec Héloïse, prieure du Paraclet, témoignent des interprétations divergentes que les deux époux, désormais engagés séparément dans la vie monastique, font alors de leur passé et de leur situation présente. Les lettres du manuscrit de Clairvaux conduisent à mettre en perspective cette correspondence tardive à la lumière d’un matériau bien plus proche du foyer de leur passion amoureuse. Dans son récit autobiographique, Abélard rapporte qu’il espérait d’abord séduire Heloïse, jeune femme lettrée, au moyen d’un échange épistolaire "qui nous permettrait de nous écrire avec plus d’audace que nous en aurions en parlant". Lui écrivant en retour pour réclamer une lettre de consolation, elle oppose au silence actuel d’Abélard à son égard les courriers incessants dont il l’inondait alors et les chansons qu’il composait à sa louange. On croyait ces lettres et ces chansons d’amour perdues. Ce sont elles que transmettrait, partiellernent, le manuscrit de Clairvaux. De façon bouleversante et inespérée, il nous serait ainsi donné un accès indirect aux messages échangés en secret par les amants, sur des tablettes de cire, alors qu’Abélard logeait dans la maison de Fulbert, oncle d’Héloïse et chanoine de Notre-Dame, qui avait confié l’instruction de sa nièce au maître des écoles du chapitre de la cathédrale.

    Ces Lettres, telles que nous pouvons les lire aujourd’hui, n’apportent à l’histoire qu’une seule précision biographique notable. Aprés la découverte de leur liaison par Fulbert, Héloïse aurait été quelque temps éloignée de Paris, sans qu’Abélard ose la suivre ; c’est du moins ce que l’on peut déduire du poéme 108, écrit pour célébrer son retour. La correspondance prend fin peu après ; elle semble avoir été interrompue par la fuite des amants, Abélard emmenant Héloïse, enceinte et déguisée en nonne, dans les terres de sa famille au Pallet, pres de Nantes. elle accouche de leur fils, Astrolabe. Pour cette raison, on ne trouvera ici aucun écho du débat sur le mariage qui opposa ensuite Ies amants, ni la moindre allusion à la vie menée, entre Paris et Argenteuil, aprés leur mariage secret ; encore moins sera-t-il question de la castration d’Abélard, victime de la vengeance de Fulbert, ou de la prise d’habit des deux époux qui s’ensuivit, Héloïse à Argenteuil et Abélard à Saint-Denis. Si les épisodes les plus dramatiques de cette histoire célèbre restent hors du cadre des Lettres, celles-ci permettent d’en comprendre le ressort profond. Contrairement à ce qu’Abélard prétend dans son récit autobiographique, il n’a pas simplement cherché à séduire une jeune fille pour assouvir ses désirs, guidé par I’orgueil et la luxure. Son désir a dû emprunter les habits de l’éloquence et de la poésie et leur liaison s’est d’abord nouée autour d’un échange intellectuel et littéraire de haut vol.



    Les extraits des Lettres qui nous sont parvenus ont subi un processus de sélection. L’intérét de Jean de Woëvre, le bibliothécaire copiste, portait d’abord sur les formules de salutations et autres exemples de beau style ; il a ainsi été porté à écarter les détails les plus personnels de la correspondance. En dépit de ce filtre, on perçoit toutefois l’essentiel de la joute, amoureuse autant qu’intellectuelle et littéraire, que se livrent les correspondants.

    Le titre du présent dossier est "Héloïse, l'éternelle amoureuse d'Abélard", il a été trouvé, après la lecture des longues lettres, avant de découvrir les courtes et cet extrait de la lettre n°48, d'Héloïse : "Embrasée d'amour pour toi, je veux t'aimer pendant des siècles". Ou, dans une autre traduction : "Enflammée par le feu de ton amour, je veux t'aimer pour les siècles à venir". C'est là un symbole de la continuité entre les courtes lettres de jeunesse et les longues d'âge mûr.

    "Je me laissais tout entier enflammer. Je cherchai tous les moyens d'établir entre nous des relations et des entretiens de chaque jour, ce qui me fournirait l'occasion de 1'entrainer plus facilement au but de mes désirs.". Ces propos d'Abélard, vus au chapitre 8, sont désormais à nuancer :

    [Abélard] suggére aussi, incidemment, qu’elle aurait pris elle-méme l'initiative de leur rencontre. En tout état de cause, l’ensemble de la correspondance démontre que c’est bien elle qui, à chaque étape, relance la discussion, avec toujours de nouvelles exigences, intellectuelles et affectives, auxquelles son amant ne répond le plus souvent qu’imparfaitement.

    Dans cet autre extrait, Sylvain Piron démontre la véracité de l'identification des deux amants à Héloïse et Abélard.

    La validité de ces conclusions suppose toutefois que la proposition de Constant Mews soit confirmée. Elle a, pour l'instant, emporté l'adhésion d’un certain nornbre d’historiens. Parmi eux, Stephenjaeger et John Ward out fourni de nouveaux arguments de poids en faveur de cette attribution. D’autres chercheurs s’en tiennent à l'hypothese d’un couple anonyme du XIIème siecle. Une longue etude de Peter Von Moos a pris le contre-pied de tous les travaux antérieurs. L’éminent philologue remet en cause aussi bien la datation habituellement retenue que l’authenticité même de l'échange épistolaire, pour y voir un habile pastiche, réalisé presque deux siécles plus tard par un auteur unique. Pendant ce temps, le plus grand nombre demeure sur la reserve. Avant que la communauté savante parvienne à un consensus sur ce point, la prudence pourrait sembler l’attitude la plus recommandable. Telle est la position adoptée par Guy Lobrichon dans son ouvrage consacré à Héloïse, qui décide de laisser la question ouverte. Il est pourtant possible de choisir une autre voie, en considérant que le moment est venu de dresser un premier bilan de Ce débat. En cinq années d’échanges nourris, l’attribution des Lettres aux amants célébres n’a rencontré aucune objection dirimante. Il suffirait d’un seul argument irréfutable, démontrant l'impossibilité de cette hypothèse, pour l’invalider totalement. ce jour, en dépit de critiques parfois féroces, aucun argument de ce type n’a été formulé. Comme on le verra, la seule contre-proposition d’ensemble présente davantage de faiblesses que l'identification qu’elle prétend remplacer. Dans le même temps, cette proposition initiale a reçu de sérieux renforts. La balance des preuves parait ainsi clairement pencher d’un côté.

    Afin que chacun puisse se forger une opinion en connaissance de cause, une étude, placée à la suite du texte, reprendra un à un tous les éléments du débat, de l’examen du manusctit aux questions de l'authenticité des Lettres et de l’identité de leurs auteurs. L’attribution de la correspondence à Héloïse et Abélard sortira renforcée de cette enquéte. Les Lettres, en effet, leur vont comme un gant ; il n’y a pas un seul détail, dans le cours des cent seize messages conservés, qui rende cette solution improbable. Pourtant, si nourri que soit le faisceau d’indices en ce sens, il ne possede pas une force probatoire absolue. Tout au plus pourra-t—on conclure de la sorte : cette attribution possède un tel degré de probabilité qu’il est à ce jour impossible de trouver une meilleure option.




    La page Wikipédia intitulée "Epistolae duorum amantium" aboutit à la même conclusion. Elle précise, en outre, que Jean de Woëvre a effectué cette copie en 1471 et 1472, copie qui fut oubliée dans la bibliothèque de Clairvaux jusqu'en 1967. "Les manques sont indiqués mais le manuscrit lui-même n'a pas été conservé. Le texte connu aujourd'hui est donc diminué par rapport aux cent treize lettres, désormais perdues, mais il faut se fier au goût de Jean de la Véprie pour supposer que les parties qu'il n'a pas recopiées étaient sans intérêt, de son point de vue, qui n'était pas celui d'un historien. Il ne manque a priori aucune lettre, mais les coupures en affectent quarante, soit un tiers du total". Extrait du chapitre "Reconstitution de l'intrigue", Sylvain Piron essaye d'établir une datation des lettres :

    Pour fixer la durée de cette correspondance, on ne dispose que de rares et fréles indications qui laissent entrevoir le passage des saisons. L’échange de lettres paraît avoir commence à l’automne, ou du moins peu avant l’hiver (M 18), il a duré plus d'un an (V 87), les dernieres retrouvailles parlant d’un nouveau retour des beaux jours (V 108). On sait qu’Abélard est revenu à Paris en 1113 ; il dit avoir occupé "paisiblement pendant quelques années" la chaire dans l’école du chapitre. La datation la plus précise de sa castration est fournie par l'absence dc Fulbert, à partir du mois d’août 1117, des documents parisiens qu’il aurait normalement dû signer en tant que chanoine. Un calcul rétrospectif, cherchant à loger les différents événements tout en respectant la succession des saisons suggérée par les "Lettres des deux amants", inviterait donc à placer le début de la correspondance au cours de l’automne 1114 ; la découverte de leur liaison aurait eu lieu au début de l’année 1116 ; le retour d’Héloïse (V 108) précédant de très peu l’annonce de sa grossesse et de sa fuite, son fils aurait pu naître au cours de l’automne 1116 ; les tractations en vue du mariage pourraient avoir occupé les premiers mois de l’année 1117. Quant à la "possession tranquille de quelques années" dont parle Abélard, elle devrait s’entendre de son retour à Paris à la découverte de la liaison par Fulbert.


    "Héloïse et Abailard", édition de 1839 illustrée par Jean Gigoux




    [Lettre n° 17, d'Abélard]
    Au vase inépuisable de tout ce qui fait ses délices, son bien-aimé : négligeant la lumiére du Ciel, je veux ne regarder que toi seule sans interruption. Alors que le jour inclinait vers la nuit, je n’ai pu me retenir plus longtemps de me saisir le premier du devoir de te saluer, toi qui, indolente, l’as négligé. Porte-toi bien et sache que ma vie et mon salut ne sont rien sans ta bonne santé.

    [Lettre n° 18, d'Héloïse]
    D’égal à égal, à la rose rougissante sous la blancheur immaculée du lys : tout ce que se souhaitent les amants. Bien que l’année soit à l’hiver, mon sein brille pourtant de la ferveur de l’amour. Que dire de plus ? Je pourrais t’écrire davantage, mais peu de mots suffisent à instruire l’hornme sage. Porte-toi bien, mon coeur, mon corps, et tout mon amour.

    > [Début de la lettre n° 79, d'Héloïse]
    A celui qui mérite d'être embrassé avec la passion d'un amour spécial, l'embrasement de ma passion pour toi : puisses-tu recevoir autant de saluts qu'il y a de fleurs parfumées dans la saison des délices.

    [Fin de la lettre n°80, d'Abélard]
    Lorsque j'ai faim, toi seule me rassasie ; si j'ai soif, toi seule me désaltères. Mais qu'ai-je dit là ? Tu me désaltères, certes, mais sans me rassasier. Je n'ai jamais été rassasié de toi et je crois que je ne le serais jamais. Vis dans la joie, qu'elle ne t'abandonne jamais. Porte-toi bien.

    La démonstration ci-avant, par Sylvain Piron, de l'attribution des lettres à Abélard et Héloïse y est implacable. J'y ajoute, ci-après, ce que j'ai trouvé sur la page Wikipédia anglaise de l'historien Constant Mews, qui dresse un historique des controverses provoquées par ces découvertes et présente les arguments des opposants à l'attribution.

    En 1999, Mews a publié "The Lost Love Letters of Heloise and Abelard". Ce livre contient environ 113 lettres d'amour médiévales, éditées en 1974 par l'érudit allemand Ewald Koensgen. Ces lettres, attribuées simplement à un homme et une femme, ont survécu parce qu'un moine du XVème siècle les a copiées pour une anthologie. Après avoir passé une vingtaine d'années à étudier les écrits philosophiques et théologiques d'Abélard, Mews a conclu que ces lettres (la plus longue correspondance connue entre un homme et une femme de l'époque médiévale) avaient été écrites par Abélard et Héloïse. En 2005, l'historien Sylvain Piron a traduit la correspondance en français.

    La question de savoir si les lettres étaient bien la véritable correspondance est devenue un sujet d'intense débat savant en France. Mews et d'autres chercheurs qui soutiennent l'authenticité des lettres disent que toutes les preuves dans et autour du texte désignent Abélard et Héloïse. Les opposants disent que c'est trop simple et veulent des preuves définitives. Ils rejettent les accusations de vision étroite et nient être motivés par l'envie professionnelle de ne pas avoir été les premiers. "Ce n'est pas de la jalousie, c'est une question de méthode", a déclaré Monique Goullet, directrice de recherche en latin médiéval à l'université de la Sorbonne à Paris. "Si on avait la preuve qu'il s'agit d'Abélard et Héloïse, tout le monde se calmerait. Mais la position actuelle des spécialistes de la littérature est que nous sommes choqués par un processus d'attribution trop rapide".

    Mais après ses années de recherche, Mews est d'autant plus convaincu. "La première fois que j'ai rencontré les mots et les idées, ils m'ont donné un frisson. Malheureusement, cela a été attaqué comme la preuve d'une réponse émotionnelle", a-t-il déclaré. "Il y a eu des stéréotypes très rapides sur les arguments des autres". La plupart des spécialistes du latin s'accordent à dire que le document est authentique et d'une grande valeur littéraire, mais son caractère unique rend certains chercheurs méfiants. "L'explication la plus probable est qu'il s'agit d'une œuvre littéraire écrite par une seule personne qui a décidé de reconstituer les écrits d'Abélard et d'Héloïse", a déclaré Goullet. D'autres affirment qu'il s'agit d'un exercice de style entre deux étudiants qui se sont imaginés dans la peau des amants, ou qu'elle a été écrite par un autre couple. Mews a depuis découvert d'autres parallèles textuels entre les lettres et les écrits d'Abélard qui viennent étayer ses arguments, notamment dans "Abelard and Heloise, Great Medieval Thinkers" et dans des articles de journaux publiés en 2007 et 2009


    Tablette de cire tenue par une femme identifiée à la poétesse Sappho. (Pompéi, Ier siècle) (lien)
    Toutefois, il apparaît que le débat est encore vif. Des scientifiques et historiens de renom ne croient pas à l'authenticité, ainsi Giles Constable ou Peter Dronke. J'ai lu la conclusion du Tchèque Jana Daňhelová en 2013 (lien) et celle de l'Américain Jan M. Ziolkowski en 2004 (lien p. 171-202). Le premier s'appuie surtout sur le manque de preuves formelles ; je ne crois pas que ce soit nécessaire. Le second argumente sur la différence de style à quinze ans de distance, estimant qu'Abélard n'a pas pu changer à ce point. C'est plus gênant, mais le contexte a changé et cela ne m'apparaît pas assez flagrant, compte-tenu des appréciations d'autres spécialistes. Surtout, l'hypothèse d'un faux volontaire et celle d'un autre couple de la même époque m'apparaissent très peu problables. Le prestige d'Abélard et d'Héloïse était tel, à l'époque, que leurs lettres, écrites sur tablettes de cire, étaient considérées comme précieuses dès leur création, elles ont pu être copiées... Mais cela reste une hypothèse et je pourrais la rejeter si de nouveaux indices étaient révélés, montrant une impossibilité ou une importante incohérence (comme j'ai déjà rejeté l'hypothèse de Gilbert de Garlande père que j'avais adoptée). Des dizaines d'années ont quand même passé sans que de tels indices apparaissent...

    Pour Constant J. Mews, en son livre de 2005 (présentation par Damien Boquet), la lecture comparée des deux séries de lettres laisse apparaître une meilleure connaissance de la relation entre les deux amants (traduction DeepL) :

    La frustration d'Héloïse dans sa réponse initiale à sa tentative dans l'"Historia calamitatum" de fournir une justification spirituelle de leur relation passée poursuit un modèle de réponse qui est évident même dans les premières lettres d'amour. Elle est toujours frustrée par son manque de cohérence dans leur relation. Il oscille continuellement entre un enthousiasme passionné et le regret d'avoir été trop impulsif. Ils sont tous deux des écrivains doués qui se nourrissent l'un l'autre dans leurs messages et leurs poèmes. La poésie leur permet de structurer leurs émotions à travers des vers métriques travaillés. Cependant, l'échange est bien plus qu'une occasion de montrer ses compétences dans l'art de la composition. Il enregistre un débat sur l'amour qui est subtilement différent des modèles classiques disponibles pour les deux amants.
    Les "Epistolae duorum amantium" présentent une relation très différente de celle de l'"Historia calamitatum". Plutôt que de relater simplement la passion charnelle, elles transmettent un débat littéraire complexe sur l'amour entre deux personnes très différentes. Copiées de manière incomplète à la fin du quinzième siècle, ces lettres susciteront toujours des débats pour savoir si elles sont des copies authentiques ou si elles ont été éditées, réarrangées, voire totalement inventées par un individu imaginatif. Pourtant, elles trahissent tant d'idées et d'images d'amour parallèles à celles employées par Abelard et Héloïse dans leurs autres écrits qu'elles approfondissent notre compréhension de l'une des amitiés les plus connues du douzième siècle. La complainte finale sur l'amour éclaire également l'attitude d'Abélard vis-à-vis de l'amour sexuel dans l'"Historia calamitatum" comme une folie par laquelle il a été piégé. Lorsqu'il a écrit ce récit, Abélard voulait se distancer du souvenir des chansons d'amour qui l'avaient rendu malade, chansons d'amour qu'il a composées et qui étaient encore en circulation. Un certain nombre d'entre elles (et peut-être aussi celles de Héloïse) sont susceptibles d'être conservés dans les "Carmina burana". Il ne fait guère de doute, cependant, que leurs premières relations étaient autant littéraires et intellectuelles que physiques. Héloïse accorde une grande importance à leurs discussions sur la nature de l'amour, et accusera plus tard Abelard de ne pas être fidèle aux idéaux qu'elle partageait avec lui.
    Des lettres d'Abélard
    dans les Carmina Burana ?

    D'après Constant J. Mews et Georges Minois, un certain nombre des lettres d'Abélard et peut-être aussi d'Héloïse, sont susceptibles d'être conservées dans les "Carmina burana". Ces poèmes médiévaux proviennent d'un manuscrit découvert en 1803, rendus populaires par l'oeuvre musicale homonyme de Carl Orff, Carmina Burana, composée en 1935-1936, dans laquelle Orff reprend vingt-quatre des chants du manuscrit.

    En 2019, en son livre "Abélard, Héloïse et Bernard" (page 175), Georges Minois répond à deux critiques formulées par ceux qui émettent des réserves :

    "Les Lettres des deux amants" constituent un dossier considérable, et ne sont que de courts extraits. On estime qu’entre la premiere et la derniere lettre, i1 s’est écoulé plus d’un an. Si, comme le contenu semble l’indiquer, cela correspond à la période ayant précédé la découverte de leur liaison par Fulbert, Abélard et Héloïse habitaient alors dans la même maison : pourquoi, dans c e cas, s’écrivaient-ils des lettres ? Point n’est besoin d’imaginer, comme le fait Mews, qu’ils vivaient dans des pièces séparées. I1 faut rappeler que ce genre de courrier n’a pas pour but d’échanger des nouvelles ; il s’agit d’un travail littéraire, de dialogues par écrit, très travaillés, destinés à exposer des idées ou des sentiments, des petits traités de morale, exercice pratiqué à cette époque par plusieurs clercs, comme nous l’avons vu. Ovide, dans "L’Art d’aimer", envisageait cette pratique. On trouve d’ailleurs chez le mysterieux professeur des 113 lettres des argumentations dialectiques familières à Abelard, comme lorsqu’il écrit qu’entre deux individus qui s’airnent il s’établit une unité de volonté non pas d’essence mais d'indifférence (indifferenter). Or, peu auparavant, il avait eu avec Guillaume de Champeaux une controverse à l’issue de laquelle il avait obligé ce dernier a reconnaître que l’identité des universaux dans les individus n’était pas dans l’essence mais dans l'indifférence, comme il le raconte dans 1’Historia calamitatum.

    Derniere question : comment ce corpus de 113 lettres d’amour (et probablement davantage) a-t-il pu se retrouver dans la bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux ? Dans un premier temps, si l’on admet que les deux amants en question sont bien Abelard et Héloïse, cette derniere, ayant gardé une copie de ces lettres, les aura emmenées avec elle à 1’abbaye du Paraclet ; elle y fait allusion à la fin de sa premiere épitre de la Correspondance, où elle rappelle à son mari : "Tu me visitais coup sur coup par tes lettres". Par la suite, saint Bernard, venu prêcher au Paraclet et s’étant entretenu avec Héloïse, comme le prouve une missive envoyée au pape en 1150, aurait pu faire recopier ces documents, d’où leur présence dans son abbaye de Clairvaux. C’est du moins l’hypothese de Mews. I1 nous semble cependant plus vraisemblable que les copies n’aient été faites que beaucoup plus tardivement, une fois l’histoire des deux amants devenue célèbre, avec la publication du "Roman de la Rose" et la traduction de Jean de Meung, donc pas avant la fin du XIIIème siècle. Mais Ce ne sont là que pures conjectures. Le plus surprenant peut-étre est que le cistercien qui vers 1470 a réalisé la sélection des extraits des "Epistolae duorum amantium" n’ait pas jugé bon de donner le nom des deux auteurs, alors que la célébrité de ceux-ci, alors bien établie (Villon les célèbre au même moment dans ses poèmes), aurait assure le succés de l’anthologie. Mais ce n’était sans doute pas là son but.

    Il reste que, si on écarte cette objection, tous les indices, chronologiques, géographiques, stylistiques, psychologiques, narratifs, s’accordent pour considérer que ces 113 lettres ont bien été échangées au cours de la première année des relations d’Abélard et d’Héloïse, Vers 1116-1117. Le contenu permet d’ailleurs de reconstituer l’évolution de cette relation, d’une façon tout a fait plausible, et de combler ainsi les lacunes de l’"Histor1Ia calamitatum", très discrète sur cette periode. Reconstitution plausible, mais hypothétique : n’oublions pas que nous ne disposons que de courts extraits, peu explicites, d’une correspondance non datée, qui laisse peut-être de côté des passages essentiels.



  8. L'abbaye du Paraclet fondée par Abélard et Héloïse


    Fondation du Paraclet,
    d'après Jean Gigoux (lien).
    Voici comment je me suis intéressé à Héloïse. Ma belle-mère est née et a grandi à Saint Martin de Bossenay, commune voisine de Quincey, dans l'Aube, là où se trouve Le Paraclet, l'abbaye dont Héloïse était abbesse, sur la route de Thibaut de Champagne, entre Nogent sur Seine et Troyes.

    Les recherches généalogiques que j'ai effectuées du côté de mon épouse ont à plusieurs reprises fait état des contacts de la population locale avec les nonnes du couvent. Ainsi Claude Garçonnat, cette cousine morte à 72 ans en 1709 au "Fond de la Tavelle" en allant mendier son pain à l'abbaye. ou Louise Nugault, fille du seigneur de Saint-Aubin, qui, à 13 ans, en 1620, devient religieuse à vie au Paraclet avec le soutien financier de ses parents, ou Etiennette Massey, cette autre cousine, qui en 1690 est marraine d'un bébé abandonné devant la grande porte de l'abbaye. L'abbesse du Paraclet se trouve parfois marraine d'une fille de vigneron, comme Anne Marie Caillé, sans que l'on ne sache ni devine pourquoi. Parfois elle se fait représenter. La cohabitation entre habitants et religieuses ne se fait pas sans quelques heurs. Ainsi, "En 1615, les religieuses du Paraclet poursuivent Michel Gallois pour un délit dans leur bois du Tillet. Elles assignent plusieurs habitants de Quincey qui témoignent avoir entendu dire par Michel Gallois, demeurant à Saint-Aubin, qu'il avait vendu 10 pièces de chêne et qu'il s'en trouverait encore 15 à 18 dans le bois". Mais certains habitants y voient une chance pour vivre une retraite heureuse, comme Guillaume Popillard et Jeanne Migourdin qui en 1559 font "donation aux religieuses du Paraclet de tous leurs biens, dont une maison, grange, étable, cour et jardin rue de Cormont, des terres, des biens meubles (lit et couchette de plumes, ...). Ils déclarent vouloir être reçus converts en l'Abbaye du Paraclet pour y vivre et mourir. Ils n'ont aucun enfant et sont âgés chacun de plus de 50 ans. En échange de cette donation, les religieuses s'engagent à les inhumer dans l'église de l'Abbaye avec 3 services de 3 messes et à les nourrir, loger, entretenir d'habillement et autres choses nécessaires".

    De plus le dépouillement des censiers du Paraclet effectué par Yves Beauvillé (page voisine) m'a permis de remonter l'ascendance non noble jusqu'au XVème siècle, ce qui est précieux. Au milieu de ces documents notariaux, on trouve quelques détails comme en 1575, quand "Jehan Somillon, laboureur à Saint-Aubin, prend de l'Abbaye du Paraclet le bail d'une terre. Il signe d'un triangle la pointe en bas, avec une diagonale sur la gauche. Le bail à trois vies, qui semble plus spécifique à la Champagne et à la Bourgogne qu'au seul Paraclet, a retenu mon attention. Il permettait aux habitants de souscrire à une sorte d'assurance sur les années à venir pour eux-même et leurs enfants. En voici une illustration sur deux exemples, l'un sur le début d'un bail, l'autre sur la fin :
    • Colin Simon (ascendant) :"Le 7 avril 1488 , Colin Simon, laboureur, et Agnès, sa femme, demeurant à Saint-Aubin, prennent des religieuses du Paraclet le bail à trois vies d'une maison, grange, étable, cour, jardin, accin, pourpris et terres arrables et en friche,2 prés, saulsois et vignes contre: 20 septiers par quart froment, seigle, avoine et orge, 18 boisseaux de noix lorsque les noyers en porteront, entretenir les bâtiments de toute réparation".
    • Jehanne Hucher (ascendante) : "Le 30 avril 1544, Jehanne Hucher, veuve de Jehan Devignes, en son vivant demeurant à la Chaulme, se déporte du bail à trois vies pris il y a 60 à 80 ans, le 6 avril 1488, par feu Jehan Hucher son père au profit des religieuses du Paraclet d'un gaignage à Saint-Aubin à condition de la nourrir, loger, coucher, chauffer sa vie durant et après son décès la faire inhumer selon sa condition. Jehanne jouit de 30 arpents des terres des Mergers pour la deuxième vie, reconnaissant être âgée de environ 80 ans, ne peut plus vaquer à ses aisances et négoces pour son vêtir, nourrir et entretenir. Elle sera inhumée en l'église de l'abbaye devant l'autel Monseigneur Saint-Jean aprés ledit défunt Jehan Hucher son père étant inhumé audit lieu.


    Ce que l'on voit du Paraclet et de sa ferme, le long de la route "Thibaut de Champagne", entre Nogent sur Seine et Troyes.
    PC'est "la grande porte" où des bébés ont été abandonnés... (photo de 2005)

    Derrière les grilles, le site est agréable, bien entretenu et plus grand qu'il ne paraît de l'extérieur. Les bâtiments du XIIème siècle ont disparu faisant place à ce logis abbatial du XVIIème, un cellier aux moines des XVIème et XVIIème et une chapelle de la fin du XIXème. Les visites sont privées et limitées. On peut y voir une crypte béante avec un tombeau. Ci-après :


    Nous avons vu au chapitre précédent comment a été créée l'abbaye du Paraclet, mot mystique signifiant "Consolation". Voici un tableau chronologique de sa vie, raccourci d'un tableau de la page Wikipédia qui lui est consacrée.

    1122 Abélard fonde l'ermitage de Saint-Denis grâce à l'aide de Thibault de Champagne.
    1127 L'ermitage, qui est devenu une « université » aux champs, est fermé.
    1129 Héloïse et ses soeurs chassées par Suger de l'abbaye d'Argenteuil rouvrent l'oratoire.
    1131 L'établissement est agréé par les autorités ecclésiastiques et reçoit le titre de prieuré.
    1133 Abélard et Héloïse définissent la première règle féminine.
    1135 Héloïse est nommée abbesse. Le Paraclet est devenu le premier centre de musique sacrée de son temps.
    1139 Bernard de Clairvaux inspecte le Paraclet, qui est devenu un centre intellectuel pour femmes.
    1144 Pierre le Vénérable transfère la dépouille d'Abélard au Paraclet, reçu dans l'ordre clunisien.
    1146 Le Paraclet est doté d'un immense domaine agricole et viticole. Il est érigé en abbaye en 1147.
    1164 Mort d'Héloïse à 72 ans.
    1233 le Paraclet est rattachée à l'abbaye royale de Saint-Denis (son domaine fournit Paris en blé).
    1291 Pour faire face au manque de moyens, l'effectif est limité à soixante moniales.
    1342 L'abbatiale est restaurée grâce à la reine Jeanne d'Évreux.
    1359 Le Paraclet, ravagé par la guerre de Cent Ans, est déserté.
    1360 Une ex-moniale accouche d'un premier enfant de l'évêque de Troyes.
    1377 Le Paraclet n'a même plus d'abbesse.
    1403 Une nouvelle abbesse est nommée. Nouvelle vacance de 1406 à 1415.
    1453 La guerre terminée, le Paraclet vivote.
    1481 L'abbesse Catherine de Courcelles commence la reconstruction.
    1509 L'enceinte qui se voit aujourd'hui est terminée
    1533 Le Paraclet devient une abbaye royale.
    1536 L'abbesse Antoinette de Bonneval exerce une discipline tyrannique et paranoïaque.
    1547 Le poste d'abbesse du Paraclet devient accaparé par les plus grandes familles du royaume.
    1557 Le Paraclet, refuge des paysans en cas d'attaque des armées protestantes, abrite une caserne.
    1615 L'abbesse fait publier les manuscrits d'Abélard et sa correspondance avec Héloïse.
    1650 Une tempête détruit une grande partie de l'abbaye
    1701 L'abbaye vit dans le culte du souvenir des amants convertis.
    1707 La reconstruction de l'abbatiale est commencée.
    1770 Le domaine de l'abbaye et ses bâtiments agricoles sont affermés.
    1779 Une nouvelle salle capitulaire est construite, ainsi qu'un immense cellier qui se voit aujourd'hui.
    1790 L'abbaye, nationalisée, est évacuée (quelques moniales reviendront).
    1792 Le reliquaire d'Héloïse et Abélard est transféré à Paris. L'abbaye est vendue, l'abbatiale démolie.
    1821 Le Paraclet est racheté par le général Pajol qui fait ériger l'obélisque dédié à Héloïse et Abélard (ci-dessus).
    1910 Charles Marie Walckenaer fait construire la chapelle actuelle.


    Le Paraclet disparu est reconstitué sur cette gravure de 1862 (lien).





    "Abélard enseignant", gravure du milieu du XIXème siècle d'Eustache Lorsay (liens : 1 2). Abélard a enseigné
    à la montagne Sainte Geneviève, à Paris, autour de 1112 et à l'emplacement du futur Paraclet autour de 1125.






    Gravure du XIXème siècle (lien).
    Héloïse et ses religieuses chassées du prieuré d'Argenteuil, sont acceuillies en 1129 par Abélard à l'ermitage
    qui devient en 1131 le prieuré de la Sainte Trinité. Ensuite renommé Paraclet, il est érigé en abbaye en 1147.
    Héloïse est sa première abbesse, jusqu'à son décès en 1164. + autre reproduction (lien).


    Estampe du XIXème siècle. Abélard recevant Héloïse au Paraclet (BnF, lien).
    Héloïse au Paraclet. Jean-Baptiste Mallet. Musée Fragonard (Grasse), 27 x 22 cm (lien).


    Héloïse au Paraclet (à comparer avec la 1ère illustration du chapitre 6) (BnF, lien). Complainte d'Héloïse au Paraclet,
    Lancelot-Théodore Turpin de Crissé. (Dessin du Carnet de romances de la Reine Hortense, commentaire, lien).

    Abélard prêchant au Paraclet









    Réception de Pierre le
    Vénérable au Paraclet

    Héloïse supérieure du Paraclet




    (Jean Gigoux 1839)





    Héloïse au tombeau d'Abélard





    Portrait d'Héloïse au Paraclet, Anonyme, 1756 (liens : 1 2) (variante, lien) (livre d'A. Pope).


    La mort d'Héloïse, au Paraclet. Par Samuel Wale, d'après Angelica Kauffman, 1782. Bristish Museum (lien) (+ gravure).

    "Héloïse recevant une lettre d'Abélard", William Wynne d'après Angelica Kauffman, vers 1779 (lien). Original (pour Kauffman, voir aussi ici).

    D'après Jean Michel Moreau le Jeune, 1796. Illustration pour le volume I, page 113 des "Lettres d'Héloïse et d'Abailard", Fournier le jeune et fils, Paris, Bristish Museum (lien).





    Le Paraclet vers 1700


    Plans du domaine du Paraclet : vers 1700 (Werner Robl, légendes ci-dessous, lien) et en 1867 (lien).
    Bâtiments abbatiaux selon le plan cadastral de 1809 (fondations), Ardusson et canal vers 1700, bâtiments vers 1700. 1 = église abbatiale avec chapelle de la Trinité 2 = chapitre 3 = réfectoire 4 = cuisine 5 = aile des religieuses et dortoir 6 = maison de l'abbesse 7 = cloître 8 = oratoire petit moustier 9 = cellier aux moines 10 = la ferme 11 = pigeonnier 12 = tours rondes 13 = abbatiale 14 = moulin 15 = croix du maître ? 16 = Jardin le Roucy 17 = Vieux Ardusson 18 = Canal de l'Ardusson 19 = Ancien cours de l'Ardusson 20 = Jardin 21 = anciennement la vigne ? 22 = ancien cimetière de religieuses ?


    Au XVIIIème siècle

    Les images suivantes (et le plan ci-avant de 1867) sont extraites du catalogue publié lors de l'exposition "Très sage Héloïse", du 9 juin au 2 septembre 2001 au Musée historique de Troyes et de la Champagne. Nous reviendrons sur ce passionnant numéro spécial de la revue "La vie en Champagne" en partie 14 du chapitre 12. Werner Robl en fait une présentation en cette page.

    1. Lettres d'Héloïse et d'Abélard, MS 802, Bibl. Mun. Troyes, folio 93v., fin 13e siècle + folio 1.
    2. Première édition de l'oeuvre d'Abélard, François d'Amboise, 1626 (Bibl. Mun. Troyes C. 7. 1621)
    3. Du Bois, Le Philosophe Amoureux, 1697 (Bibl. Min. Troyes CL 16° 1141)
    4. L'abbaye du Paraclet, vers 1548 (Arch. dép. Aube)
    5. Vue de l'abbaye du Paraclet, gravure du XVIIIème siècle (Arch. dép. Aube)
    6. L'oratoire d'Abélard (estampe, Bibl. Mun. Troyes)
    7. Entrée de l'abbaye et façade ouest de la basse-cour avant 1809, aquarelle (Coll. Particulière)
    8. Vue du Paraclet par Boisseau (Musée du Vieil Argenteuil, D 94, cl. Penpeny)
    9. Ruines de l'église, avant 1809, aquarelle (coll. particulière)
    10. Plan du domaine de Paraclet en 1708 (arch. dép. Aube)

    1 2 3 4

    5 6 7

    8 9

    10 Le Paraclet en 1708. En correspondance avec le plan 4 de 1548, le Paraclet est bordé au nord par la rivière Ardusson (notée Dardusson), au sud par la route de Nogent sur Seine à Troyes (notée "chemin de Nogent à Marigny", Marigny le Châtel), aussi appelée route de Thibaut de Champagne. L'abbaye est à un tiers sur la commune de Saint Aubin, à l'Ouest, et à deux tiers sur la commune de Quincey (notée Quincé) (Ferreux-Quincey), à l'Est.



    Le Paraclet en 1836. Dessin extrait d'une carte de l'Aube (lien picclick).
    A comparer avec, ci-dessous à gauche, vers 1795, gravure de Baugean d'après Delaval (lien).

    Ci-dessus à droite, le "chemin de 5 pieds", passant du Paraclet, longeait l'Ardusson durant des dizaines de km.
    Il en subsiste quelques tronçons, comme ici à Saint Martin de Bossenay.


    Ruines de l'église du Paraclet. Dessin au lavis de François Alexandre Pernot (1793-1865) (autre photo) (lien)

    "Un habitant du pays m'a décrit le Paraclet tel qu'il était avant la Révolution..." : en une page de son site, Werner Robl rapporte les témoignages de voyageurs ayant visité le Paraclet en 1789, 1806 et 1812. "Dans presque toutes les chambres on voyait les portraits des deux amants entre les crucifix et les images des saints". En complément : un relevé des vestiges de l'abbaye en 1950, établi dans le numéro 4 de la revue du folklore de l'Aube (1965).

    Sur une autre page, Werner Robl a fait une étude poussée sur le Paraclet. En voici un extrait :

    La partie la plus intéressante du monastère était le lieu, attesté dans les sources anciennes par le nom de "petit moustier", c'est-à-dire petit monastère. Il s'agissait d'une petite chapelle avec son propre cloître, attenant au grand monastère. C'est là qu'Abélard avait été enterré par Héloïse durant l'hiver 1142/1143, et elle-même par ses consoeurs en 1164. Seules quelques autres personnes y ont également été enterrées, pour la plupart des intimes directs du couple fondateur, entre autres les nièces d'Abélard. Selon le Livre des Morts, Astrane, la première prieure sous Héloïse, reposait également à cet endroit :

    Le petit moustier se trouvait probablement à l'est de l'abbaye et était accessible depuis le grand moustier, c'est-à-dire le grand monastère, par une porte de communication. La tombe commune d'Héloïse et d'Abélard se trouvait dans la chapelle même. Catherine II de Courcelles, la 17ème abbesse, en fonction de 1481 à 1513, organisa la première translation des corps du couple fondateur de l'oratoire petit moustier vers le choeur de la grande église abbatiale.


    La maison abbatiale, en 2016.


    Le corps de ferme avec, à droite, le pigeonnier, en 2016.


    La chapelle en 1910, peu après sa création, (carte postale) et en 2016.




    La ferme du Paraclet, vue de la route reliant Nogent sur Seine à Troyes.
    Au centre, en arrière-plan, le pigeonnier. Photo flickr Ombre&Lumière (lien).


    L'Ardusson à Quincey, près du Paraclet. Carte postale : la Crypte absidiale présentée aux touristes du début du XXème
    siècle comme lieu de rendez vous secret des amants. (lien) Ci-dessous, entre route et Ardusson, le Paraclet disparu (lien).



    Le songe de Werner Robl
    Aspiciebam in visu noctis et ecce... J'ai eu une vision dans la nuit et voici...
    Le Paraclet est le sol originel de l'université européenne, le témoignage en pierre de la relation inhabituelle entre deux hommes célèbres du début du Moyen-Âge, le symbole d'une théologie tolérante tournée vers Dieu et vers les hommes. C'est pourquoi il aurait mérité d'être mieux considéré. Les propriétaires actuels s'efforcent de préserver le site avec le soutien de l'Etat. Le site est également ouvert à la visite, du moins pendant les mois d'été. Mais les moyens et l'initiative manquent manifestement pour une reconstruction partielle du monastère ou une exploration de la première sépulture du couple fondateur. Aujourd'hui encore, le Paraclet n'est pas aménagé et se trouve loin des villes, dans un environnement charmant, dans un parc magnifique.
    Tous les amis d'Abélard sont ici invités à faire leur possible pour préserver ce merveilleux morceau de patrimoine culturel au coeur de la France et ne pas le laisser tomber dans l'oubli définitif. Pierre Abélard et Héloïse avaient jadis souhaité reposer ensemble en paix ici - et seulement ici. Ce souhait n'a pas été réalisé à ce jour : Abélard a été dérangé neuf fois en tout, Héloïse huit fois dans sa sépulture. Depuis 1817, leurs dépouilles reposent au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
    En raison de leur grandeur spirituelle, de leur importance dans l'histoire contemporaine, de leur relation spirituelle unique, ils auraient mérité d'être transférés à nouveau et définitivement là où eux seuls se croyaient heureux, même dans la mort : au Paraclet. [source, lien photo]



    Héloïse, prestigieuse abbesse. En sa jeunesse, Héloïse était une brillante intellectuelle, exégète savante, première femme diplômée, célèbre dès avant sa rencontre avec Abélard pour être l'unique femme ayant osé entreprendre les études des sept arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, astronomique, musique, astronomie et géométrie). A l'âge mûr, alors que sa mère Hersende de Champigné était décédée avant de devenir abbesse de Fontevraud (cf. chapitre 4), Héloïse devint abbesse du Paraclet en 1135, après en avoir été la Grande Prieure depuis son arrivée en 1129, en provenance de l'abbaye d'Argenteuil. Ce titre remonte à des temps anciens (par exemple Fare de Meaux fondatrice de l'abbaye de Faremoutiers et sa première abbesse vers 650).


    Abélard installe Héloïse et ses nonnes au Paraclet. Vers 1840.
    Lithographie d'Eugène Bulla d'après Achille Devéria (Musée d'art et d'histoire de Genève, lien).

    Quand Héloïse et les nonnes d'Argenteuil qui la suivent arrivent au Paraclet, en 1129, elles vivent dans des conditions difficiles sur les restes de l'oratoire de la Trinité, "fait de roseaux et de chaume" fondé par Abélard et ses étudiants quelques années plus tôt. Abélard : "Pendant quelques temps, elles y vécurent dans la misère et la désolation ; mais un regard de la divine Providence, qu'elles servaient pieusement, leur apporta la consolation. [...] En une seule année, j'en atteste Dieu, les biens de la terre se multiplièrent autour d'elles plus que je n'aurais pu faire moi-même en cent ans, si je fusse resté [...] Les évêques la chérissaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïcs comme leur mère". François Verdier, dans le catalogue 2001 de Troyes, décrit le succés rapide qu'engrangea Héloïse :

    Le succès de la communauté est en effet rapide, la reconnaissance successive des papes, des rois de France, des abbés de la région et les nombreuses donations des laïcs ne se font pas attendre : dès 1131, le pape Innocent II reconnaît la communauté et ajoute en 1135 des privilèges nouveaux. La même année, le roi Louis VII exempte le Paraclet du paiement de toute coutume. La bulle Eugène III du 1er novembre 1147 énumère une liste impressionnante de biens ; une augmentation aussi significative ne se produira plus qu'entre la fin du XIIème siècle et le premier tiers du XIIIème siècle. Si on ne oeut douter des qualités d'Héloïse, suffisent-elle, cependant, à expliquer un tel succès et quels atouts supplémentaires possédait-elle pour réussir aussi rapidement ? [...]

    La charte de l'évêque Garnier, datée de 1194, est un document exceptionnel sur les premiers temps de l'abbaye. On y distingue les deux périodes de donations, celle du temps d'Abélard et celles du temps d'Héloïse. [...] Les donations faites à Héloïse sont considérables, en comparaison de ces premières. [...] Héloïse est en outre chef d'ordre. Lalore le rappelle dans l'introduction de son édition du Cartulaure : "... qu'elle est chef d'ordre et qu'elle a soubs soy non seulement des religieuses, mais aussi des religieux tant profès que novices et oblats ou frères et soeurs donnés ; mais aussi des prieurés, voire même des cures où elle pourvoit". [...]

    Les donations faites a Héloïse sont considérabies, en comparaison des premières à Abélard. Elles sont dues à ceux qui se trouvaient aux premières heures de l’oratoire, bientôt accompagnées des personnes de leur famille ou de leurs alliances. De son arrivée en 1146, les donations s’étendent aussi de l’autre côté de la Seine, sur la côte de l’|le-de-France où se trouvent les meilleurs vignobles, à Chalautre-la-Grande, Villenauxe-la-Grande, Bethon. Elles portent aussi sur les meilleures terres essartées de la plaine de Brie autour de Nangis.

    Mais l’acquisition de terres et de vignes n’est pas, à l’analyse, prioritaire. Héloïse semble préférer de loin l’acquisition de dimes qui, en 1146, portent sur dix-huit paroisses, de moulins dont quinze sont possédés en totalité ou en partie, de fours (trois), de droits de péche, dans une région trés poissonneuse et de maisons, à Provins notamment.

    [...] Héloïse fut donc bien une femme philosophe non dans le cloître seul, mais dans une existence où l'aventure fut autant intérieure que publique.


    Carte des possessions du Paraclet au XIIIème siècle.


    Edward Henry Corbould (lien) "O voto de Heloisa", Pedro Americo 1880, 150 x 104 cm (Musée Rio de Janeiro, Brésil, lien).





  9. Héloïse vue par Abélard dans "Histoire de mes malheurs"

    [[Voici l'extraordinaire récit que Pierre Abélard fit de son amour avec Héloïse sous le titre "Historia calamitatum", "Histoire de mes malheurs". Il est considéré comme la lettre n°1 d'Abélard à Héloïse, car même s'il l'a rédigée pour un ami, il l'a fait en pensant qu'Héloïse la lirait. Et elle en a pris connaissance effectivement rapidement. Ce récit est ici présenté par "M. Villenave" (Mathieu-Guillaume Villenave), en extraits d'une longue introduction, de 121 pages, du livre "Lettres d'Héloïse et d'Abélard, traduction par le bibliophile Jacob" (Paul L. Jacob), couverture de la première édition de 1840 ci-contre. Ses propos de présentation sont entre crochets, les miens en double crochets. Le texte est recopié de l'édition 1864 présentée sur ce lien Gallica avec quelques correctifs très mineurs, surtout d'accentuation. Cette introduction avait déjà été publiée, séparemment, en 1834, sous le titre "Abélard et Héloïse, leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages" (frontispice)]]


    Manuscrit copié d'après "Histoire de mes malheurs", ayant appartenu à Pétrarque (1304-1374) (commentaire) (BnF, liens : 1 2) (et plus loin au chapitre 15).
    [Abélard a raconté les événemens de sa vie dans une longue lettre, divisée en quinze chapitres, qu'il écrivit du monastère de Saint-Gildas, dans la petite Bretagne, à un ami qu'il ne nomme pas ; et, en citant cette lettre, Héloïse ne le fait pas non plus connaître. Abélard embrasse, dans son récit, tout ce qu'il a fait, tout ce qui lui est arrivé depuis son enfance jusqu'au temps où il écrit : or, à cette époque, Héloïse était déjà abbesse du Paraclet ; Abélard était abbé de Saint-Gildas et il avait plus ne cinquante ans. C'est dans cette narration qu'on pourrait croire, en son entier, sinon presque inconnue, du moins étrangement défigurée, que nous allons prendre les faits tels qu'Abélard les expose lui-même.]

    [...] Vous ne pouvez ignorer, combien alors le nombre toujours croissant de mes élèves me rapporta d'argent et de gloire. Mais la prospérité enfle les insensés ; une tranquillité mondaine énerve la vigueur de l'esprit et porte facilement aux tentations de la chair. Tandis que je croyais être le seul philosophe supérieur dans le monde, et que je ne craignais plus les cris de l'envie, moi qui jusqu'alors avais vécu dans la continence, je commençai à lâcher le frein aux voluptés ; et, plus j'avais excellé dans la philosophie et dans la science des choses divines, plus je commençais à m'éloigner, par une vie déréglée, des choses divines et de la philosophie.

    [...] Il y avait à Paris, dans la Cité, une jeune fille appelée Héloïse, nièce d'un chanoine nommé Fulbert, qui l'aimait beaucoup et l'avait fait instruire, autant qu'il le pouvait, dans les sciences et dans les lettres. Elle n'était pas au dernier rang par sa beauté, mais elle n'avait pas d'égale pour le savoir. Et, comme les femmes lettrées sont rares, la réputation d'Héloïse s'était répandue dans la France. Tout ce qui peut séduire les amants vint s'offrir a mon imagination. Héloïse devint l'objet de mon amour, et je crus qu'il me serait facile d'être heureux ; car j'étais alors si haut en renommée, et ma jeunesse et ma beauté brillaient de tant d'éclat, que je ne pouvais craindre d'être repoussé par aucune des femmes que j'aurais jugées dignes de mon choix ; et je pensais qu'il me serait d'autant plus facile de gagner le coeur d'Héloïse, que plus elle avançait dans les sciences, plus elle les aimait ; que déjà un commerce de lettres existait entre nous, et que je lui écrivais avec plus de liberté que je n'eusse d'abord osé parler. Je me laissais tout entier enflammer. Je cherchais tous les moyens d'établir entre nous des relations et des entretiens de chaque jour, ce qui me fournirait l'occasion de 1'entrainer plus facilement au but de mes désirs.

    J'employais auprès de son oncle le ministère de quelques amis pour qu'il consentit à me recevoir dans sa maison, qui d'ailleurs était voisine de mon école. J'avais chargé ces amis complaisants d'exposer à Fulbert que, mes études ne me permettant pas de soigner mes affaires domestiques, je le laissais libre de fixer lui-même le prix de ma pension et de mon logement. Or Fulbert était avare, et il attachait une grande importance à ce que sa nièce continuât à faire des progrès dans les lettres : ces deux motifs lui firent donner à ma demande un facile consentement. J'obtins tout ce que je désirais du chanoine, entièrement préoccupé de l'amour de l'argent et de l'idée que sa nièce retirerait un grand profit de mon enseignement. Il me pressa donc instamment, et bien au-delà de mon espérance, de donner les leçons de mon art à Héloïse ; et, servant ainsi lui-même mon amour, il la livra toute entière à mon autorité magistrale. Il me conjura, lorsque je serais libre de mon école, de donner tous mes soins à sa nièce pendant le jour et même pendant la nuit ; et, si je la trouvais rebelle à mes leçons, de la corriger de mes mains fortement.

    Je ne pouvais assez admirer la simplicité de Fulbert, et je fus aussi stupéfait que s'il avait livré une tendre brebis à un loup affamé ; car non seulement il me chargeait d'instruire sa nièce, mais il me donnait mission de la châtier et de la châtier fortement : et qu'était-ce autre chose qu'ouvrir à mes voeux toute leur carrière, que m'offrir lui-même le dernier moyen de vaincre, quand bien même je répugnerais à le saisir ; et, au cas où je ne pourrais toucher Héloïse par mes discours caressants, de la fléchir par les menaces et par les châtimens ? Mais deux choses détournaient facilement Fulbert de tout soupçon et de la crainte d'aucun danger : la vertu de sa nièce et la réputation si bien établie de ma continence.


    Abélard moine à l'abbaye de Saint Gildas de Rhuys, Jean Gigoux, gravure de Pierre-François François Godard, 1839.
    Que dirai-je de plus ? Héloïse et moi nous fûmes unis d'abord par le même domicile, et ensuite par le même sentiment. Sous prétexte de l'étude, nous vaquions sans cesse à l'amour ; et la solitude que l'amour désire, l'étude nous la donnait. Les livres étaient ouverts devant nous, mais nous parlions plus d'amour que de philosophie, et les baisers étaient plus nombreux que les sentences. Ma main se portait plus souvent sur le sein que sur les livres ; et nos yeux étaient plus exercés par l'amour que par la lecture de l'Ecriture-Sainte. Cependant, pour mieux écarter tout soupçon, des coups étaient souvent donnés, mais par l'amour et non par la colère.

    Qu'arriva-t-il enfin ? Nous nous livrâmes sans réserve à notre amour ; nous trouvâmes toutes ses joies ; l'imagination vint en ajouter de nouvelles et écarter la satiété. Mais plus l'amour m'occupait, moins je pouvais vaquer à la philosophie : j'éprouvais le dégoût le plus pénible quand il fallait me rendre à mon école.

    Après avoir donné à la volupté mes veilles et mes jours, mon esprit ne trouvait plus rien : j'étais réduit à répéter mes anciennes leçons ; et si je pouvais encore composer des vers, ils étaient consacrés à l'amour, non aux secrets de la philosophie. Et, vous le savez, la plupart de mes chansons étaient répandues dans les provinces et chantées par ceux dont la vie ressemblait à la mienne.

    Il est difficile d'imaginer quelle fut la tristesse, quels furent les pleurs et les gémissemens de mes élèves quand ils connurent cette grande préoccupation et ce trouble de mon esprit. Le bruit de mes amours était partout répandu, et je crois qu'elles n'étaient ignorées que de celui-là seul qui avait le plus d'intérêt à en être instruit. Plusieurs fois Fulbert fut averti, et toujours il refusa de croire, tant était grande sa confiance dans la vertu d'Héloïse et dans l'austérité de mes moeurs.

    [...] [Plusieurs mois s'écoulèrent encore ; les chansons d'Abélard retentissaient dans toutes les rues, dans tous les carrefours de Paris, et enfin l'oncle ou le père d'Héloïse eut les yeux ouverts]

    Oh ! quelle fut sa fureur ! quelle fut la douleur des amants dans leur séparation cruelle ! De quelle confusion je me vis couvert ! Et quel désespoir la pudeur m'obligea de comprimer ! Mais plus le ressentiment de Fulbert nous éloignait, plus l'amour nous unissait encore : sa flamme s'augmentait de l'aliment qui lui était ravi. Les obstacles ne servirent qu'a nous rendre plus entreprenans. Les voiles de la pudeur, deja rendus si faibles, devinrent plus légers, et enfin nous fumes dé couverts dans le même état où la fable rapporte que Mars fut surpris avec Vénus.

    Bientôt après, Héloïse connut qu'elle serait mère : elle m'écrivit en m'exprimant toute sa joie, et en m'invitant déliberer sur ce que je devais faire. Or, une certaine nuit que Fulbert absent de sa maison, je vins, j'enlevai furtivement Héloïse, et, sans délai, je la fis passer dans ma patrie. Elle habita le bourg du Palais [Pallet], et resta près de ma soeur jusqu'a ce qu'elle fût accouchée d'un enfant mâle qu'elle nomma Astrolabe [ou Astralabe].

    Le départ d'Héloïse avait jeté Fulbert dans une fureur qui tenait de la démence ; et ce qui rendait son état plus terrible, c'est que le besoin de cacher les motifs de sa rage en comprimaient la dévorante activité. Il ignorait ce qu'il pourrait oser en se vengeant par le meurtre, ou par tout autre moyen qui contre moi et quels pièges il pourrait me tendre. Il craignait, me laisserait une vie misérable, que sa nièce, qu'il chérissait toujours, n'eût à souffrir dans ma famille les représailles de la vengeance. Il ne lui était pas d'ailleurs facile de me surprendre : mes précautions étaient prises, et il ne m'aurait pas trouvé sans défense. Enfin j'eus compassion de son trouble et de sa perplexité ; et, m'accusant moi-même du mal qu'avait fait l'amour comme d'une trahison que j'aurais commise, j'allais, dans l'attitude d'un suppliant, trouver Fulbert et me soumettre à la satisfaction qu'il voudrait exiger. J'offris d'épouser Héloïse, pourvu que cet hymen restât secret, afin que ma réputation n'en reçût aucune atteinte. Fulbert donna son consentement, et je reçus le baiser de paix de celui qui voulait, par cette feinte démonstration, me perdre plus aisément.

    Je me rendis aussitôt en Bretagne pour aller chercher mon amante, la ramener à Paris et en faire ma femme. Mais Héloïse ne négligea rien pour me détourner de ce dessein : elle alléguait et les dangers que je courais et le soin de ma renommée ; elle affirmait par serment que son oncle ne laisserait désarmer sa vengeance par aucune satisfaction ; qu'il chercherait d'abord à ruiner ma gloire, sachant bien quelle lumière cet hymen enlèverait au monde, et combien de larmes aurait à répandre la philosophie.

    Si, disait-elle, les philosophes païens vécurent dans le célibat quoiqu'ils ne fussent engagés dans aucune profession religieuse, que dois-tu faire, toi qui es clerc et chanoine ? [...] Héloïse ajoutait enfin combien il était dangereux pour moi de la ramener à Paris, et combien il lui serait plus cher, et a moi plus convenable, qu'elle fût mon amante et non mon épouse : "Que l'amour seul me conserve à toi, et qu'aucun lien nuptial ne vienne nous unir. Le bonheur de nous voir, pendant notre séparation, sera d'autant plus grand qu'il deviendra plus rare". C'est en ces termes et par d'autres semblables discours qu'elle cherchait à me persuader ; et voyant qu'elle ne pouvait triompher de ma résistance [que par parenthèse Abélard appelle sa folie] Héloïse soupira profondément, et, fondant en larmes, elle termina tout ce qu'elle venait de dire pour me convaincre par ces paroles remarquables : "Crains que, dans la perte de deux......, il ne succède une douleur non moins grande que ne le fut l'amour". Et dans ces paroles l'esprit de prophétie n'a pas été absent, comme l'a depuis reconnu l'univers.


    Astrolabe de Tolède datant de 1080 semblable à ceux qu'Abélard a pu étudier en 1112 à Léon auprès d'Adélard. Quatre ans plus tard, il appellera son fils Astralabe / Astrolabe (lien).
    [Ce fut au milieu de ce combat de l'amour et du devoir, combat dans lequel Abélard ne se laissa pas vaincre alors en générosité, qu'Héloïse devint mère. Abélard confia l'enfant à sa soeur et ramena secrètement à Paris son amante. Peu de jours s'étaient écoulés lorsque, après avoir passé dans une église, avec quelques témoins, la nuit en prières], nous reçûmes au point du jour, dit Abélard, la bénédiction nuptiale, en présence de l'oncle d'Héloïse et de quelques uns de mes amis et des siens. Ensuite nous nous retirâmes sans bruit, chacun de notre côté. Dès lors nous ne nous montrâmes plus, Héloïse et moi, que rarement ensemble, et notre hymen secret était soigneusement dissimulé par nous. Mais Fulbert et ses domestiques, empressés d'apporter quelques consolations au déplaisir de leur maître commencèrent à divulguer le mariage et à violer la promesse que l'oncle et ses gens avaient faite de le tenir caché. Cependant Héloïse protestait et allait même jusqu'à jurer qu'elle n'était pas ma femme ; que le fait était faux ; et l'oncle, furieux de ses dénégations, l'accablait d'injures et d'outrages. Dès que j'en fus informé, je fis passer Héloïse dans le couvent d'Argenteuil, où elle avait été élevée. Je voulus qu'elle prit les vêtemens religieux, mais non encore le voile, et moi-même je la revêtis de la robe du Seigneur.

    A cette nouvelle, l'oncle et ses parents et ses amis pensèrent que j'avais trompé Héloïse ; que j'avais voulu facilement me débarrasser d'elle en la vouant au culte des autels. Leur indignation s'alluma, ils jurèrent de se venger ; et, une nuit, tandis qu'un sommeil profond s'était emparé de mes sens, ils corrompirent avec de l'or l'homme qui me servait ; des émissaires furent introduits dans mon appartement et m'infligèrent l'infâme et cruelle punition qui a rempli le monde d'un long étonnement. Les coupables prirent soudain la fuite : deux furent arrêtés et subirent la loi du talion ; on leur creva aussi les yeux. Le troisième coupable était ce domestique qui fut conduit à la trahison par la cupidité.

    [Abélard ne dit point si ce traître fut découvert, Il. paraît que le chanoine, qui devait craindre ses révélations, réussit à le soustraire à la vengeance des lois. Les biographes rapportent que l'oncle d'Héloïse s'était introduit avec quatre ou cinq complices dans la chambre d'Abélard, et que cet oncle barbare, qui eût aussi mérité la peine du talion, fut décrété, dépouillé de ses bénéfices et banni. Mais ces détails, trop importans pour être oubliés, manquent dans le récit d'Abélard, et il est permis de les croire supposés. Remarquons aussi que la vengeance de Fulbert n'est révoltante que par son atrocité ; car d'ailleurs il ne poursuivait point en Abélard le simple séducteur de sa nièce ou de sa fille, comme l'ont dit plusieurs biographes, mais l'homme qui, ayant volontairement épousé Héloïse, l'avait précipitée dans un cloître, l'avait enlevée à sa famille et au monde dans le seul intérêt de sa vanité de philosophe et de professeur.]


    Fulbert et la montée vers la chambre d'après Jean Gigoux, puis la castration (Langlois d'après Moreau le Jeune, lien).

    Le lendemain matin, mon aventure fut répandue dans toute la cité. Les habitants, plongés dans la stupeur d'un tel événement, accoururent en foule pour me voir. Il me serait difficile et même impossible d'exprimer la véhémence de leurs lamentations, les clameurs dont ils me tourmentèrent, et le trouble que m'apportaient les cris de leur douleur. Mais surtout les clercs, et principalement mes écoliers, me faisaient un mal horrible par leurs plaintes intolérables, par leurs sanglots et leurs gémissemens. Je souffrais beaucoup plus de leur compassion que de ma blessure, et beaucoup plus de ma honte que de mes douleurs physiques. Je me rappelais de combien de gloire je brillais encore la veille, et par quel rapide revers cette gloire se trouvait affaiblie, et même presque éteinte. Je voyais par quel juste jugement de Dieu j'étais puni par où j'avais péché ; par quelles justes représailles l'homme que j'avais trahi venait de me trahir à son tour.

    Il me semblait entendre les éloges que mes adversaires donneraient à cette justice distributive. Je pensais à ce qu'allait être l'affliction de mes parents, celle de mes amis, et au bruit dont mon infâme aventure devait remplir le monde. Je connus que si désormais j'osais paraître en public je serais montré du doigt et partout regardé comme un spectacle monstrueux. J'étais encore confondu par la pensée que, suivant le Deutéronome, l'abomination des eunuques est si grande devant Dieu, qu'ils étaient réputés immondes, et que les temples se fermaient devant eux ; que, selon le Lévitique, il était défendu d'offrir au Seigneur aucun animal mutilé.

    Enfin le sentiment de mon état vint me couvrir de tant de confusion que, je l'avoue, ce fut plutôt la honte qu'un désir de conversion qui me précipita dans les solitudes du cloître. Je voulus cependant, avant de me ravir au monde, lui enlever Héloïse ; et, déférant volontiers à mon ordre, elle prit le voile et prononça les voeux éternels. Ainsi, tous les deux, nous embrassâmes en même temps la vie monastique : elle dans l'abbaye d'Argenteuil et moi dans celle de Saint-Denis.

    Touchées de sa jeunesse, les compagnes d'Héloïse voulurent en vain la détourner du sacrifice qu'elle allait consommer ; elle répondit en pleurant par ces vers que Lucain met dans la bouche de Cornélie : "« O mon illustre époux ! toi dont je n'étais pas digne de partager la couche ! le sort qui me poursuit a donc eu le droit de t'opprimer toi-même ! Pourquoi formais-je les noeuds impies qui devaient te rendre misérable ! Maintenant reçois ma mort que je t'offre volontairement en expiation de mon crime". Elle dit, et soudain se précipite vers l'autel, y saisit le voile que l'évêque a béni, et se consacre à toujours, devant le peuple, à Dieu qui reçoit ses serments. [...]


    Médailles de bronze par Raymond Gayrard, Gallerie métallique des grands hommes français.
    Abélard en 1817 (lien). Héloïse en 1819. Photos : 1 2 (lien).

    Je me retirais donc près de Provins, dans un désert que j'avais déjà visité ; et là, sur un terrain dont la concession me fut faite par ses possesseurs, je construisis, avec le consentement de l'évêque, un oratoire fait de roseaux et de chaume, que j'appelai l'Oratoire de la Trinité. Je n'avais qu'un seul clerc avec moi, et je pouvais chanter avec le prophète : J'ai fui, je me suis éloigné, et j'ai habité dans la solitude. [Tels furent, dans cette cabane de chaume et de roseaux, bâtie sur les bords de l'Ardusson, à une lieue de Nogent-sur-Seine, les commencements de la fameuse abbaye du Paraclet, vers l'an 1131.]

    [Abélard avait alors un peu plus de cinquante ans, et depuis qu'en se retirant du monde il avait voulu lui enlever Héloïse, c'est-à-dire depuis dix à douze ans, il n'a pas encore parlé d'elle, il ne l'a pas même nommée en poursuivant la confession de sa vie, il ne l'a pas vue une seule fois, il ne lui a écrit aucune lettre ! [...]

    Lorsque mes disciples connurent ma retraite, on les vit de toutes parts accourir, quittant les villes et les châteaux pour se construire d'humbles cellules dans mon désert. On les vit abandonner des couches de duvet pour des lits de feuillages, les tables où ils étaient assis pour des tertres de gazon, et des mets délicats pour de grossiers herbages. C'est ainsi, comme le dit saint Jérôme, qu'on avait vu les philosophes de l'antiquité fuir les cités, les jardins et les riches campagnes où le doux ombrage, le concert des oiseaux, la fraîcheur des fontaines, le ruisseau murmurant pouvaient charmer l'oeil et l'oreille, séduire les sens et amollir la vertu. C'est ainsi que les disciples de Pythagore, amants de la solitude, vivaient dans le désert. [...]

    Mes disciples, en construisant leurs petites cellules, sur les bords de l'Ardusson, ressemblaient plutôt à des ermites qu'à des écoliers ; mais plus leur nombre allait croissant, plus leur vie était dure et sévère, et plus mes ennemis semblaient voir leur honte s'étendre avec ma gloire. Bientôt, selon l'expression de Quintilien, l'envie vint me trouver dans ma retraite. "Que nous a servi de le persécuter ? disaient mes adversaires. Nous n'avons fait que rendre son nom plus éclatant. Ses disciples, renonçant a toutes les aisances de la vie pour se rendre volontairement misérables, accourent en foule et peuplent son désert ! et le voila qui entraîne le monde après lui !"

    Cependant c'était la pauvreté intolérable qui m'avait forcé de rouvrir mon école. Je ne pouvais me livrer aux rudes travaux de la terre ; j'aurais rougi de mendier mon pain : j'eus donc recours à l'art qui m'était connu, et la nécessité me fit substituer à l'oeuvre des mains l'office de la langue. Mes disciples vaquaient a la culture des champs, à la construction des cellules ; et, pour qu'aucun soin domestique ne me détournât de l'étude, ils s occupaient seuls de tout ce qui concernait la nourriture et l'habillement.

    Bientôt les cellules devinrent insuffisantes pour les loger, et ils commencèrent a élever régulièrement, en pierre et en charpente, un grand monastère. Et comme, dans mes malheurs et dans mon désespoir, j'avais trouvé au milieu du désert cet asile et du repos, avec un peu d'allégeance à ma misère, je changeais le nom de Trinité que j'avais donne à mon oratoire en celui de Paraclet (mot qui signifie esprit consolateur).





    Abélard et ses élèves près de l'Ardusson. Jean-Achille Bénouville 1837 (lien).
    Repris en lithographie par Caboche et Cie : 1 2 (lien).



    Mes ennemis cherchèrent, jusque dans cette invocation, un prétexte à leurs calomnies : ils criaient, avec violence, qu'il n'était pas permis de dédier spécialement une église au Saint-Esprit, à l'exclusion de Dieu le père ; et que, suivant l'antique usage, les temples ne pouvaient être consacrés qu'a Jésus seul ou à la Trinité. Ils ne pouvaient appuyer leur calomnie que sur l'erreur, qui ne distingue point entre le Paraclet et l'Esprit du Paraclet, tandis que, d'après l'Évangile, le nom de Paraclet ou de soutien est donné a chaque personne de la Trinité. [...]

    Mais ce véritable Paraclet ne tarda pas à porter, au milieu de mes peines, une grande consolation. Il arriva que l'abbé de Saint-Denis (c'était alors le célèbre ministre Suger), faisant valoir quelque antique droit de son abbaye sur le monastère d'Argenteuil, où notre soeur en Jésus-Christ, plutôt que notre épouse, avait pris le voile, fit l'acquisition de ce monastère d'une manière ou d'autre, et chassa violemment toutes les religieuses dont notre compagne était prieure, et qui se dispersèrent en divers lieux.

    A cette nouvelle j'accourus du fond de la Bretagne : j'invitai Héloïse et celles de ses compagnes qui voudraient la suivre à se retirer au Paraclet. Je leur fis don de ce monastère et de toutes ses dépendances. L'évêque donna son consentement, et bientôt le pape Innocent II confirma cette donation et y ajouta des privilèges. La vie de ces religieuses fut d'abord pauvre et difficile ; mais dans une année les biens du monastère reçurent plus d'accroissement que je n'eusse pu leur en procurer si j'y étais resté un siècle tout entier. Dieu le sait, plus les femmes sont faibles, plus leurs besoins trouvent des coeurs compatissans ; et leur vertu n'est pas moins agréable aux hommes qu'elle ne l'est à Dieu.

    Or, notre soeur, qui l'emportait sur toutes ses compagnes, avait reçu du ciel le don de plaire aux yeux de tous. Les évêques l'appelaient leur fille, les abbés leur soeur, les laïques leur mère. Tous admiraient sa piété, sa prudente sagesse, sa patience qu'accompagnait une douceur incomparable. Elle se montrait rarement aux regards des hommes ; et plus elle aimait à se livrer, dans sa cellule, à la prière et à la méditation, plus au dehors on demandait sa présence, plus on désirait de la voir et de l'entendre. [...]

    [Abélard fait ici allusion à l'ordre de Fontevrault, alors nouvellement fondé par le bienheureux Robert d'Arbrissel, et dont l'abbesse avait sous sa dépendance suprême, non seulement les chapelains, les directeurs, les confesseurs, mais aussi plusieurs monastères d'hommes, dont le gouvernement lui était dévolu.]

    [Nous voici arrivés au quinzième et dernier chapitre des Mémoires d'Abélard. Il nous apprend que, malgré les calomnies répandues contre lui, il faisait de frequens voyages au Paraclet, et qu'il venait s'y retirer, comme dans un port, pour se mettre à l'abri des tempêtes de Saint-Gildas.]

    Toujours traversé par Satan, je ne pouvais, dit-il, trouver ni où me reposer, ni même où vivre. J'étais errant et fugitif, comme Caïn maudit de Dieu. J'avais plus a souffrir de mes enfans [c'est ainsi qu'il appelle les moines brigands de son abbaye] que du tyran qui nous opprimait tous. Lorsque, revenant du Paraclet, j'approchais de Saint-Gildas, j'avais tout à redouter de l'ennemi exterieur et de sa violence ; et, lorsque j'étais entré, d'autres ennemis plus terribles étaient en ma présence, et j'avais à soutenir incessamment leurs embuches et leurs machinations. [...]

    Les moines les plus mutins de Saint-Gildas furent chassés de l'abbaye, et je vins en reprendre le gouvernement ; mais je trouvais les moines qui étaient restés pires encore que ceux qui avaient été expulsés. Ce ne fut plus par le poison, ce fut par le glaive qu'ils attentèrent à mes jours. J'eus beaucoup de peine à me sauver, protégé par un seigneur du voisinage, qui vint me soustraire au fer levé des assassins et qui me conduisit dans son manoir.

    [Ici finit, pour les faits biographiques, la relation d'Abélard : il l'écrivit dans son nouvel asile, lorsqu'il eut fui le poignard des moines de Saint-Gildas. Mais il était loin d'être rassuré. Il parle avec terreur des dangers qu'il croit le menacer encore.]


    Dessin Petr Dillinger (tchèque, lien)




  10. L'amour d'Héloïse pour Abélard (extraits)

    [[Suite des propos de M. Villenave dans le livre de 1840, donnant cette fois-ci la parole à Héloïse]] [Une copie de cette lettre, ou plutôt de ces Mémoires, tomba, comme par hasard, entre les mains d'Héloïse. Leur lecture fit sur elle une impression profonde et rendit à son amour sa première exaltation. Elle écrivit à son ancien amant ; et cette lettre est la première que le temps destructeur ait conservée dans le nombre de celles qu'elle dut tracer avant cette époque, surtout pendant son long séjour auprès de la soeur d'Abélard, lorsqu'elle était allėe cacher sa grossesse et ses couches dans un village obscur de l'ancienne Armorique.]

    [Ainsi, fixons d'abord, comme un fait historique, qu'il ne reste aucune lettre d'Abėlard, aucune lettre d'Héloïse qui remonte au temps de leurs amours [[plus maintenant...]] ; et que celles qui ont été conservées sont posterieures de douze ou treize ans à leur cruelle séparation. Héloïse avait été onze ans religieuse ou prieure du couvent d'Argenteuil ; elle était, depuis deux ou trois ans, abbesse du Paraclet, lorsqu'elle écrivit cette lettre que Pope et Colardeau n'ont ni traduite, ni toujours imitée, mais où ils ont trouvé d'heureuses inspirations. Ils ont voulu accommoder aux moeurs du XVIIIème siècle les passions, les sentimens et le langage qui, dans le XIIème, avaient moins de délicatesse, mais plus d'abandon, de force et d'énergie.] [...]

    Abélard. Compléments : 1 2 3.

    [[Lettre n°2. Lettre 1 d'Héloïse à Abélard, résumé]] [Héloïse rappelle les faits principaux de la relation] où presque tout est plein de fiel et d'absynthe. Je ne crois pas, dit-elle, qu'aucun mortel puisse lire ou entendre sans verser des larmes cette déplorable histoire ! [..]

    Je reste toujours dans un long étonnement que tu aies oublié Héloïse, depuis que, si jeune encore, elle renonça pour toi au monde ; que ni la crainte de Dieu, ni ton amour, ni l'exemple des saints Pères ne t'aient porté à me soutenir dans mes perplexités, dans la douleur où s'achevaient tous mes jours, sans que, ni présent par tes discours, ni absent, par tes lettres tu sois venu me soutenir et me consoler !

    [Ainsi Héloïse nous apprend que, après lui avoir fait prendre le voile dans le monastère d'Argenteuil, Abélard laissa passer onze années sans la voir et sans lui écrire ; qu'il ne la revit qu'un moment lorsqu'il la fit entrer au Paraclet ; qu'enfin elle n'avait encore reçu aucune lettre de lui quand elle lut, par hasard, une copie de celle qu'il écrivit à un de ses amis et qui contenait l'histoire de sa vie. Qui pourrait, en partageant l'étonnement d'Héloïse, s'empêcher d'y joindre un sentiment plus pénible !]

    Et cependant tu devais te sentir d'autant plus obligé envers moi, que j'étais plus étroitement unie à ta destinée par le sacrement du mariage ; et tu étais d'autant plus coupable que toujours, et qui peut l'ignorer ? toujours je t'ai aimé d'un amour sans mesure. Tous nos amis savent, cher Abélard, ce que je perdis en te perdant ; par quel misérable destin la trahison dont tu fus victime, m'entraîna dans ta ruine ; et combien, dans ta funeste aventure, je sentis plus vivement ion malheur que le mien ! Mais plus est grande ma douleur, plus aussi est grand le besoin de consolation. Ce n'est pas de tout autre, c'est de toi-même, de toi seul que je peux la recevoir. Seul tu causes ma peine, et seul tu vaux pour la consoler : car il n'est que toi qui aies le pouvoir de m'affliger et de me réjouir ; il n'est que toi qui puisses charmer les ennuis de ma vie. Mais toi seul aussi tu es obligé envers moi : car, après avoir accompli, autant qu'il était en ma puissance, tout ce que tu m'as ordonné, soumise toujours à ta volonté suprême, je n'hésiterais pas à me perdre si tu l'ordonnais encore. Je dirai plus, ô prodige ! Mon amour est entré dans un tel état d'exaltation, que ce qui fut l'objet de tous ses désirs, il s'en priverait lui-même sans espoir de le retrouver jamais.

    [Dans le texte, les mots sont plus obscurs que le sens : je ne chercherai point à éclaircir le texte. Héloïse poursuit, sans sortir encore de son délire :] Tant, lorsque tu l'as ordonné, j'ai changé soudain mes penchants, afin de montrer que toi seul avais possédé mon corps et mon âme. [...]

    Jamais, s'écrie-t-elle, Dieu le sait jamais je n'ai cherché en toi que toi, toi seulement et non ta fortune. Je n'ai désiré ni mariage ni dot. Je n'ai cherché ni mes volontés ni mes voluptés ; je n'ai cherché que les tiennes. Tu ne l'ignores pas, tu l'as vu ; et si le nom d'épouse est plus saint et plus puissant, celui d'amante m'a toujours semblé plus doux, même (et ne t'en indigne pas) celui de concubine et de prostituée ; car, en m'humiliant davantage, ta gloire se conservait plus grande. J'ai vu, dans le récit fait à ton ami, que tu ne dédaignais pas d'exposer les argumens par lesquels je cherchais à te détourner d'un hymen qui devait être si funeste ; mais tu as passé sous silence ce que je disais pour justifier la préférence que je donnais à l'amour sur le mariage, et à la liberté des amants sur la chaîne des époux. Je prends Dieu à témoin que si Auguste, maître du monde, m'eût offert, dans les honneurs de l'hyménée, ce monde à gouverner, il m'eût paru plus doux et plus honorable d'être appelée ton amante que l'impératrice du monde ; car on n'est pas meilleur pour être riche et puissant. On tient la richesse et le pouvoir de la fortune, mais on n'excelle que par la vertu. Celle qui épouse plus volontiers un homme riche qu'un homme pauvre, désire dans son mari ses biens plutôt que lui-même. [...]

    Qui, je le demande, lorsque tu paraissais en public, ne s'empressait d'attacher sur toi ses regards et de te suivre dans ta marche, le cou tendu et l'oeil fixé sur ta personne ? Quelle femme mariée, quelle vierge ne te désirait dans ton absence et ne s'enflammait quand tu étais présent ? [...] Quelle reine, quelle femme puissante ne portait envie à mon bonheur ? Il y avait en toi, je l'avoue, deux talents qui pouvaient sur-le-champ séduire les femmes : l'art de ta parole et la grâce de ton chant. Tu as composé des vers qui, par la suavité du style et celle de ta voix, faisaient sortir incessamment ton nom de toutes les bouches, en sorte que la douceur de tes chants charmait jusqu'aux hommes les plus illettrés. Ce sont surtout tes chansons qui faisaient soupirer pour toi toutes les femmes, et, comme tu chantais nos amours, mon nom se répandit dans des régions éloignées, et la jalousie d'un grand nombre de femmes s'alluma contre moi. Et quelles qualités de l'esprit, quelles beautés du corps manquaient à ta jeunesse !

    [Héloïse déplore ensuite tout ce qu'elle a perdu, et se plaint, après avoir été un objet d'envie, d'être devenue un objet de pitié. Elle se plaint surtout d'avoir été oubliée, et de l'être encore par Abélard.] [...]

    Et, je l'avoue, j'ai beaucoup souffert, j'ai rougi de voir en toi cette défiance de mon amour ; mais, Dieu le sait, si le bûcher t'attendait, et que tu m'ordonnasses de t'y précéder ou de t'y suivre, je n'hésiterais pas un moment : car mon âme n'est pas avec moi, mais avec toi ; et si elle n'est pas avec toi, elle n'est nulle part ! Mais mon âme ne peut être séparée de toi ! [...] Ah ! je t'en conjure par le Dieu auquel tu t'es donné ! je te conjure d'apporter à mon amour quelque consolation par ta présence ou par tes lettres, afin que je puisse, ainsi réjouie par toi, vaquer avec plus de zèle au service divin. [...]


    J. B. Simonet d'après Moreau le Jeune (lien)


    Le frère empoisonné (Jean Gigoux 1839).
    [[Lettre n°3. Lettre 1 d'Abélard à Héloïse, résumé]] [Abélard répondit a la lettre si passionnée d'Héloïse, par un froid volume de sentences, tirées, au nombre de trente-huil, des Livres Saints ; cette réponse est un sermon, tel qu'on en faisait alors. Le fondateur du Paraclet appelle Héloïse ma soeur chère autrefois dans le siècle, aujourd'hui très chère en Jésus-Christ. "Ne m'accusez pas, dit-il, de négligence : je me suis reposé sur votre prudence, et je n'ai pas cru que vous eussiez besoin de mes conseils ni de mes exhortations pour conduire vos soeurs et pour vous diriger vous-même." C'est ainsi qu'Abélard prétend justifier une absence et un silence d'environ quatorze ans !

    [Enfin Abélard ajoute : "J'ai un besoin d'autant plus grand de vos prières, que je me trouve exposé aux plus graves dangers. Si je tombe sous le fer de mes ennemis, ou si, par tout autre moyen, je sors de cette vie, faites chercher mon cadavre pour l'enterrer dans votre cimetière, et que nos filles et nos soeurs du Paraclet viennent souvent prier sur ma tombe." La position et les dangers d'Abélard peuvent peut-être excuser la froideur de cette lettre ; elle est terminée par ces deux vers latins, les seuls qu'on sache être certainement d'Abélard :
    "Vive, vale, vivantque tuae, valeantque sorores :
    Vivite, sed Christo ; quaeso, mei memores.
    Vivez ! portez-vous bien ! Que mes soeurs aussi vivent et se portent bien ! Vivez, mais dans le Christ ! et, je vous en prie, souvenez-vous de moi.
    "

    [[Lettre n°4. Lettre 2 d'Héloïse à Abélard, résumé]] [Héloïse répondit à cette affligeante lettre, et voici la suscription de cette réponse : A son unique après le Christ, son unique dans le Christ. Le style est encore bien tendre, mais il n'est plus enflammé ; ce n'est plus la passion qui dévore, mais la désolation d'une amante :] Vous avez ajouté à mon désespoir ; je vous conjurais de tarir la source de mes larmes, et vous n'avez fait que l'agrandir. [Elle se récrie sur ce qu'Abélard dit de sa fin violente et prochaine, sur ses obsèques et sur sa tombe désirée au Paraclet :] Tu veux que je prie sur ta tombe : eh ! comment le pourrai-je lorsque ma raison sera égarée, mon désespoir sans repos, ma langue glacée ! lorsque, dans mon délire, irritée contre Dieu même, je serai plus tentée de l'accuser que de l'invoquer, et qu'il me sera plus facile dé te suivre dans la mort que de t'ensevelir ! Car je perdrai ma vie dans la tienne ; et puissé-je te précéder et non pas te suivre ! Pardonne, ah ! pardonne ! mais tes paroles ont traversé mon âme comme le glaive du trépas.

    [Le reste de la lettre offre un peu d'enflure dans une grande douleur. Héloïse a peine à se résigner ; elle ne peut encore effacer le souvenir des jours rapides de son bonheur, et elle s'accuse d'avoir elle-même causé les infortunes d'Abélard.] [...]

    [[Lettre n°5. Lettre 2 d'Abélard à Héloïse, résumé]] [La réponse d'Abélard a pour suscription : "A l'épouse du Christ, le serviteur du Christ". C'est encore une espèce de sermon en quatre points, Où l'on trouve quarante-huit passages de l'Écriture Sainte.] [...]

    [Il rappelle cependant à Héloïse les anciens jours de leur ivresse et de leur amour, mais ce n'est pas pour se complaire dans ce souvenir ; c'est pour y trouver un grand sujet de repentir et de pénitence : "Souvenez-vous, dit-il, que nous vivions plongés dans les voluptés obcènes ; que, même dans les jours de la Passion du Seigneur, ma passion criminelle était sans frein, et que j'osais, combattant vos scrupules, vaincre vos refus par les châtimens. Souvenez-vous qu'un certain jour, dans le réfectoire même du monastère d'Argenteuil, notre intempérance souilla l'asile consacré à la Vierge, mère du Sauveur." Abélard dit ensuite qu'il a été bien justement puni.]

    [[Lettre n°6. Lettre 3 d'Héloïse à Abélard, résumé]] [La réponse d'Héloïse à cette lettre est loin de lui céder en longueur et en passages de l'Écriture et des Peres ; ils sont au nombre de quatre-vingt-dix-huit, et, parmi ces passages sacrés ou pieux, est une citation de quelques vers de l'Art d'Aimer. Toujours obéissante, toujours soumise à son epoux, la résignation d'Héloïse est entiere : elle semble enfin avoir tout oublié, et ne plus écrire et ne plus vivre que comme Abélard l'a exigé. Elle le prie de tracer, pour elle et pour ses compagnes du Paraclet, l'origine et l'histoire de la vie monastique ; et de rediger, ce qui n'avait pas été fait encore, une règle, qui ne fut pas, comme celle de saint Benoît, commune aux religieux des deux sexes, mais qui fut applicable aux femmes seulement. Cette lettre est la dernière que nous ayons d'Héloïse à Abélard, mais c'est moins une épitre qu'un traite de la vie monastique ; et, en le lisant, on reconnaît, avec un étonnement où se mêle l'admiration, que le XIIème siècle n'a eu aucun théologien plus profond, aucun écrivain plus érudit et plus éloquent qu'Héloïse.]

    [[Les vies d'Abélard et Héloïse après leurs échanges épistolaires]]

    [Dix-huit ans s'étaient écoulés depuis qu'Abélard avait été condamné au concile de Soissons (1121). Dans cet intervalle il avait écrit, il avait enseigné ; et sa théologie, comme beaucoup d'autres, ne paraissait pas exempte d'erreurs. Sa vie était devenue sans doute moins orageuse, et il n'avait plus à craindre le poison, le fer et les embûches des moines de Saint-Gildas. Mais un autre religieux plus terrible pour lui, le célèbre abbé de Clairvaux, emporté par un zèle ardent, qu'il serait pourtant téméraire de ne pas croire pur et désintéressé, traversa cruellement les dernières années d'Abélard, et lui fit expier, peut-être aussi regretter l'éclat de sa renommée. Abélard était âgé de plus de soixante ans, lorsque Guillaume, abbé de Saint-Thierry, écrivit à saint Bernard : "Cet homme recommence à enseigner des nouveautés. Ses livres passent les mers et traversent les Alpes. On publie, on défend sa nouvelle doctrine ; elle a même, dit-on, des partisans à Rome. Votre silence est dangereux pour vous et pour l'Eglise. Je vous envoie la théologie d'Abélard : il vous craint, et si vous vous taisez, il ne craindra personne."] [...]

    [Le concile fut convoqué par l'archevêque, et saint Bernard, invité à s'y trouver, répondit que c'était le défi d'un hérétique dans la cause de la foi. L'éloquent abbé de Clairvaux accusait Abélard de ruse et de fourberie.] [...] [Le concile s'assembla le 11 janvier 1140. Mais on ne connaît ce qui s'y passa que par les lettres de saint Bernard, comme on ne sait du concile de Soissons que ce qui en est rapporté par Abélard dans le récit qu'il a fait de sa vie. Si Abélard avait étendu jusqu'à cette époque l'histoire de ses calamités, nous aurions une version bien différente de celle que je vais donner par extrait, et qui, rédigée par son adversaire, fut envoyée au pape, comme lettre synodale des évêques du concile. Le roi de France, Louis VII, dit le Jeune, était présent, ainsi que Guillaume, comte de Nevers, et Thibaut, comte de Champagne ; saint Bernard produisit les propositions incriminées dans la théologie d'Abélard, et Abélard fut sommé de les dénier ; ou, s'il les avouait, de les prouver ; ou, s'il ne pouvait les prouver, de les corriger, comme étant absurdes, ou plutôt absolument hérétiques.] [...]

    [Mais on n'ignorait pas, et je vais le prouver, qu'Abélard avait à Rome beaucoup de partisans parmi les cardinaux ; que plusieurs de ces princes de l'Eglise avaient été ses disciples, entre autres Gui de Castel, qui fut bientôt après intronisé sur formes. La condamnation d'Abélard par le Saint-Siége pouvait donc paraitre difficile, incertaine ; et il fallut beaucoup faire, comme on va le voir, pour obtenir que le pape Innocent II confirmât la sentence que le concile de Sens s'ėtait hâté de prononcer, non la veille de l'appel, mais immédiatement après la déclaration de l'appel.]


    Le concile de Sens vu par Henri-Désiré Porret, d'après Jean Gigoux, 1839. Détails sur ce concile en cette page.

    [[M. Villenave poursuit avec des extraits de lettres au pape Innocent II de Bernard de Clairvaux enfonçant Abélard et du cardinal Gui de Castel (futur pape Célestin II) le défendant]] [Enfin, le pape Innocent II, si longtemps et si vivement pressé par saint Bernard, condamna (1140) les erreurs d'Abélard dans une lettre adressée aux archevêques de Sens et de Reims, à leurs suffragants, et à son très chef fils dans le Christ, Bernard, abbé de Clairvaux.] [...] [Il paraît que les lettres pontificales, dont une copie avait été, en toute hâte, envoyée à saint Bernard,] [...] [tardèrent à être présentées aux archevêques à qui elles étaient adressées, et qu'Abélard ignora lui-même assez longtemps que Rome l'avait condamné. Il s'était mis en route pour passer les monts et pour aller suivre, devant le Pape, l'appel interjeté par lui au concile de Sens.] [...] [Tandis qu'il était encore à Cluny, l'abbé de Citeaux, nommé Raynard, vint et, se concertant avec Pierre-le-Vénérable, proposa de réconcilier Abélard avec l'abbé de Clairvaux. Abélard se laissa persuader. Sa fierté, qui résistait à la haine de ses ennemis, tomba devant la mansuétude d'un vieillard. Il avait résisté aux menaces, il céda aux prières. L'abbé de Citeaux le conduisit vers saint Bernard. Il apprit que Rome l'avait condamné, et alors il se désista de son appel : il se soumit comme Fénélon, et promit de se rétracter. Les deux ennemis se réconcilièrent. Abélard revint à Cluny. Là, touché des avis paternels de Pierre-le-Vénérable, il résolut de quitter le tumulte des écoles, et d'achever en paix, dans ce monastère, une existence si pénible et si traversée. L'abbé de Cluny écrivit à Rome et obtint, sans difficulté, pour Abélard, la permission de passer, dans son monastère, le reste d'une vie que le bon abbé ne jugeait pas devoir être désormais d'une longue durée. Abélard vécut encore deux ans, édifiant tous ceux qui le virent par son humilité et par sa pénitence.] [Le plus impartial des écrivains ecclésiastiques, l'abbé Fleury, convient lui-même que, si on trouve, dans les écrits d'Abélard, la plupart des erreurs qu'on lui reprochait, on y trouve aussi les propositions contraires ; car, ajoute-t-il, il n'est pas toujours d'accord avec lui-même. Mais c'était là ce qu'il eût fallu que reconnussent, en le poursuivant, ses accusateurs.]

    [On sait peu de chose d'Héloïse depuis cette époque. Héloïse vécut encore vingt et un ans. Elle était en correspondance avec les papes et avec les évêques. Une bulle d'Innocent II, le même qui condamna Abélard, avait défendu, à qui que ce fût, de troubler le Paraclet, d'enlever ses biens, de se permettre contre ce monastére aucune vexation ; et, pour prix de ce privilége accorde par l'Eglise romaine, le pontife mandait à Héloïse : "Vous paierez, tous les ans, slx êcus à notre palais de Latran". Par une autre bulle, le même pontife avait concédé a Héloïse le privilége de ne pouvoir être molestée par l'évêque diocésain, ou par toute autre personne ; et, pour cette faveur, Héloïse devait encore payer ! à Rome, tous les ans une obole d'or. Le pape Eugène, dans une bulle de l'an 1147, mit sous la protection de saint Pierre, et sons la sienne, les champs, les vignes, les bois, les prés, les moulins, les eaux, les décimes, et tous les biens du Paraclet, moyennant la même redevance annuelle d'une obole d'or. Cette bulle est curieuse en ce qu'elle contient un très long dénombrement de plus de cent donations qui avaient été déjà faites à cette abbaye, avec les noms de tous les donateurs. D'autres bulles des papes Luce, Anastase, Adrien, Alexandre, confirmèrent de nouvelles donations ou de nouveaux privilèges.]



    [Héloïse, première abbesse du Paraclet, en fut aussi le législateur. Elle composa des constitutions avec des actes additionnels. Je citerai quelques traits des statuts : ils suffiront pour donner une idée du reste.]

    [On ne sait pas assez que si Abélard fut le premier poète français de son temps, Héloïse en fut le meilleur poète latin : c'est le témoignage de plusieurs auteurs contemporains, entre autres, de Hugues Métel, de Toul...] [...] [ II ne reste aucune des nombreuses chansons d'Abélard qui furent si célèbres, si répandues dans Paris et dans toute la France ; qui ne purent devoir leur popularité qu'à la langue nationale encore informe, mais vulgaire, dans laquelle le poète les écrivit. Il ne reste rien des poésies d'Héloïse, rien des premières lettres des deux amants [[si...]]. Les moines-copistes ont pieusement négligé de les recueillir [[sauf un, partiellement...]]. Elles ont péri : et les temoignages d'Héloïse, d'Abélard et de quelques auteurs contemporains en conservent seuls la tradition.]

    [Astrolabe ou Astralabe (car Abélard lui donne le premier nom et Héloïse le second), cet enfant d'un amour malheureux, que ne put légitimer un hymen plus malheureux encore, embrassa l'état ecclésiastique, à l'exemple de son père, auquel il survécut, comme on le voit par la correspondance d'Héloïse avec le vénérable abbé de Cluny : "Souvenez-vous, lui écrivait-elle, souvenez-vous, pour l'amour de notre Dieu, de votre stralabe, et obtenez-lui quelque prébende, ou de l'évêque de Paris, ou dans un autre diocèse." Et Pierre de Cluny répondait à l'abbesse du Paraclet : "Dès que je pourrai saisir l'occasion, je m'emploierai volontiers pour procurer un bénéfice, dans quelque grande église, à votre Astralabe, qui, par mon attachement pour vous, est aussi le mien." On ignore en quelle année mourut le fils d'Abélard et d'Héloïse, et voilà tout ce qu'on sait de sa vie. On trouve quelques vers adressés par Abélard à son fils Astralabe dans la 3ème édition des Fragments philosophiques de M. Victor Cousin.]

    [L'histoire d'une seule famille fait voir quel était l'esprit du XIIème siècle, dans quel honneur s'y trouvait le monachisme, et de combien de fortunes séculières il allait s'enrichissant. Le père d'Abélard, Bérenger, seigneur du Palais [[Pallet]], se laisse persuader d'abandonner sa femme et ses enfants, de se retirer dans un cloître de Bretagne, et de mourir moine. Lucie, mère d'Abélard, prend aussi le voile du vivant de son mari, et meurt, comme lui, dans un monastère. Abélard, qu'on croit avoir été d'abord chanoine de Notre-Dame de Paris, comme l'était Fulbert, se fait moine bénédictin à Saint-Denis, fonde le monastère du Paraclet, et, devenu abbé de Saint-Gildas de Rhuys, en Bretagne, meurt dans un monastère de l'ordre de Cluny en Bourgogne. Héloïse, sa femme, d'abord prieure d'Argenteuil, meurt première abbesse du Paraclet, en Champagne. Deux nièces d'Abélard, Agnès et Agathe, prennent le voile dans cette abbaye. Enfin son fils Astralabe, s'il ne trouva pas de prébende, acheva probablement sa vie dans un monastère. On ignore d'ailleurs comment terminèrent leurs jours Raoul et Denise, frère et soeur d'Abélard.]

    [[M. Villenave termine par les successifs tombeaux d'Héloïse et Abélard.]]

    L'amour qu'exprime Héloïse
    La définition que donne Héloïse de l'amour est triplement révolutionnaire, premièrement parce que c'est une femme qui s'exprime sur le sujet, deuxièmement parce qu'en faisant des élucubrations philosophiques masculines antérieures que lui expose son amant et qui la dépassent, elle prétend l'affirmer concrètement à partir de son expérience personnelle, troisièmement parce que, la différence des sexes se traduisant par des amours différents, elle affirme une spécificité de l'amour féminin. Inversement, Abélard lui confessera dix-huit ans plus tard, au milieu d'un discours plein de bondieuseries, que l'amour spécifiquement masculin, le sien du moins, ne consiste, en tant que tel, en rien d'autre qu'une concupiscence la plus brutale. [page Wikipédia]


    Le romantisme du XXIème siècle est-il compatible avec la vie d'Abélard et Héloïse ? (lien)





  11. Les longues lettres d'âge mur d'Héloïse et d'Abélard (résumés)

    [[Suite des deux chapitres précédents et du livre de Paul L. Jacob. Après la longue introduction de M. Villenave, avec les extraits de lettres les plus intéressants, l'auteur présente l'intégralité des lettres échangées par les deux amants du Paraclet. Chacune d'entre elles, de longueur variable (le nombre de pages du livre sera indiqué), est introduite par un résumé qui est repris ci-dessous, toujours avec la numérisation de Gallica]].



    1. Lettre n°2. Lettre 1 d'Héloïse à Abélard (12 pages, extraits).
      Héloïse, autrefois amante d'Abélard, ensuite son épousé, et enfin abbesse au monastère du Paraclet, que ce philosophe avait fondé pour lui-même, ayant lu la lettre adressée à un Ami, laquelle, je ne sais comment, était tombée entre ses mains, lui écrit celle-ci, en le suppliant qu'il daigne l'instruire des périls qui le menacent et de ceux qu'il a heureusement surmontés, afin qu'elle participe à son chagrin ou à sa joie. Elle le gourmande doucement de ce que, depuis sa profession monastique, il ne lui a écrit aucune lettre : il lui en envoyait jadis tant de passionnées ! Elle proteste de son amour pour son mari, amour tout à fait dissolu et impur au temps passé, mais à présent chaste et vraiment platonique, et elle se plaint amèrement de ce qu'il ne la paie pas de retour. Cette lettre, remplie d'un violent amour et de plaintes touchantes, comme les femmes en savent faire, révèle à la fois un tendre coeur de femme et un esprit mâle orné de la plus riche érudition.

    2. Lettre n°3. Lettre 1 d'Abélard à Héloïse (9 pages, extraits).
      Abélard, répondant à la lettre précédente d'Héloïsè, atteste dans toute la sincérité de son âme, que son silence si prolongé n'est pas du tout l'effet de l'oubli et de l'indifférence, mais seulement de la confiance qu'il avait en elle, en sa sagesse, en son érudition, en sa piété et en ses moeurs irréprochables, au point de ne pas croire qu'elle eût besoin d'avis ou d'encouragemens. Il la prie de s'expliquer simplement au sujet des institutions et des consolations qu'elle réclame de lui, et il promet de répondre à ses voeux. Il la conjure, ainsi que la très sainte communauté de ses soeurs vierges et veuves, de lui concilier par leurs prières le secours divin. Il lui prouve clairement, par l'autorité des Saintes Ecritures, combien les prières sont puissantes auprès de Dieu, surtout celles des femmes qui implorent pour leurs maris. Il lui recommande ensuite une formule de prière, dont il voudrait que les religieuses fissent usage dans le monastère, à certaines heures réglées, pour le salut de leur fondateur absent. Il la supplie enfin qu'elle veuille bien, de quelque manière et dans quelque lieu qu'il sorte de cette vie, prendre soin de faire apporter son corps au Paraclet et de l'y faire ensevelir.

    3. Lettre n°4. Lettre 2 d'Héloïse à Abélard (12 pages, extraits).
      Dans cette lettre, remplie de gémissemens et de douleur, Héloïse, déplore sa malheureuse condition, celle de ses religieuses et celle d'Abélard lui-même, en prenant pour texte de ses lamentations le passage de la lettre précédente, dans lequel Abélard se résigne à sortir de cette vie. Elle se sert de sa plus tendre éloquence, et cette affliction qui s'exprime avec tant d'élégance, la rend encore plus aimable. Ses plaintes, plus douces que les chants du rossignol, arracheraient des larmes à des coeurs de fer, et les lecteurs les plus stoïques sont forcés de compatir aux malheurs d'Héloïse et d'Abélard. Elle gémit sur la fatale mutilation qui a ravi en même temps à Abélard son rôle de père, son nom de mari et l'ineffable bonheur de son épouse. Elle se plaint aussi de ses désirs brûlans et des voluptés délicieuses qu'elle a goûtées autrefois avec son Abélard, voluptés qu'elle a perdues depuis, et qu'elle ne retrouvera jamais. Ensuite elle rabaisse les apparences de sa piété et confesse que cette piété est plutôt simulée que sincère. Elle supplie donc Abélard de l'aider de prières, et elle repousse humblement ses louanges.

    4. Lettre n°5. Lettre 2 d'Abélard à Héloïse (24 pages, extraits).
      Abélard divise adroitement sa réponse en quatre points, auxquels il fait concorder la lettre précédente d'Héloïse ; il déduit ses raisons sur chaque point, non pas tant pour s'excuser lui-même, que pour instruire Héloïse, l'exhorter, la consoler. Premièrement, il déclare le motif qui lui avait fait mettre le nom d'Héloïse avant le sien dans sa lettre. Secondement, sur ce qu'il avait fait mention de divers événements et du péril de mort qui le menace, il proteste qu'elle-même l'avait adjuré de ne rien lui cacher. Troisièmement, il approuve Héloïse de mépriser les louanges, pourvu que ce mépris soit sincère et dégagé du désir d'être loué. Quatrièmement, il s'étend fort au long sur la circonstance qui leur a fait embrasser ensemble la vie monastique. Quant à la blessure infligée à une partie obscène de son corps, blessure qu'elle avait déplorée avec tant d'amertume, il en atténue l'importance, comme un philosophe, et il lui démontre que cette blessure, très salutaire à tous deux, peut être une source de biens, eu égard aux actes honteux de la chair. Il exalte même, à cause de sa catastrophe, la sagesse et la clémence divines. Il termine cette lettre par une petite oraison, afin que les religieuses du Paraclet rendent Dieu propice à Héloïse et à Abélard.


      Sculpture de Jules Cavelier 1856, palais du Louvre (lien). Photos en contexte : 1 2 (lien).
    5. Lettre n°6. Lettre 3 d'Héloïse à Abélard (24 pages, extraits).
      Dans cette lettre, Héloïse prie instamment Abélard de répondre à elle et à ses religieuses sur deux points principaux : le premier, qu'il leur apprenne d'où l'ordre des Moniales a tiré son origine ; le second, qu'il leur propose une Règle et qu'il leur prescrive un genre de vie qui puisse convenir particulièrement aux femmes, ce qui n'avait été essayé auparavant par aucun des Saints-Pères. Or, les Saints-Pères n'ayant pas imposé de Règles aux Moniales, elle donne elle-même son avis, en soutenant qu'il suffit que les femmes ne restent pas, en fait d'abstinence et de continence, au dessous des clercs et des ecclésiastiques séculiers ou des moines réguliers. Elle disserte longuement sur la Règle de saint Benoît et sur son observance, ainsi que sur l'interdiction de la viande et l'usage permis du vin. Elle parle aussi plus amplement des actes extérieurs, qu'elle rabaisse en leur préférant les actes intérieurs. Enfin elle avertit Abélard de vouloir bien, pour tout ce qui regarde les jeûnes et les pratiques de religion, n'être pas trop rigoureux et prendre en considération la faiblesse du sexe féminin.

    6. Lettre n°7. Lettre 3 d'Abélard à Héloïse (53 pages)
      Abélard, à qui Héloïse, dans sa dernière lettre, avait demande, tant en son nom qu'en celui de ses compagnes, de leur écrire touchant l'origine de l'Ordre des religieuses, répond amplement à cette lettre et au désir qu'elles lui avaient témoigné. Il fait remonter cette origine à la primitive Eglise, et même à la communion des apôtres de Jésus-Christ ; il passe en revue ce que le juif Philon et ce que l'histoire Tripartite rapportent des premiers anachorètes ; mais, dans toutes les parties de cette lettre, il exalte, avec de merveilleuses louanges, le sexe féminin ; et la virginité, non seulement chez les chrétiennes et les juives, mais encore chez les païennes, est le principal objet de ces louanges. Enfin presque toute cette lettre ne contient qu'un panégyrique très délicat du sexe féminin.

    7. Lettre n°8. Lettre 4 d'Abélard à Héloïse (94 pages)
      Abélard, qu'Héloïse pressait de lui rendre raison de deux points importans, ayant satisfait au premier dans la lettre précédente, répond au second dans celle-ci, qui contient, suivant le souhait d'Héloïse, une Règle pour les religieuses du Paraclet : c'est dans cette lettre, ou plutôt dans ce livre, qu'il l'expose avec clarté, en rassemblant comme des fleurs une foule de citations des Saints Pères, dont il parsème ses écrits. Il divise ce traité en trois parties, parce qu'il y traite surtout des trois vertus principales des moines, à savoir : la continence, le voeu volontaire de pauvreté et le silence. Il établit dans la Congrégation sept soeurs officières pour veiller avec prudence aux choses qui regardent les âmes, comme à celles qui concernent le matériel et le temporel ; il permet aux religieuses l'usage de la viande trois fois par semaine, et l'usage modéré du vin ; ensuite il dispose soigneusement et convenablement tout ce qui appartient à la Règle de la vie monastique.

    8. Lettre n°9. Lettre 5 d'Abélard à Héloïse (2 pages)
      [[Il n'y a pas de résumé ; voici le dernier paragraphe :] "Salut en Jésus-Christ, servante du Seigneur, vous que j'ai chérie autrefois dans le siècle et que je chéris maintenant davantage en Jésus-Christ : vous étiez alors mon épouse charnelle, vous êtes aujourd'hui ma soeur spirituelle et ma compagne dans la profession religieuse."

    9. Lettre n°10. Lettre 6 d'Abélard à Héloïse (1 page)
      [[Pas de résumé ; voici les deux derniers paragraphes :] " Je déclare aussi que tous les péchés sont remis dans le baptême ; que nous avons besoin de la Grâce, avec laquelle nous commençons et achevons le bien, et que la pénitence relève ceux qui ont failli. Quant à la résurrection de la chair, à quoi bon en parler, puisque je me glorifierais en vain d'être chrétien si je ne croyais pas que je dois ressusciter ? Telle est la foi dans laquelle je m'assieds et dont je tire la force de mon espérance. A l'abri de cette foi salutaire, je ne crains pas les aboiemens de Scylla, je me ris des gouffres de Carybde, j'entends sans frémir les chants mortels des Sirènes. Si la tempête éclate, je ne suis pas renversé ; si les vents grondent, je ne suis pas ému, car je suis fondé sur une pierre inébranlable."

    Ce livre date de 1840. Il aurait pu ne pas vieillir, mais on a vu au chapitre 7 que de nombreuses lettres courtes d'Héloïse et d'Abélard ont été découvertes à la fin du XXème siècle.

    Sur la base d'un ouvrage de 1875, ces lettres, numérisées par Wikisource, sont disponibles ici en un fichier pdf de 607 pages.

    Pour en terminer avec les longues lettres tardives, reprenons ces propos de Guy Lobrichon (en cette page) : "Mises à part les coutumes monastiques du Paraclet qu’elle aura dictées à ses moniales, presque rien ne subsiste des écrits d’Héloïse. Presque rien ? Une brève correspondance l’a sauvée de l’oubli. Elle est inouïe au point d’avoir inquiété ses critiques, mais est considérée aujourd’hui comme la plus extraordinaire des correspondances amoureuses du haut Moyen Âge. Cinq longues lettres qu’il faut attribuer à Héloïse suivent l’autobiographie de Pierre Abélard et sont assorties de réponses de Pierre (1132-1137) ; s’y ajoutent deux lettres indépendantes, l’une à Pierre, vers 1139-1140 et une autre à un grand personnage de l’époque, l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (1142). Sept lettres qui dessinent le voyage intérieur d’Héloïse, sa reconstruction personnelle sans rien altérer."



  12. Héloïse et Abélard à leur époque et au-delà

    Ce chapitre est divisé en plusieurs parties dont le détail est présenté, en début de dossier, dans le sommaire des sous-chapitres.

    1. Chronologie de la vie d'Abélard

      Le tableau qui suit est une reprise d'une page du site pierre-abelard.com, qui elle-même est une reprise de "Abélard, Héloïse et Bernard" pages 411 et 412 de Georges Minois, Perrin, Paris, 2019. J'ajoute entre crochets quelques remarques]



      • 1079 : Naissance d'Abélard au Pallet, en Bretagne "mineure".
      • 1090 : Naissance de Saint Bernard de Clervaux.
      • Vers 1090-1095 : Naissance d'Héloïse. [la date de 1092 est souvent avancée]
      • 1096 : début de la première croisade.
      • 1095 - 1102 : Abélard étudiant à Loches, Tours, enfin Paris. Elève de Guillaume de Champeaux. "Dialectique".
      • 1100 : Fondation de l'abbaye de Fontevrault.
      • Vers 1102 - 1105 : Abélard commence à enseigner à Melun. puis à Corbeil.
      • 1105 - 1108 : Abélard revient en Bretagne, toujours au Pallet. Excès de travail, maladie dépressive.
      • 1108 : Avènement de Louis VI. [après la mort de Philippe Ier]
      • 1108 - 1109 : Abélard revient à Paris - Controverse avec Guillaume de Champeaux à propos des "Universaux"
      • 1109 : Abélard quitte Paris et retourne à Melun.
      • Vers 1110 : Abélard fonde une Ecole sur la montagne Ste-Geneviève.
      • Vers 1112 : Abélard doit affronter le jeune "maitre en grammaire" Gosvin d'Anchin
      • 1112 : Abélard revient de nouveau au Pallet. Son père, Bérenger, puis sa mère, Lucie se font religieux dans des monastères. Bernard entre à l'abbaye de Citeaux.
      • 1113 : Guillaume de Champeaux est nommé évêque de Châlons. ll fonde l'abbaye de Saint-Victor. Abélard vient à Laon pour étudier la théologie et polémique avec Anselme de Laon.
      • 1114 - 1116 : Abélard enseigne à Paris à l'école de Notre-Dame.
      • 1115 : Bernard fonde l'abbaye de Clairvaux.
      • Vers 1115 - 1116 : Liaison d'Abélard et d'Héloïse.
      • 1117 : Naissance d'Astrolabe dans l'oppidum du Pallet.
      • 1118 : Abélard vient au Pallet chercher Héloïse et laisse son fils à Denise puis se marie à Paris et envoie Héloïse à Argenteuil. Il est castré par les hommes de Fulbert et se retire à l'abbaye de Saint-Denis.
      • 1120 : Abélard écrit la "Theologia summi boni".
      • 1121 : Le concile de Soissons condamne la "Théologia" d'Abélard.
      • Vers 1121 : Abélard s'enfuit de Saint-Denis.
      • 1122 : Suger devient abbé de Saint-Denis et Pierre le Vénérable abbé de Cluny. Abélard s'établit dans le diocèse de Troyes et fonde un oratoire qui va devenir le Paraclet.
      • 1123 - 1125 : Abélard rédige probablement le "sic et non" et révise "sa Théologia".
      • 1127 : Bernard rédige le traité des "Dégrés de l'humilité et de l'orgueil" et le traité "Sur la Grâce et le libre arbitre". Abélard est élu abbé de Saint-Gildas de Rhuys.
      • 1129 : Suger fait expulser les religieuses du monastère d'Argenteuil. Abélard leur donne le Paraclet.
      • 1130 :Début du schisme d'Anaclet.
      • 1131 : Voyage du pape Innocent II en France. Première rencontre à Morigny entre Bernard et Abélard.
      • Vers 1131 - 1132 : Abélard rédige "l'Historia calamitatum".
      • Vers 1132 - 1133 : Abélard revient à Paris et enseigne à l'Ecole Sainte-Geneviève.
      • Vers 1132 - 1137 : La "Correspondance" entre Abélard et Héloïse.
      • 1137 : Avènement de Louis VII et Aliénor.
      • Vers 1137 - 1139 : Abélard rédige l'Ethica. Héloïse lui adresse ses "Problemata".
      • 1140-1141 : Guillaume de Saint-Thierry dénonce à Bernard les erreurs d'Abélard, qui est condamné par le concile de Sens (1141). Il en appelle au pape qui le déclare hérétique. Abélard se retire à l'abbaye de Cluny.
      • 1142 (21 avril) : Mort d'Abélard au prieuré de Saint-Marcel-lès-Châlons.
      • 1146 : Bernard prêche la 2ème croisade à Vézelay.
      • 1147 : Début de la 2ème croisade.
      • 1148 : Bernard attaque Gilbert de la Porrée au concile de Reims.
      • 1153 (20 août) : Mort de Bernard de Clairvaux.
      • 1163 (16 mai) : Mort d'Héloïse.

    1. Chronologie de la vie d'Héloïse

      Le tableau qui suit reprend les pages 9 et 10 du catalogue 2001 "Très sage Héloïse" de la médiathèque de Troyes. Quelques corrections y ont été apportées pour être en cohérence avec la chronologie 2019 d'Abélard qui précède.

      • 1079 : Naissance d’Abélard au Pallet pres de Nantes.
      • 1090-1095 : Naissance d’Héloïse dans le milieu de la haute aristocratie frangaise (1092 ?).
      • 1115 : Début des relations entre Héloïse et Abélard.
      • 1117 : Naissance du fils d’Héloïse et Abélard, Astrolabe
      • 1118 : Mariage d’Héloïse et Abélard. Castration d’Abélard, entrée en religion d’Héloïse et Abélard.
      • 1121 : Condamnation d’Abélard au concile de Soissons.
      • Vers 1123 : Fondation de l’oratoire du Paraclet, près de Nogent-sur-Seine par Abélard. Rédaction du Titulus d’Argenteuil attribué a Héloïse, sur le rouleau mortuaire de Vital de Savigny.
      • 1127 : Election d’Abélard à l’abbatiat de Saint-Gildas-de-Rhuys.
      • 1129 : Expulsion des moniales d’Argenteuil par Suger, abbé de Saint-Denis.
      • 1130 : Installation d’Héloïse et de ses moniales au Paraclet.
      • 1131 : Confirmation de la donation du Paraclet à Héloïse et à ses moniales par le pape Innocent ll.
      • 1132-1133 : Rédaction de l’"Histoire de mes malheurs" d’Abélard et début de la correspondance d’Héloïse et Abélard.
      • 1138 : Visite de saint Bernard au Paraclet pour vérifier l’orthodoxie de la régle et de la liturgie composée par Abélard.
      • 1139 : Dénonciation d’Abélard auprés de Bernard de Clairvaux.
      • 1140 : Condamnation d’Abélard au concile de Sens. Séjour d’Abélard a Cluny. Retraite d’Abélard a Saint-Marcel prés de Chalon-sur-Saone
      • 1142 : Mort d’Abélard.
      • 1143 : Pierre de Cluny annonce la mort d’Abélard a Héloïse.
      • 1144 : Transfert de la dépouille d’Abélard au Paraclet.
      • 1164 : Mort et sépulture d’Héloïse.
      • 1275 : Rédaction de la seconde partie du Roman de la Rose par Jean de Meung.
      • 1290 : Traduction en français de l’"Histoire de mes malheurs" par Jean de Meung.
      • Fin XIIIème siècle : Copie des manuscrits des Lettres d’Héloïse et d’Abélard (BM Troyes ms 802 et BM Reims ms 872).
      • 1489 : Edition des oeuvres de François Villon.
      • 1497 : Transfert des cendres d’Héloïse et Abélard dans le choeur de l’abbatiale du Paraclet.
      • 1577 : Notice sur Héloïse et Abélard dans "Les Annales" de Papire Masson.
      • 1607 : Notice sur Heloïse et Abélard dans "Les Recherches de la France" d’Etienne Pasquier.
      • 1616 : Edition des "Oeuvres de Pierre Abélard et d’ Héloïse sa femme" par d’Amboise et Duchesne.
      • 1621 : Transfert des cendres d’Héloïse et Abélard dans la chapelle de la Trinité à l’intérieur de l’abbatiale du Paraclet.
      • 1687 : Traduction des "Lettres d’ Héloïse et d’Abélard" par Bussy-Rabutin.
      • 1697 : Notice sur Héloïse dans le "Dictionnaire" de Bayle.
      • 1701 : Déplacement d’une partie du tombeau dans le choeur de l'abbatiale du Paraclet.
      • 1717 : Parution de la "Lettre d’Héloïse à Abélard" par Alexander Pope.
      • 1764 : Parution de Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau.
      • 1780 : Transfert des cendres d’Héloïse et Abélard dans le monument déplacé en 1701 et ajout d’une dalle de marbre avec une épitaphe attribuée à Marmontei.
      • 1792 : Transfert des cendres d’Héloïse et Abélard dans l’église de Nogent-sur-Seine avant la vente du Paraclet comme bien national.
      • 1794 : Le tombeau d’Héloïse et Abélard dans l’église de Nogent-sur-Seine subit des dommages par vandalisme révolutionnaire.
      • 1800 : Transfert des cendres à Paris pour le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir.
      • 1815 : Déplacement du tombeau à l’intérieur du musée des Monuments franç²ais.
      • 1817 : Transfert des cendres d’Héloïse et Abélard au cimetiére du Pére-Lachaise à Paris.
      • 1853 : Parution d’"Héloïse et Abélard" dans la série "Le Civilisateur, histoire de I’ humanité par les grands hommes" de Lamartine.


      Cartulaire du Paraclet, détail (Bibl. mun. Troyes)

    1. Abélard et Héloïse, individualistes et solitaires.

      La page Wikipédia sur la renaissance médiévale du XIIème siècle souligne que "Cette floraison d'initiatives est notamment remarquable à Paris où des personnalités exceptionnelles animent les écoles. On retient d'abord Abélard, qui révolutionne la théologie par l'approche dialectique". Les échanges littéraires d'Abélard et Héloïse révèlent, outre le symbole d'un amour maudit et éternel, des personnalités novatrices. Georges Minois l'explique en son ouvrage de 2019 (page 406) :

      Abélard et Héloïse occupent un rôle pionnier dans la naissance de l’individua1isme, qu’Aaron Gourevitch, dans un ouvrage célébre de 1997, "La Naissance de l’indididu dans l’Europe médiévale", situe aux alentours des XIIème et XIIIème siècles. Pour cet historien, "1a personnalité d’Abélard lui-même, sa tendance irrépressible à agir de façon originale, à se conduire de manière inhabituelle et non conventionnelle, son égocentrisme et sa volonté d’affirmer son moi, ne parlent-ils pas en faveur d’une découverte de l’individualité ?" "L’histoire de mes malheurs" est un des premiers ouvrages autobiographiques [...] On ne peut que penser à Montaigne : "Lecteur, je suis moy mesme la matiére de mon livre". Toute son oeuvre révèle un égocentrisrne obsessionnel : son orgueil d’intellectuel trop sûr de lui, son sentiment de la persécution, qui en fait aussi un précurseur de Rousseau, sa désinvolture à l’égard d’Héloïse, dont il ne comprend pas la détresse alors qu’il s’apitoie sur ses propres malheurs, sa façon de donner des leçons à tout le monde et de se comparer aux plus grands saints, quand ce n’est pas à Jésus lui-même. [...]
      L’individualisme d’Abélard est l’individualisme de la raison, qui sépare, isole, distingue. Son ambition était de rationaliser la foi, mais il se heurte à l’incompréhension des défenseurs d’une religion traditionnelle, dont il ne comprend pas les résistances. La raison étant universelle, elle devrait réaliser l’unanimité. Cette naïveté du penseur, tout comme son arrogance, a été relevée dès le XIIème siècle par Othon de Freising, qui la qualifie de "tout a fait sot". Seul contre tous, incompris, Abélard finit par se soumettre et se taire.
      A côté de l'individualisme de la raison, l’individualisme de la passion. Héloïse accède également à ce sentiment de solitude, par un autre cheminement : la solitude amoureuse. D’une part, elle découvre que la fusion avec l’être aimé est impossible ; il est toujours au-delà, inaccessible, comme le reflet de soi-méme qui se brouille quand on le touche. D’autre part, ses lettres, tout au moins celles qu’on lui attribue, témoignent d’une remarquable lucidité introspective. Elles sont émouvantes de sincérité, débordantes d’érotisme cru et d’un amour sensuel sans limites qui va jusqu’au blasphème et à l’acceptation de la damnation. Héloïse, c’est le désespoir de l’amante délaissée et de la pécheresse sans espoir de rémission. Obsédée à la fois par un sentiment de culpabilité et d’injustice aussi bien à l’égard d’Abélard que de Dieu, elle se soumet et se révolte en même temps. A ses deux maris, Abélard et Dieu, elle dernande : pourquoi m’as-tu abandonnée ?
      Mais aussi, en femme de son siècle, elle intériorise les préjugés de son époque sur la faiblesse et l’infériorité du sexe feminin, alors qu’en femme de haute culture, elle aspire à une pleine liberté de jugement. Elle est à la fois la Madeleine repentante et la féministe exigeante. Elle se soumet aux ordres d’Abélard et aux exhortations de Bernard, mais au fond d’elle-même elle se sent seule, abandonnée et déshonorée. [...] "L’amante ne se résigne pas à son avilissement, elle y aspire, elle s’y complaît", écrit Etienne Gilson. Elle se sent incornprise par Abélard, et elle ne comprend pas l’injustice divine : en cela, elle est désespérément seule.

    2. Les anges gardiens Thibaut de Champagne et Pierre le Vénérable

      Ils ne sont pas complètement seuls... Ils ont bénéficié, après leur séparation, de deux soutiens remarquables. Thibaut de Champagne, aussi nommé Thibaut IV de Blois (1093-1151), était comte de Blois et de Champagne, ce qui en fait un des personnages les plus importants du Royaume, surtout quand son frère cadet devient roi d'Angleterre en 1135. C'est lui qui en 1122 cède à Pierre Abélard les terres du Paraclet, près de la rivière Ardusson à Quincey. Il sera d'un grand soutien à Héloïse (voir partie 8 du chapitre 5) quand, devenue prieure d'Argenteuil alors que sa congrégation en est chassée, elle s'installera en ces lieux en 1131, sous la houlette d'Abélard. Au décès de Thibaut en 1151, son fils Henri 1er le Libéral, comte de Champagne, qui est aussi mon ancêtre, lui succède. Il fut sauvé d'un assassinat par Anne Musnier, qui est une ancêtre de mon épouse. J'en parle longuement dans une page voisine.

      Pierre le Vénérable (1093-1156), neuvième abbé de Cluny, l'abbaye alors la plus importante et la plus influente de la chrétienté, canonisé, élève d'Abélard, fut son meilleur défenseur. Il l'a accueilli quand il était vieux et malade et a permis à Héloïse de le rejoindre dans la mort. Il était aussi l'adversaire le plus résolu de Bernard de Clairvaux. Nous avons vu ci-avant au chapitre 4 les raisons de ce soutien.


      Abélard, le pape Calixte II (né Gui de Bourgogne), Pierre le Vénérable, personnages de cire, discutent
      de l'abbaye de Cluny dans une scène de l'Espace Grévin de Bourgogne, à Dijon (années 1990, lien).
      Le Vénérable étant devenu abbé de Cluny en 1122, Calixte II étant décédé en 1124, on serait en 1123...

    3. L'ayatollah Bernard de Clairvaux, controverses et opinions. Bernard de Clervaux (1090-1153), fondateur de l'abbaye de Clairvaux (en 1115), instigateur de la réforme de Citeaux, prédicateur de la deuxième croisade, canonisé, est considéré, pour beaucoup, comme une sorte d'ayatollah de la foi catholique, au sens d'une personne particulièrement intransigeante sur un sujet précis. Il fut le pire adversaire d'Abélard et de sa philosophie, celui qui n'eut de cesse de le voir condamné comme hérétique. La très importante controverse opposant Pierre Abélard et Bernard de Clairvaux, traitée à l'époque au plus haut sommet de l'Eglise, concile et pape, reste d'actualité, comme le montrent les trois opinions contemporaines qui suivent.


      "Dispute de Saint Bernard et d'Abélard", Robert Caumont, début du XXème siècle
      (Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, lien) (variantes : 1 2 3).

      1. Une opinion pro-abélardienne. Dans un texte signé Lydya O. B., intitulé "Abélard sans Héloïse (lien, pdf), on lit :

        Tandis que lorsque Thomas d'Aquin entrera en philosophie, ce sera comme s'il en avait toujours été ainsi. Abélard, lui, voulait réconcilier foi et raison. Non comme deux opinions bien sûr, mais deux faces d'une même réalité. Nulle part depuis Platon on ne vit comme dans la Theologia summi boni le terme de « théologie » forcer davantage le rapprochement de ces deux mots sacrés - theos, logos. Le terme de théologie devait supplanter celui de Pagina Sacra, car elle portait en elle ce projet irréalisable de réconcilier ce qui s'écartait inexorablement.
        Inexorablement - c'est pourtant par le langage que Pierre Abélard va tenter l'impossible. C'est en cela qu'il était reconnu comme un grand dialecticien : il cherchait la manière de traduire le langage de la foi en un langage de la raison. Platon a inventé la dialectique en voulant quitter le langage sophistique sans rejoindre le mythos ; Abélard lui, veut trouver le moyen de convertir le langage de la raison en celui de la foi. Il veut rendre sûr, positif, l'espace aveugle qui s'est ouvert entre raison et foi. Or, qu'est-ce que condamnent toujours les conciles chez Abélard ? Nullement ses conclusions, toujours des parties de sa démonstration. Abélard revient toujours à bon port, mais il ne s'interdit pas quelques détours. L'Eglise cependant prend ces chemins parallèles pour une provocation, ou pour un maquillage de ses véritables opinions. Elle se trompe. Abélard pensait que la dialectique servirait d'instruments de navigation, qu'elle permettrait à quiconque de rejoindre la foi. C'est une scission de la direction et de l'itinéraire.

      2. Une opinion pro-bernardienne. Le hasard de mes recherches m'a fait lire un article de 1975 intitulé "Le conflit de la raison, de la passion et de la grâce". J'ai ouvert grand les yeux en découvrant cette conclusion :


        Bernard entraînant Abélard à la discussion au concile de Soissons. Claude Mellan vers 1650 (Musée Genève, lien)
        L'amour plus pur qu'il [Abélard] portera à sa maîtresse devenue son épouse et puis sa fille spirituelle, lui attendrira le coeur et le disposera sans doute à la médiation d'une noble et très sainte amitié, celle de Pierre de Cluny. C'est elle qui l'inclinera à consentir enfin à la grâce de Dieu, dans l'humiliation de l'homme et la défaite de la raison orgueilleuse.
        Mais dans la conduite des événements publics, ceux qui contraignent l'homme à plier sous la main puissante de Dieu, c'est la médiation de la foi intrépide de saint Bernard qui a ramené au port de la foi le philosophe égaré, en provoquant sa condamnation. On a reproché à l'Abbé de Clairvaux ses outrances verbales, son opiniâtreté. C'est oublier qu'il lui a fallu se jeter seul dans cette bataille avec tout son zèle et sa fougue pour obtenir des évêques et de Rome la condamnation nécessaire. En Bernard, c'est l'Eglise qui agissait, et elle a bien agi  : pour la Vérité divine, à bon droit, en toute justice et prudence. (…) Il fallait condamner Abélard ou tout était perdu. (…)
        Des Abélard, il y en aura à toutes les époques. Mais lorsque des Abélard surviennent, il ne faut pas les laisser dévorer le troupeau en toute quiétude, il ne faut pas les laisser dévaster l'Eglise et se dévaster eux-mêmes. (…) En condamnant Abélard, l'Eglise, mue par le plus grand saint de son temps, l'a sauvé de lui-même et a sauvé toutes ses richesses d'intelligence pour enrichir le patrimoine chrétien. En condamnant ce qui se trouvait de faux dans ce progrès, elle a sauvé ce progrès lui-même.

        Qui donc soutenait ainsi, à notre époque, l'ayatollah Bernard de Clairvaux ? L'abbé Georges de Nantes. Une recherche rapide m'a fait trouver sa page Wikipédia, où je lis en introduction : "Georges de Nantes, né à Toulon le 3 avril 1924 et mort à Saint-Parres-lès-Vaudes le 15 février 2010, plus connu sous le nom de l'abbé de Nantes, est un prêtre catholique traditionnaliste fondateur de la Ligue de la Contre-Réforme catholique, considérée comme une dérive sectaire par l'Unadfi. Le mouvement de l'abbé de Nantes sera renommé au XXIème siècle, après l'échec de ses prédictions millénaristes, Ligue de la contre-réforme catholique, abrégé en « CRC ». Il est frappé de suspense a divinis en 1966, sanction canonique interdisant d'administrer des sacrements par les autorités de l'Eglise catholique. Ses adeptes le considèrent comme « l'homme de Dieu mis au monde pour vaincre l'Anti-Christ »".

        Sur la même page, Georges de Nantes avait ainsi présenté l'intransigeance du belliqueux et exalté Bernard de Clairvaux :

        Bernard en 1145 s'en ira convertir les Albigeois ; il prêchera la IIème Croisade à Vézelay en 1146, celle qui sera un échec. Quand on le lui reprochera, atteint par le doute, il demandera à Dieu un signe : que cet enfant aveugle voie, et l'enfant par miracle verra. Ce n'est pas un homme qui cherche sa propre gloire et qui fait de sa raison la mesure de toutes choses même divines. C'est un saint, brûlant d'une foi extatique qui le tient écrasé devant la splendeur de la gloire divine et parfois le transporte dans la vision du Mystère béatifiant. Loin de prétendre donner de la foi une explication personnelle, il ne veut que faire entendre à tous le langage divin des Ecritures. Et quand une difficulté se présente, il ne fait pas appel à la dialectique, qu'il méprise profondément, qu'il considère comme une ennemie de Dieu, mais il écoute l'enseignement du Magistère, il recherche ce que dit la Tradition et se range toujours en définitive à l'autorité du Pape qu'il tient pour infaillible. Entre un tel homme et Abélard, il était impossible que ne survienne enfin quelque affrontement dramatique...


        Saint-Bernard prêchant la deuxième croisade, à Vézelay, en 1146, Emile Signol 1840 (musée de Versailles, lien).
        Abélard est décédé depuis 4 ans, Héloïse vivra encore 18 ans.

      3. L'opinion du pape Benoît XVI (article par Matthew A. McIntosh).

        Lors de son audience générale du 4 novembre 2009, le Pape Benoît XVI a évoqué Saint Bernard de Clairvaux et Pierre Abélard pour illustrer les différences entre les approches monastiques et scolastiques de la théologie au 12ème siècle. Le Pape a rappelé que la théologie est la recherche d'une compréhension rationnelle (si possible) des mystères de la révélation chrétienne, à laquelle on croit par la foi - une foi qui cherche l'intelligibilité (fides quaerens intellectum). Mais saint Bernard, représentant de la théologie monastique, met l'accent sur la "foi" alors qu'Abélard, qui est un scolastique, met l'accent sur la "compréhension par la raison".

        Pour Bernard de Clairvaux, la foi est fondée sur le témoignage de l'Écriture et sur l'enseignement des Pères de l'Eglise. Bernard peut donc difficilement être d'accord avec Abélard et, de manière plus générale, avec ceux qui soumettent les vérités de la foi à l'examen critique de la raison - examen qui, selon lui, présente un grave danger : l'intellectualisme, la relativisation de la vérité et la remise en cause des vérités de la foi elles-mêmes. Pour Bernard, la théologie ne peut se nourrir que de la prière contemplative, de l'union affective du cœur et de l'esprit avec Dieu, dans un seul but : favoriser l'expérience vivante et intime de Dieu, une aide pour aimer Dieu toujours plus et toujours mieux.

        Selon le pape Benoît XVI, un usage excessif de la philosophie a rendu fragile la doctrine d'Abélard sur la Trinité et, par conséquent, son idée de Dieu. Dans le domaine de la morale, son enseignement était vague, car il insistait pour considérer l'intention du sujet comme la seule base pour décrire la bonté ou le mal des actes moraux, ignorant ainsi la signification objective et la valeur morale des actes, ce qui aboutissait à un dangereux subjectivisme. Mais le pape reconnaît les grandes réalisations d'Abélard, qui a apporté une contribution décisive au développement de la théologie scolastique, laquelle s'est exprimée de manière plus mûre et plus fructueuse au cours du siècle suivant. Et certaines des intuitions d'Abélard ne doivent pas être sous-estimées, par exemple, son affirmation que les traditions religieuses non chrétiennes contiennent déjà une certaine forme de préparation à l'accueil du Christ.

        Le pape Benoît XVI a conclu que la "théologie du cœur" de Bernard et la "théologie de la raison" d'Abélard représentent l'importance d'une discussion théologique saine et d'une humble obéissance à l'autorité de l'Eglise, surtout lorsque les questions débattues n'ont pas été définies par le magistère. Saint Bernard, et même Abélard lui-même, ont toujours reconnu sans aucune hésitation l'autorité du magistère. Abélard a fait preuve d'humilité en reconnaissant ses erreurs, et Bernard a exercé une grande bienveillance. Le pape a souligné que, dans le domaine de la théologie, il doit y avoir un équilibre entre les principes architectoniques, qui sont donnés par la Révélation et qui conservent toujours leur importance primordiale, et les principes interprétatifs proposés par la philosophie (c'est-à-dire par la raison), qui ont une fonction importante, mais seulement comme outil. Lorsque l'équilibre est rompu, la réflexion théologique risque d'être entachée d'erreur ; il appartient alors au magistère d'exercer le nécessaire service de la vérité, dont il est responsable.

      Accessoirement, pour ceux qui s'intéressent à la préhistoire de la bande dessinée, Bernard de Clairvaux est aussi celui qui a tué l'art des enluminures séquencées qui commençait à se développer. Il fallut attendre 1830 pour que, sous l'impulsion du suisse Rodolphe Töpffer, renaisse le "récit en séquence d'images" aujourd'hui appelé "bande dessinée". Extrait de l'article de référence, paru en 1996 sur "Le Collectionneur de BD" n° 79, par Danièle-Alexandre Bidon) :

      Les XIème et XIIème siècle sont à l'évidence l'âge d'or du récit en séquence. [...] Les exemples de récits en séquence d'images fourmillent désormais à travers toute l'Europe. Les livres sont illustrés de pages divisées en "cases", voire font l'objet de mises en pages nouvelles. [...] Dans les premières années du XIIème siècle, le plus bel exemple de "bande dessinée" avant la lettre est à découvrir dans la Bible de Etienne de Harding (Dijon). [...] Dans le troisième tome, une vie de David s'y déroule sur cinq registres de 17 cases. [...] Le dessin est narratif, plein d'allant, et l'enlumineur n'a pas hésité à pratiquer la sortie d'image. Un court texte s'insère entre les registres. Hélas l'artiste travaillait pour Citeaux, peu avant la période d'iconophobie inspirée par Bernard de Clairvaux. [...]


    1. La lettre d'insultes de Roscelin de Compiègne envers Abélard

      Au Moyen-Age, les intellectuels savaient s'insulter... Roscelin de Compiègne était un maître réputé. Il avait enseigné à Loches et à Tours et Abélard était alors un de ses étudiants. Vers 1120, Abélard lui avait envoyé une lettre "pas piquée des hannetons" pour s'en être pris à Robert d'Arbrissel. Le fait que ce dernier ait été très proche d'Hersende, la très probable mère d'Héloïse, explique sûrement la vigueur de cette réaction. On ne connaît pas cette lettre d'Abélard, mais la réponse de Roscelin, seul écrit de sa part qui nous soit parvenu, est explosive. Cette controverse a déjà été évoquée précédemment au chapitre 4.

      Tu as envoyé une lettre débordant de critiques contre moi, fétide des immondices qu'elle contient, et tu dépeins ma personne couverte des taches de l'infamie comme des taches décolorées de la lèpre. [...] Tu as passé beaucoup de temps au récit mensonger de ma diffamation, tu l'as toi‑même peinte par ignorance, comme un homme ivre qui prolonge autant qu'il peut les délices d'un festin. Puisque tu t'es rassasié comme un porc dans les immondices et la merde de ma diffamation, moi, à mon tour, non en mordant avec la dent de la haine, ni en frappant avec le bâton de la vengeance, mais en souriant des aboiements de ta lettre, je discuterai des nouveautés inouïes de ta vie et je démontrerai à quelle ignominie tu es abaissé à cause de ton impureté. Vraiment, il n'est pas nécessaire pour t'outrager d'imaginer des faits, selon ta façon d'agir, il suffit de répéter ce qui est bien connu de Dan à Bersabée. Ta déchéance est tellement manifeste que, même si ma langue la taisait, elle parlerait d'elle‑même.

      Un clerc parisien du nom de Fulbert t'a reçu comme un hôte dans sa maison ; il t'a fait l'honneur de t'accueillir à sa table comme un ami ou un membre de sa famille ; il t'a confié l'instruction de sa nièce, jeune fille très sage et remarquablement douée. Mais toi tu as oublié, que dis‑je, tu as méprisé les faveurs et l'honneur que t'avait témoignés ce noble clerc parisien, ton hôte et ton seigneur. Tu n'as pas épargné la vierge qu'il t'avait confiée. Tu devais la protéger et l'instruire comme une élève; poussé par un esprit effréné de luxure, tu ne lui as pas appris le raisonnement mais la fornication. Dans ta conduite, tu as réuni plusieurs crimes : tu es accusé de trahison et de fornication; tu es immonde d'avoir violé la pudeur d'une vierge. Mais le Dieu de vengeance, le Seigneur Dieu de vengeance a agi avec franchise : il t'a privé de la partie par où tu avais péché.

      Torturé par la douleur de ta honteuse blessure et par la crainte d'une mort imminente, poussé par la laideur affreuse de ta vie passée, tu es, en quelque sorte, devenu moine. Mais écoute cependant ce que dit saint Grégoire, parlant de ceux qui se réfugient par peur dans la vie religieuse : "Celui qui fait le bien par crainte, ne s'éloigne pas tout à fait du mal..."

      Nous venons de voir les raisons et les circonstances de ton entrée dans les ordres. Dans le monastère de Saint‑Denis, tu n'as pu rester : pourtant tout y est ordonné selon les facultés de chacun, non par une règle sévère, mais par la miséricorde de l'abbé. Tu as alors accepté de tes frères un prieuré que tu pouvais desservir comme tu l'entendais. Puis tu as pensé que cette occupation ne saurait suffire à ton exubérance et à tes désirs et tu as obtenu de l'abbé avec le consentement général des frères la possibilité de reprendre tes cours. Laissons de côté tout le reste : là, en présence d'une foule barbare venue de toutes parts, tu as, par vanité et par ignorance, transformé la vérité en sornette.

      Tu ne cesses pas d'enseigner ce que tu ne dois pas enseigner et l'argent acquis pour prix de tes mensonges tu l'apportes à ta fille de joie pour la récompenser. Ce que tu lui donnais autrefois, lorsque tu étais normal, pour prix du plaisir attendu, tu le donnes seulement en récompense. Mais tu pèches plus gravement en payant ta débauche passée qu'en achetant celle à venir. Auparavant tu t'épuisais en plaisirs, aujourd'hui encore tu t'épuises en désirs mais, par la grâce de Dieu, tu ne peux plus te prévaloir du besoin. Écoute donc la formule de Saint Augustin : "Tu as voulu faire quelque chose, mais tu ne l'as pas pu; mais Dieu l'a remarqué, à ses yeux c'est comme si tu avais fait ce que tu voulais faire". Je parle avec Dieu et les anges pour témoins : j'ai entendu les récits des moines tes frères ; lorsque tu retournes tard le soir au monastère, tu cours porter à une courtisane le salaire de ton enseignement et de tes mensonges. Sans aucune honte tu payes ta débauche passée.

      Tu as pris l'habit et tu as usurpé l'office de docteur en enseignant des mensonges. Tu as cessé d'être moine, car saint Jérôme, lui‑même moine, définit ainsi le moine : «Le moine n'a pas à être un docteur, mais un pleureur, un homme qui pleure le monde et, dans la crainte de Dieu, attend.» L'abjection de ton habit prouve que tu n'es pas clerc, mais tu es encore moins laïc : la vue de ta tonsure le révèle suffisamment. Si tu n'es ni un clerc ni un laïc, je ne sais par quel nom t'appeler. Mais peut‑être, par habitude tu mentiras et tu diras que je puis t'appeler Pierre. Mais je suis sûr qu'un nom du genre masculin ne peut plus garder sa signification habituelle, s'il s'est séparé de son genre. Les noms propres perdent leur sens, s'il leur arrive de s'éloigner de leur perfection. Une maison qui aura perdu son toit ou ses murs, sera appelée maison imparfaite. La partie qui fait l'homme t'a été enlevée : on ne peut plus t'appeler Pierre, mais Pierre imparfait. Le déshonneur d'être imparfait, t'a même valu le sceau dont tu scelles tes lettres fétides : il représente un être qui porte deux têtes, 1'une d'homme, l'autre de femme. J'avais décidé de dire encore contre toi beaucoup de choses outrageantes, mais des choses vraies et manifestes; puisque j'ai à faire à un homme imparfait, l'oeuvre que j'avais commencée je la laisserai imparfaite.


      La pape Urbain II prêche la première croisade en l'abbaye de Marmoutier, près de Tours, en mars 1096 ( "La Touraine,
      histoire et monuments", 1855). Le maître Roscelin et l'étudiant Abélard étaient probablement présents.

    1. Abélard et ses étudiants, de la colline Ste Geneviève aux bords de l'Ardusson.


      Abélard et son école sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris. Gravure (lien) d'après la fresque de François Flameng 1889
      située dans le grand escalier du péristyle de la Sorbonne (photo retouchée, lien) (détail, lien). + gravure n&b 1887 (lien).

      Vers l’an 1100, on vit paraître, dans l’école du cloître de Notre-Dame, à Paris, un clerc de vingt ans, doué de la plus belle figure, des plus nobles manières, et d’une merveilleuse faculté de bien dire. Il se nommait Pierre Abélard, ce qui paraît signifier, en langue bretonne, Pierre, fils d’Alard. Fils d’un chevalier breton, d’entre Nantes et Clisson, il avait cédé à ses frères sa part d’héritage, et courait les provinces, étudiant et disputant d’école en école.
      Devenu maître à son tour, l’écolier breton vainquit, dans les disputes philosophiques, le plus renommé des maîtres de ce temps, appelé Guillaume de Champeaux. Son rival lui fit interdire d’enseigner dans le cloître de Notre-Dame. Abélard se retira sur la montagne Sainte-Geneviève, en dehors de l’enceinte fortifiée que le jeune roi Louis le Gros bâtissait alors autour de Paris. La ville de Paris, qui n’avait été d’abord que l’île de la Cité, comprenait alors quelques quartiers de la rive droite et de la rive gauche. Toute la jeunesse studieuse suivit Abélard sur la colline, où l’abbaye de Sainte-Geneviève s’élevait au milieu des clos et des vignes, et ce fut là qu’Abélard enseigna une philosophie à la fois très raisonnable et très hardie, fondée tout ensemble sur la liberté de Dieu vivant et sur la liberté de l’homme.
      [analyse de l'illustration ci-dessous, Henri Martin, "Histoire de France", 1886, lien]


      Abélard sur la montagne Sainte-Geneviève, Paris, gravure de Georges Burgun, d'après Emile Antoine Bayard, 1886 (lien).

      Autre fait marquant, quasi révolutionnaire même. Alors qu'il vit en ermite solitaire au Paraclet, Abélard est rejoint par une une foule d'étudiants, fils de familles aisées séduits par le retour à la nature et par sa philosophie. De 1122 à 1126, ils s'installent dans des cabanes, se font maçons pour aménager le dortoir de leur maître de 43 ans et pourvoient à tous ses besoins matériels. Plus qu'une école, une vie communautaire sans règle monastique, laïque, s'organise [texte d'après Wikipédia]. Quand l'expérience prend de la notoriété, l'establishment ecclésiastique s'en offusque et met fin à cette étrange épisode.


      Pierre Abélard et ses disciples, là où sera fondé le Paraclet, à Quincey (Aube), le long de la rivière Ardusson.
      Jean Michel Moreau le jeune, vers 1796, graveur Jean Dambrun (lien). Trichon graveur (lien)

    1. Abélard, de la Bretagne à la Bourgogne en passant par Paris


      En son livre "Abélard" (Flammarion 1997), Michael Clanchy dressé cette cartes des lieux visités par Abélard.

      Cette carte est aussi présente en une page du site pierre-abelard.com, avec liens vers une page dédiée à quelques lieux cités, lien que nous reprendrons ci-dessous avec l'indication "là**", en y ajoutant des liens "ici" vers le présent dossier. Les voici, par ordre alphabétique :

      • Argenteuil : ** et ici (chapitre 6)
      • Chalon-sur-Saône : ici (en ce sous-chapitre)
      • Laon : ** et ici (en ce sous-chapitre)
      • Loches : **
      • Maisoncelles : **
      • Melun : **
      • Morigny : **
      • Pallet (Le) : **, ** et ici (en ce sous-chapitre)
      • Paraclet (Le) : ici (chapitre 8)
      • Paris : **, ** (Ste Geneviève), ** (Chapelle Saint-Aignan) et ici (en ce sous-chapitre)
      • Provins : **
      • Saint Denis : **
      • Saint-Gildas de Rhuis : ** et ici (en ce sous-ch.)
      • Soissons : ** et ici (en ce sous-chapitre)
      • Sens : **


      A gauche, Abélard vu comme père de la théologie (lien). A droite, lithographie de J. Bruneau, 1979 (lien).

      Le Pallet





      Le Pallet (Loire Atlantique), village natal d'Abélard et d'Astralabe.

      Gravures en noir et blanc de Claude Thiénon, 1817 (BnF, lien). Gravure en couleur de William Dorset Fellowes 1818.

      Ci-dessus :"Vue du pont Cacault et du bourg du Pallet, près Clisson ; derrière l'église, on aperçoit les ruines de la maison d'Abélard". + variante.

      Ci-contre : "Vue du passage du torrent appelé la Sanguèse, et des ruines de la maison d'Abélard au Pallet, sur la route de Nantes à Clisson".

      Lien vers d'autres gravures, avec présentation des auteurs, Thiénon et Fellowes.

      Sur Le Pallet (histoire, donjon, etc.), on consultera le sous-site "Le Pallet, patrie d'Abélard" du site pierre-abelard.com.

      Rappelons qu'Héloïse, à la demande de Pierre Abélard, est venue au Pallet accoucher de leur fils Astralabe. Elle était hébergée par Denise, la soeur de Pierre. Au début du XIXème siècle, la renommée des deux amants a attiré les excentriques. Le baron François-Frédéric Lemot ayant acheté une propriété dans la commune de Gétigné, près de Clisson et du Pallet, eut l'idée d'y créer une grotte, en grande partie artificielle, avec une entrée à première vue naturelle. A son abord, il y fit graver en 1813 un poème d’Antoine Peccot (1766-1814), avec notamment ces trois vers concernant Héloïse : "Peut-être en ce réduit sauvage, Seule, plus d’une fois, elle vint soupirer, Et goûter librement la douceur de pleurer". Ainsi naquit la grotte d'Héloïse, soi-disant découverte en 1805. Elle est popularisée en 1817 et 1818 par les gravures romantiques de Thiénon (noir et blanc) et Fellowes (couleur). Plus de détails sur la page dédiée de Wikipédia et sur cette page du site pierre-abelard.com.




      Pierre Abélard avant sa rencontre avec Héloïse
      Abélard est né au Pallet, un bourg situé au sud de Nantes vers 1079. Sa mère Lucie, probablement fille et héritière du seigneur local, épousa Bérenger, un chevalier originaire du Poitou, peu de temps auparavant. De cette union naquirent au moins deux autres garçons (Raoul et Porcaire) et une fille (Denise). Bérenger exerça son fils à l'art de la guerre tout en accordant une grande importance aux choses de l'esprit. Abélard fréquenta les écoles urbaines de Nantes, Angers et Loches - où il fit la connaissance de Roscelin, un maître renommé. C'est alors qu'Abélard "fut enchaîné à un tel amour pour les lettres", qu'il "abandonna à ses frères la pompe de la gloire militaire avec l'héritage et les prérogatives du droit d'aînesse et renonça totalement à la cour de Mars pour être nourri dans le sein de Minerve". En 1100 [à 21 ans], il partit exercer ses dons pour les disciplines du trivium (dialectique, réthorique, grammaire) à Paris. Il suivi les enseignements de Guillaume de Champeaux qui régnait alors sur l'école du cloître Notre-Dame.
      Mais l'élève Abélard voulut devenir maître à son tour et ouvrit successivement une école à Melun (1102) puis à Corbeil (1104). En 1108 [à 29 ans], il réussit à s'établir à Paris sur la Montagne Sainte-Geneviève. Ses étudiants affluaient en nombre de l'Europe entière ! Désireux d'appronfondir sa connaissance de la Pagina Sacra, il suit l'enseignement d'Anselme, à Laon, à partir de 1113. Abélard rentre triomphant à Paris en 1115 [à 36 ans] et obtient une chaire à l'école Notre-Dame. L'épisode suivant de sa vie est plus connu : il s'éprend d'Héloïse.
      [Bénédicte Duthion, catalogue Monum 2001]


      Abélard se fâcha avec ses maîtres : Guillaume de Champeaux (lien), Roscelin de Compiègne (lien), Anselme de Laon (lien).
      Il n'y a avait pas encore d'université, le prestige des maîtres primait. Maître et étudiants (Musée de Cluny).

      Paris


      Wikipédia 2022


      "Abélard", Michael Clanchy, 1997

      Ci-dessus, estampe du XIXème siècle (lien) et plan Wikipédia (lien). + autre illustration, d'après un dessin de N. Dailly (lien). + illustration de Jean Gigoux 1839.

      Abélard : "Ni le respect de la décence ni le respect de Dieu ne pourraient m'arracher au bourbier où je roulais".
      Héloïse : "Comme il serait inconvenant et déplorable de voir un homme, créé par la nature pour le monde entier, asservi à une femme et courbé sous un joug honteux". (lien).

      Plan de Paris en 1150, tel qu'Héloïse et Abélard l'ont parcouru 30 à 40 ans plus tôt. Université de Cincinnati (lien).


      Compléments en allemand : l'étude (pdf) de Werner Robl sur Abélard à Paris (avec des illustrations complémentaires)
      et ses autres articles : 1 (Le Pallet) (pdf) 2 (le nom Abélard) 3 (Argenteuil) 4 (sa dernière maladie).

      Laon


      En septembre 2019, à l'occasion de son exposition au sein de la ville de Laon, intitulée "Concordance des temps", Christian Guémy alias C215 en a également profité pour parsemer la ville de portraits de personnalités emblématiques ou ayant un lien avec la cité. Dans la rue qui porte son nom, C215 nous propose le portrait de Pierre Abélard (1079 – 1142), philosophe, dialecticien et théologien chrétien, il effectue en 1113 un séjour d’études à Laon auprès d’Anselme (philosophe et professeur de l’école de Laon). A Paris comme à Laon, Abélard se fait remarquer par l’originalité de sa pensée et par son caractère difficile, qui sera souvent source de ses ennuis (clichés 29/09/2019). Localisation : rue Pierre Abélard, Laon (Dépt 02 – Aisne)
      Street-art à Laon (lien). + article présentant l'opinion d'Abélard sur Anselme de Laon. + image (lien).

      Soissons

      Lors du concile de Soissons en 1121, Abélard est condamné pour hérésie. Pour rendre simple des débats complexes, Abélard dut s’expliquer sur ses écrits formulant la mise en doute de la Trinité... Surtout, notre homme, grand orateur, incarne à lui seul l’émergence de l’intellectuel souhaitant éclairer les faits de manière rationnelle. Le « crime » d’Abélard aurait donc été de trop mêler foi et raison. Sa condamnation constitue de fait les prémices de l’inquisition… Ce concile dont nous célébrons le 900e anniversaire atteste une nouvelle fois de la place éminente de Soissons dans la grande Histoire. Une grande histoire fort complexe faite de tant de rebondissements au coeur de laquelle le colloque de ce week-end vous invite à plonger. [lien]

      Saint-Gildas de Rhuys

      Fondée au VIe siècle sur les vestiges d'un oppidum romain par le moine Gildas, venu d'Angleterre, tombée en ruines après les invasions normandes, cette abbaye du bout du monde a été reconstruite dans le style roman.

      Conan III, duc de Bretagne et nouvel allié du roi Louis VI, rêve de lui redonner son éclat d'antan, en nommant à sa tête un homme prestigieux. De son côté, Abélard est dans le collimateur des autorités ecclésiastiques. Si ses leçons restent courues des étudiants à Nogent-sur-Seine - dans l'abbaye du Paraclet, où il a trouvé refuge -, il garde un souvenir amer de sa mutilation et de sa condamnation à Soissons, où il a dû brûler son traité sur la Trinité en public. Devenir l'abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, c'est l'exil, mais aussi l'occasion de fuir le danger et de rejoindre le corps des plus hauts dignitaires de l'Eglise. En 1127, l'érudit va passer un an, peut-être deux, sur cette « terre barbare », dont il ne parle pas la langue.

      Sa mission : corriger des moeurs monastiques déréglées, dans la lignée de la réforme grégorienne. Mais son manque de fortune personnelle l'empêche de redresser la barre et lui vaut l'hostilité des moines. A deux reprises, ceux-ci tentent de se débarrasser de leur abbé, en versant du poison dans le calice de la messe et en commanditant un guet-apens à des brigands. Rescapé de justesse, Abélard finit par quitter le navire... Tombé en désuétude au fil des siècles, puis vendu à la Révolution, le monastère a été restauré au XIXe siècle. Dans l'église, le visiteur découvre intacte l'abside où officia le malchanceux abbé et philosophe, entre les magnifiques chapiteaux sculptés de l'époque romane...
      [Pascale Desclos, Historia n°871/872, lien]




      L'abbaye de Saint-Gildas de Rhuys dont Abélard fut l'abbé bébédictin.
      Intérieur et extérieur, l'abside, les murs et les falaises qu'a connus Abélard.
      C'est ici qu'il écrivit "Historia calamitatum", "Histoire de mes malheurs".

      Chalon-sur-Saône (à 4 km, le prieuré Saint-Marcel)


      La mort d'Abélard en 1142 au prieuré Saint Marcel lès Châlon.
      Gravure de Charles-Désiré Rambert 1839, d'après Jean Gigoux (lien).

      [En cette page de son site, Werner Robl analyse les circonstances de la mort de Pierre Abélard. En voici le résumé.] Compte tenu de toutes les circonstances et de tous les symptômes de la maladie ainsi que de la forme de thérapie choisie, il est donc le plus probable qu'Abélard soit décédé des suites d'une tuberculose d'organe avancée. Du moins, cette cause de décès semble bien plus plausible que toutes les hypothèses émises jusqu'à présent.

      Le cas de maladie d'Abélard met en lumière le fait que l'abbé clunisien Petrus Venerabilis s'efforçait d'une part d'améliorer et de réformer intérieurement la médecine des moines, mais que d'autre part il ne pouvait pas non plus résoudre en partie les graves problèmes d'hygiène des épidémies dans son monastère mère de Cluny. Bien qu'il ait plutôt refusé un traitement privé privilégié pour les moines, il accorda tout de même un tel traitement de faveur à son ami et frère dans le Seigneur, Pierre Abélard.

    2. Abélard moine castré, Héloïse jeune nonne : quelles relations ?

      Nous avons vu les relations amoureuses, pardois passionnées parfois conflictuelles des deux amants avant la castration d'Abélard. Le texte de référence est alors la lettre n°1 d'Abélard, "Histoire de mes malheurs" (Historia calamitatum) et aussi une partie de la lettre n°2, d'Héloïse. Les lettres suivantes sont révélatrices des rapports qu'entretiennent les deux amants, nous en avons compris l'essentiel. Georges Minois, en son livre de 2019, apporte un regard nouveau sur leurs échanges. Et, d'abord, que peut-on imaginer de leur relation physique (page 244) ?

      La situation d’Abélard et d’Héloïse a partir de 1130-1131 est, à vrai dire, assez étrange : Héloïse est prieure du monastère du Paraclet, dont son mari est l’abbé tout en résidant le plus souvent à 560 kilometres de là dans un autre monastère, dont il est aussi l’abbé, à Saint-Gildas-de-Rhuys. Les soeurs du Paraclet, de même que les habitants des alentours, trouvent d’ailleurs qu’Abélard devrait venir plus souvent pour instruire la communauté et lui apporter la bonne parole : "Tous leurs voisins me blâmaient vivement de ne pas faire tout ce que je pouvais pour venir en aide à leur misére, quand, par la prédication, la chose m’était si facile. Je leur fis donc des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur étre utile." On ne connaît pas la fréquence de ces visites, qui permettent à Abélard d’échapper périodiquement aux moines de Saint-Gildas, mais elles doivent étre assez espacées : il lui faut environ trois semaines de voyage pour aller d’un monastère à l’autre. Mais bientôt cependant, on commence à jaser, et à insinuer que les visites de l’abbé Abélard à sa femme la prieure n’ont pas qu’un but spirituel : "On voyait bien, disaient-ils, que j’étais encore dominé par l’attrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais supporter ni peu ni beaucoup l’absence de la femme que j’avais aimée."

      Etant châtré, Abélard estime qu’il devrait être au-dessus de tout soupçon : "Comment se fait-il que le soupçon persiste, quand pour moi le moyen d’accomplir ces turpitudes n’est plus ? Que veut dire la scandaleuse accusation qu’on élève contre moi ? L’état où je suis repousse tellement l’idée des turpitudes de ce genre, que c’est l’usage de tous ceux qui font garder des femmes d’en laisser approcher des eunuques." Et il accumule les exemples de saints personnages qui avaient vécu dans la compagnie des femmes sans qu’on les soupçonnat pour autant de fornication, il rappelle également que les maris doivent subvenir aux besoins matériels et spirituels de leur épouse, et que Léon IX aurait déclaré : "Nous professons absolument qu’il n’est pas permis a un évêque, prêtre, diacre, sous-diacre, de se dispenser, pour cause de religion, des soins auxquels il est tenu envers son épouse, non qu’il lui soit permis de la posséder selon la chair, mais il lui doit la nourriture et le vêtement." Abélard est-il sincère ? Est-il faussement naïf ? Ignore-t-il que la castration n’empêche pas nécessairernent toute activité sexuelle, à moins d’avoir été émasculé, ce qui ne semble pas avoir été son cas ? Il est, de toute façon, surprenant qu’il soit étonné que ses visites à sa femme encore jeune suscitent des interrogations.

      A ce stade, une consultation sur la grande Toile mondiale s'impose pour savoir si castration et érection sont compatibles. La page Wikipédia sur la castration répond brièvement oui "dans certains cas". Une autre page présente des cas concrets :

      • Suite à un accident de la circulation, j'ai un beau-frère qui a eu l'ablation des deux testicules à 34 ans. Rien ne l'empèche d'avoir des érections. Il ne produit pas de sperme donc pas d'éjaculation. A ces dires, les rapports sont plus longs et meilleurs. Leur dernier enfant (11 ans) a été "fabriqué" par insémination artificielle. Il se porte très bien...
      • J'ai un ami qui à eu un cancer des testicules donc on lui à vidé les bourses et mis des prothèses (commes celles que l'on met dans les seins mais modèle testicule, question d'esthétique) et il peut toujours avoir une érection et du plaisir mais, évidemment, c'est pas comme avant !

      Reprenons le récit de Georges Minois pour ce qu'il désigne comme un "règlement de comptes épistolaire" (vers 1132-1135) (page 246) :

      Etrange correspondance, sans indication de lieux ni de dates, entre deux personnes qui sont censées se voir de temps en temps sans que l’on sache combien de temps s’écoule entre deux lettres. C’est Héloïse qui commence, en réaction à la lecture de l’Historia calamitatum, dont elle dit avoir vu le texte "par hasard". Elle paraît découvrir les infortunes de son mari, alors qu’elle est supposée le revoir occasionnellement. Elle lui rappelle son amour sans faille, son dévouement sans limites, assure qu’elle aurait préféré être sa "putain" plutôt que sa femme, qu’elle est entrée au couvent uniquement pour lui plaire, qu'elle lui a sacrifié sa vie, et elle lui reproche de l’avoir laissée sans nouvelles depuis si longternps. Pourtant, ne se sont-ils pas vus nécessairement plusieurs fois, puisque des rumeurs circulent sur la reprise de leur liaison ? Ces incohérences restent inexpliquées et suggèrent une réécriture tardive des lettres.

      La partie la plus remarquable et la plus humaine de ce premier courrier est celle dans laquelle Héloïse clame son indignation face à ce qu’elle considère comme une trahison d’Abelard : Tu m’as séduite uniquernent pour satisfaire ton désir charnel, et ensuite tu m’as abandonnée et tu t’es débarrassé de moi en me faisant enfermer au couvent : "Après notre entrée en religion, dont toi seul a pris la décision, je me trouve si négligée et si oubliée que je n’ai ni encouragernent de tes entretiens et de ta présence, ni, en ton absence, la consolation d’une lettre Tu m’as fait la première revêtir l’habit et prêter les voeux monastiques, tu m’as vouée à Dieu avant toi-même. Cette défiance, la seule que tu m'aies jamais témoignée, me pénétra, je l’avoue, de douleur et de honte; moi qui, sur un mot, Dieu le sait, t’aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abîmes enflamméees des enfers.".

      La réponse d’Abélard est assez pitoyable. Mal à l’aise, il prend ses distances, affecte le détachement et donne des leçons de morale : alors qu’Héloïse s’adresse à lui comme à son "maître ou père", "époux ou frère", il utilise la titulature officielle à l’égard d’une abbesse : "A ma bien-aimée soeur dans le Christ". Comment peux-tu me parler de tes petits problèmes personnels, "alors que je désespère et crains pour mes jours ?" "Comment oses-tu accuser Dieu de nos malheurs ?" [...] L’égocentrisme d’Abelard atteint ici l’odieux.

      La réponse d’Héloïse est une violente accusation, non pas contre son mari, mais contre Dieu. Lettre sacrilège, voire blasphématoire, qui révèle sa profonde détresse : "Dieu est injuste, en effet, tandis que nous goutions les délices d’un amour inquiet, ou, pour me servir d’un terme plus cru mais plus expressif, tandis que nous nous livrions à la fornication, la sévérite du ciel nous a épargnés ; et c’est quand nous avons légitimé cet amour illégitime, quand nous avons couvert du voile du mariage la honte de notre fornication, que la colère du Seigneur a rudement appesanti sa main sur nous ; et notre lit purifié n’a pas trouvé grâce devant celui qui en avait si longtemps toléré la souillure. [...] C’est lui enfin qui, étendant jusqu’à nous sa malice accoutumée, a perdu par le mariage celui qu’il n’avait pas terrassé par la fornication ; il a fait le mal avec le bien, n’ayant pu faire le mal avec le mal."

      Et Héloïse, loin de se repentir, s’enfonce dans le péché, clame son désir charnel, dans les fameux passages où elle admet être obsédée par les pensées érotiques, le jour, la nuit et même pendant la messe. "On vante ma chasteté c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie... On loue ma religion dans un temps où la religion n’est plus en grande partie qu’hypocrisie." Aveu terrible, qui, elle en est persuadée, lui vaudra l’enfer, car, dit-elle, "dans tous les états de ma vie, Dieu le sait, jusqu’ici j’ai toujours eu plus de peur de t’offenser que de l’offenser lui-même ; et c’est à toi bien plus qu’à lui-même que j’ai désir de plaire."

      Son désespoir est dû à la conviction d’avoir été la cause des malheurs d’Abélard, parce qu’elle est une femme, et que les femmes ont toujours causé la perte des hommes. Je n’ai que faire des appels à la vertu, et puisque tu es châtré, "mon incontinence ne peut plus trouver de remède en toi". Si cette lettre est authentique, elle ruine d’avance toutes les louanges qu’adresseront à Héloïse Pierre le Vénérable, Hugues Métel, et même saint Bernard. Mais une lettre aussi terrible peut-elle être authentique ?

      Abélard est épouvanté. Dans sa réponse, il tente de calmer la colère et les ardeurs de sa femme. Il faut sublimer notre amour : pathétique tentative pour sauver la face de la part d’un homme qui tente d’excuser maladroitement sa conduite égoïste. Excuses lamentables et tortueuses. [...] Et de toute facon, puisque je suis malheureux, il est juste que vous le soyez aussi : "Tandis que ma vie est en proie à toutes les tortures du désespoir, conviendrait-il que vous fussiez, vous, dans la joie ?" Et puis, arrête de te plaindre et d'accuser Dieu. [...] Ce qui nous arrive est juste, je vais te le démontrer. Abélard reprend son rôle de professeur : quinze pages de démonstration intellectuelle pour justifier les châtiments qu’ils ont mérités : "Pour adoucir l’amertume de ta douleur, je voudrais encore démontrer que ce qui nous est arrivé est aussi juste qu’utile, et qu’en nous punissant dans le mariage et non dans la fornication, Dieu a bien fait." La castration, c’est une bénédiction : comme Dieu est bon de m’avoir privé de mes testicules ! Cela m’évite de pécher : "Oui, par la privation de ces parties si méprisables qui, en raison de la honte liée à leur fonction sont appelées honteuses et ne sauraient étre nommées par leur nom, la grâce divine m’a purifié plutôt qu’elle ne m’a mutilé". [...] Quelle chance : tu étais Eve, et te voila Marie !

      En relisant ces lettres, on se demande pourquoi elles ont été considérées comme des lettres d’amour. Elles ressemblent, en effet, davantage à un règlement de comptes entre deux ex-amants qui se reprochent mutuellement leurs malheurs. Abélard poursuit : notre amour n’était pas un véritable amour, c’était de la concupiscence  nous étions comme des animaux, dans la fange et la turpitude. [...] Alors, réjouis-toi et abandonne-toi à ton nouveau mari, le Christ. Et Abélard termine ainsi son sermon : "Porte-toi bien dans le Christ, épouse du Christ, dans le Christ porte-toi bien et vis pour lui. Amen." Héloïse comprend qu’il est inutile d’insister. Le ton de sa réponse est en rupture totale avec sa lettre précédente. [...]

      Héloïse, au début de cette lettre, laisse entendre clairement qu’une fois de plus, elle se soumet à la dernande d’Abélard, uniquement par amour et esprit d’obéissance, et que si désormais elle s’interdira d’écrire quoi que ce soit sur ses désirs érotiques et sa concupiscence, elle ne pourra pas s’empêcher d’y penser ni même d’en parler : "En t’écrivant, je saurai arrêter ce que, dans nos entretiens, il serait difficile, voire impossible de prévenir" ; "il n’est rien de moins en notre puissance que notre coeur", nos désirs "se repandent plus vite encore par la parole, qui est le langage toujours prêt des passions" ; je garderai en moi "ce que ma langue ne pourrait se retenir de dire".

    3. La vie d'Astralabe, fils d'Héloïse et d'Abélard (d'après la page "Astrolabe, clerc, moine, peut-être abbé" du site pierre-abelard.com et la page "Astralabe" de Wikipédia, où le lecteur trouvera des compléments).

      C'est Héloïse, elle-même, qui a choisi le nom d'Astrolabe : "celui qui atteint les astres". Ce nom bizarre et sans référence chrétienne a provoqué des interrogations. Brenda Cook, généalogiste londonienne, dans son étude de 1999, à la suite de W. G. East, avance une explication. On voit mal, dit-elle, au XIIème siècle des parents choisir un nom aussi peu orthodoxe. Astralabe pourrait donc être un anagramme indiquant la paternité réelle de l'enfant. PETRUS ABAELARDUS II pourrait donner ASTRABALIUS PUER DEI. Il faudrait alors dire comme en latin : Astralabe. En français, la pratique s'est instituée de dire Astrolabe, mais elle s'atténue, comme en témoigne Wikipédia, et l'anagramme va en ce sens.

      Astralabe ne suivra pas ses parents à Paris et restera au Pallet quelque temps chez Denise, la soeur d'Abélard. Le couple repart seul pour le mariage secret qui a été négocié avec Fulbert. C'est ce que confirme Abélard quand il vient chercher Héloïse. Peut-être Astralabe a-t-il rejoint Héloïse ensuite à Argenteuil ? Quoi qu'il en soit, ce n'est pas un enfant rejeté. La joie d'Héloïse d'avoir un enfant a déjà été remarquée. L'affection du père qui lui dédiera beaucoup plus tard un poème est aussi affirmée :"Astralabi fili, vite dulcedo paterne", "Astralabe mon fils, douceur de la vie de ton père !".

      Vers 1143, après la mort de son père, Astralabe ayant 25 ans, Héloïse écrira à l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, et lui demandera d'intervenir auprès de l'évêque de Paris pour que son fils puisse obtenir une charge ecclésiastique. Elle voudrait une prébende, à Paris ou dans tout autre diocèse. La réponse embarrassée de l'abbé de Cluny, qui se sent impuissant devant les réticences des évêques, prouve néanmoins qu'Astralabe est bien un homme d'Eglise, un clerc. Il devient chanoine du chapitre cathédral de Nantes. Il prend part aux rivalités qui éclatent en Bretagne à la mort du duc Conan III en 1148. En 1158, survient la mort suspecte de Geoffroy VI d'Anjou, victime d'un complot destiné à l'évincer pour restaurer le pouvoir de Conan IV, duc de Bretagne, comme comte de Nantes. Astralabe aurait été mêlé à cette affaire, dans le camp des perdants. Il part précipitemment vers le monastère cistercien de Cherlieu pour y trouver asile. En 1162, il est élu ou nommé abbé de l'abbaye de Hauterive, dans le canton de Fribourg, en Suisse. Il y décède le 5 août 1171, à l'âge de 54 ans, sept ans après sa mère.




      Ruines de l'abbaye de Cherlieu, en Haute-Saône, où Astralabe est moine, après son départ de Nantes.
      Photo récente du cloître de l'abbaye de Hauterive, où Astralabe devient ensuite abbé (lien).

      Brenda Cook a conclu son étude en estimant que, loin d'être une pâle figure, Astralabe était une personnalité forte, digne de ses parents. Georges Minois est sévère, non envers Astralabe, mais envers ses parents "amants admirables et parents déplorables".

    4. Les longues lettres proviendraient-elles d'une vaste affabulation ?

      Nous avons vu, au chapitre 7 à quel point les courtes lettres de jeunesses ont été contestées, dans leur attribution à Héloïse et Abélard. Qu'en est-il pour les longues lettres ? Après tout, Abélard ne nous invite-t-il pas à douter ? D'après Georges Minois (page 151), il a fallu attendre 1841 pour que les premiers doutes soient émis, puis diverses théories ont été imaginées. Et diverses preuves ont été brandies, énumérées par Georges Minois. Les arguments peuvent être étonnants, à l'historien Etienne Gilson (lien), qui en 1938 défend l'authenticité avec pour argument "décisif" que cette histoire est trop belle pour ne pas être vraie, un autre historien de renom, Georges Duby répond que c'est trop beau pour être vrai ! Trop beau et trop moral... L'une des dernières est celle de Hubert Silvestre, dans un document de 44 pages, "La part du roman" (extrait, lien). Ce serait Jean de Meung (1240-1304) qui aurait inventé cette histoire en écrivant le Roman de la Rose. La trop belle histoire aurait été inventée... D'autres contestations, plus ou moins globales ont été avancée, notamment pour "Histoire de mes malheurs" (chapitre 9) d'Abélard. En ce cas, pourtant, Héloïse l'aurait signalé dans sa lettre de réponse... La sincérité est de mise dans la relation épistolaire des deux amants, à la fois par leur amour et par leur religion. Mais peut-on croire Héloïse aussi ?


      De ce qui nous est parvenu, Jean de Meung fut le premier à raconter l'histoire d'Héloïse et Abélard (Delpech d'après
      Hippolyte Lecomte, lien). Une page du "Roman de la Rose" (lien). A droite Jacques Dalarun et, avant, son livre.

      Ces hypothèses ont tourné court quand l'historien médiéviste Jacques Dalarun a publié en 2019 le livre "Modèle monastique" (CNRS Editions). Dans le chapitre VII "Abélard, Héloïse, le Paraclet", il démontre l'authencité de la correspondance entre Abélard et Héloïse en s'appuyant sur une analyse scientifique, codicologique du manuscrit 802 de la bibliothèque municipale de Troyes qui présente les meilleures garanties de proximité avec les faits. Il date ce manuscrit de 1230 (Jean de Meung n'était pas né). C'est relaté sur une page du site pierre-abelard.com et conforté par des documents complémentaires :

      "Cela veut dire que l'écart entre la date supposée de la rédaction de l'échange épistolaire (entre Héloïse et Abélard) et son témoin le plus ancien (ce manuscrit) tombe à un siècle et s'évaporent (alors) toutes les hypothèses de forgerie (faites notamment par John Benton en 1972) de la Correspondance." Jacques Dalarun refuse dans le même temps l'interprétation de Jean de Meung. [...]

      A plus forte raison nous ignorons ce document essentiel qui suit la lettre VIII, soit "Institutiones nostrae", nos institutions, ainsi que quatre autres documents à la suite dans le même manuscrit. [...] Ce sont donc cinq documents qu'il faut joindre aux huit primitivement retenus. Mais "Nos institutions" n'est pas un texte d'Abélard mais bien un texte central d'Héloïse pour fixer et promulguer la règle de la communauté des religieuses du Paraclet. [...]



      Pour conclure sur l'authenticité nous pouvons dire avec J. Dalarun : "L'Abélard de la Correspondance doit plus que jamais être confondu avec l'Abélard de l'histoire".

      Quant à Héloïse, ce n'est plus seulement l'amante passionnée des lettres II et IV . Elle ne renie pas cette période de sa vie mais, "pleinement libre de ses choix, elle a assumé les contraintes de le vie religieuse". En rédigeant ce "texte statutaire à valeur effective," elle se consacre à cette littérature austère qui s'écarte parfois des dispositions de la lettre VIII d'Abélard. Mais c'est l'Héloïse, la très sage Héloïse, conforme aux éloges que lui décerne Pierre le Vénérable, abbé de Cluny après la mort d'Abélard à St-Marcel-les-Châlons en 1142.

      Cela n'exclut pas qu'il y ait eu une certaine recomposition des lettres d'origine lors des premières copies. Il s'agit là des longues lettres (chapitres 9, 10, 11). Pour les courtes lettres de jeunesse, nous avons vu, au chapitre 7, que leur authenticité est encore contestée. Mais ne faut-il pas associer au doute systématique l'intime conviction basée sur la multiplicité d'indices convergents et l'absence de contestation probante ? C'est la raison pour laquelle j'ai donné dans ce dossier la même authenticité aux courtes et longues lettres.

      En plus des "courtes" et "longues" lettre échangées entre Héloïse et Abélard, il y en eut quelques autres, entre eux et autour d'eux :
      • La page du site pierre-abelard.com précitée apporte des informations sur d'autres lettres "ignorées", annexes, d'Abélard et Héloïse, notamment celle intitulée "Problemata", d'Héloïse.
      • Cette autre page du même site présente les "Traductions de textes d'Abélard, Héloïse et autres", notamment Pierre le Vénérable et Bernard de Clairvaux.

      A propos de toutes ces lettres, Georges Minois (page 156) nous fait comprendre qu'elles avaient une consistance particulière au XIIème siècle :

      Toutes ces questions légitimes autour de l’authenticité des lettres peuvent cependant être relativisées par un rappel des caractéristiques du genre épistolaire au XIIème siècle. Ecrire une lettre n’a alors pas le même sens qu’aujourd’hui : c’est une oeuvre littéraire à part entière, qui obéit à des règles précises, car ce n’est pas une oeuvre privée ; elle est destinée a être lue par un groupe, une communauté, même si elle s’adresse à une personne particulière. Elle est ensuite recopiée en plusieurs exemplaires dans un scriptoriurn, et des copies en sont conservées dans des registres appropriés. Cela parce que seuls des gens importants, lettrés et cultivés, écrivent des lettres, dont le contenu dépasse le niveau individuel. Rare, 1’épitre se doit de faire preuve de qualités littéraires. La rhétorique épistolaire inclut des références aux grands auteurs classiques ainsi qu’aux textes bibliques, cités explicitement ou incorporés dans le corps de la phrase. C’est un exercice difficile, qui demande du temps et de la concentration, ne serait-ce que parce que le rédacteur écrit en latin et non dans sa langue maternelle. Il ou elle suit des modèles classiques, empruntés à Cicéron, Virgile, Quintilien et d’autres.

    5. Héloïse s'est-elle véritablement convertie ?

      Au-delà de l'authenticité des lettres se pose la question de leur sincérité, surtout pour Héloïse. Celle qui fut forcée par Abélard de devenir nonne, celle qui pendant la messe délaissait les prières pour se réfugier dans ses souvenirs pornographiques, est-elle devenue croyante ? Son habit d'abbesse, sa grande culture, son efficacité à gérer l'abbaye ne sont-ils que des paravents ? Georges Minois, en son livre de 2019, pose la question (page 158) :


      Table des matières : 1 2 3 4.
      Les historiens s’interrogent sur le brutal changement d’attitude et d’opinion entre ses deux premières lettres, dans lesquelles elle se présente comme une femme sensuelle, qui revit en pensée toutes les joies du sexe vécues avec son amant, sans éprouver le moindre remords ou désir de conversion, et la troisième, dans laquelle elle se montre une abbesse pieuse, austère, uniquement préoccupée de spiritualité et de réforme monastique. Quelle est la véritable Héloïse : celle qui se veut la "putain" d’Abélard ou la Marie-Madeleine repentante ? Comment expliquer un tel revirement ?

      Son caractère invraisemblable a d’ailleurs fourni à John Benton un de ses arguments pour affirmer que la troisième lettre d’Héloïse a en fait été écrite par Abelard. On y trouve, en effet, une longue citation de 275 mots du traité "Sur le bien conjugal" de saint Augustin, qui est exactement la même, mot pour mot, avec les mêmes coupures et la même erreur de transcription, que celle que produit Abélard dans son traité du "Sic et non". Il y a également plusieurs autres similitudes entre des citations de Macrobe, Jerôme, Paul, des Proverbes, de l’Ecclésiaste, dans la lettre d’Héloïse et dans la dernière lettre d’Abélard : cela ne prouve-t-il pas qu’il est l’auteur des deux ? Pas nécessairement. Les deux amants, qui ont, à l’époque de leurs amours, travaillé ensemble, ont très bien pu utiliser les mêmes livres, dont ils ont copié et échangé des citations.

      Donc, si les trois lettres d’Héloïse sont bien toutes trois d’elle, cela signifie soit que sa "conversion" n’est pas sincère, soit qu’e1le pratique, comme le suggére Peter Von Moos dans une contribution sur "Le silence d’Héloïse", en 1981, l'aposiopesis, ou praeteritio, c’est-a-dire un procédé rhétorique consistant à laisser de côté un problème non résolu, sans y apporter de solution. Tout le reste de son existence de respectable abbesse plaiderait dans ce sens.

    6. La vieillesse d'Abélard fut-elle un naufrage ?

      La lecture du livre de Georges Minois interroge de multiples façons. Il est sous titré "Passion, raison et Religion au Moyen-âge". Héloïse incarne la passion, même si la raison finit par l'emporter, on vient de le voir. Abélard le théologien incarne la raison, celle qui mènera à Descartes. Bernard de Clairvaux incarne la rigueur de la religion. Comme il l'a écrit, Abélard a connu bien des malheurs dans sa vie, il en a causé aussi. Celui qui, en sa jeunesse, combattait vigoureusement ses maîtres Roscelin, Champeaux, Anselme, s'est épuisé contre Bernard au point de finir à Cluny dans le silence. Il n'a jamais combattu la religion en elle-même, il la défendait en essayant de l'accorder avec la raison. Arrivé à l'âge mûr, il a même soutenu qu'elle devait être accompagnée d'une rigueur extrême pour les nonnes. Son propos sur les femmes, en arrive à rejoindre celui de Roscelin de Compiègne... Georges Minois (page 286) :

      Dans la huitieme et derniere lettre, de loin la plus longue (plus de cent pages dans nos éditions de poche), il élabore le projet de règle monastique que réclamait Héloïse. Et le résultat est beaucoup moins brillant. Abélard est un pur intellectuel, et c’est une règle d’intellectuel qu’il propose, c’est-à-dire une règle inapplicable. C’est un long bavardage, un commentaire chargé de citations, une sorte d’utopie dans laquelle il expose ses idées, contraste frappant avec le texte si précis, si pratique, concis et organisé, de la règle de saint Benoît. Alors que cette derniere a la rigueur d’un texte de loi, la règle d’Abélard a le côté bavard et irréaliste d’un traité de théologie.

      D’un ton doctrinal, il annonce que "la vie monastique comprend trois points : la chasteté, la pauvreté, le silence ; c’est-à-dire qu’elle consiste suivant la règle évangélique, à ceindre ses reins, à renoncer à tout, à éviter les paroles inutiles". Suivent des développements sur ces trois Vertus, avec une insistance particulière sur le silence, "parce que les femmes sont bavardes et parlent quand il ne faut pas". En conséquence, il préconise "un silence perpétuel dans l’oratoire, dans le cloître, au dortoir, au réfectoire, dans tous les endroits où l'on mange, à la cuisine, et surtout à partir des complies : on peut seulement communiquer par signes dans ces lieux et pendant ce temps, s’il est nécessaire". Le silence doit aussi régner dans l’environnement : il faut donc établir le couvent dans un lieu solitaire : "La solitude est d’autant plus nécessaire à la faiblesse de votre sexe, qu’on y est moins exposé aux assauts des tentations de la chair." Dans le même but, le monastère doit vivre en autarcie, afin d’éviter tout contact avec des hommes au four et au moulin.

      Nous verrons en partie 5 du chapitre 13 qui suit, qu'Abélard avait, un temps, tenu les femmes en meilleure estime... Plusieurs auteurs, et aussi ses contemporains, comme Bernard, ont souligné ses opinions changeantes, déjà quand il était jeune... Ses combats contre Bernard, contre le pape, contre la maladie l'ont fait rentrer dans le rang, au point que Pierre le Vénérable a pu en faire un portrait élogieux, dans lequel on ne reconnaît plus la singularité qui était sienne.

    7. Des sites, des livres, des expositions, des colloques....

      Pour approfondir le sujet, voici d'abord quelques liens Wikipédia : Héloïse, Pierre Abélard, Hersende de Champigné, le chanoine Fulbert, Etienne de Garlande (chancelier de France), Guillaume de Garlande (père d'Etienne et Gilbert), Foulques III Nerra d'Anjou, La famille De Mathefelon, les lettres d'Abélard et Héloïse, les lettres inédites, la renaissance du XIIème siècle, les arts libéraux, l'abbaye de Fontevrault, l'abbaye du Paraclet Bernard de Clairvaux, Pierre le Vénérable, Thibaut de Champagne, Robert d'Arbrissel, Bertrade de Montfort, Pétronille de Chemillé, la grotte d'Héloïse.

      Et voici d'autres liens : une petite biographie d'Hersende de Champigné (ou de Champagne) sur le site de l'abbaye de Fontevraud (la date de décès de 1109 est contestable...), Site Abélard et Héloïse de l'assocation culturelle Pierre Abélard, Les sires de Montsoreau, le site de Thierry et Hélène Bianco (avec d'autres études très poussées), Héloïse sur la page de la base Roglo, Abélard au concile de Sens (et la souricière de Bernard de Clairvaux), De Robert d'Arbrissel à Abélard (ou de Fontevrault au Paraclet, ou d'Hersende à Héloïse : des liens décryptés...) par Constant Mews 2007, Une histoire d'amour au moyen-âge par Monique Dessegno, Héloïse, d'Argenteuil au Paraclet par Guy Lobrichon, Recherches du XIXème siècle sur la famille de Mathefelon (Le cabinet historique, tome 11) (en mode texte, chercher "Mathefelon"), Château et seigneurie de Clervaux en Poitou, le site "Abaelard" de Werner Robl, Portrait intellectuel et moral de Pierre Abélard, Abélard et la philosophie au XIIe siècle par Jules Simon 1846. Le Centre Pierre Abélard, étudie la philosophie médiévale à l'université de la Sorbonne, Paris. Exposé audio sur Youtube, de 2 h 18', "Pierre Abélard, la Passion de la Raison" par Jérôme Rival, le 25 février 2022. D'autres liens sont cités dans le présent dossier.

      Alors que j'effectuais la première partie de ce dossier en mai 2015, sortait un livre de Jean Teulé intitulé "Héloïse, ouille !" traitant les amours d'Héloïse d'Argenteuil et Pierre Abélard. Je n'ai pas manqué de le lire. Voici quelques une des mes réflexions (+ une analyse et un entretien) :
      • Les deux amants n'avaient pas 20 et 40 ans quand ils se sont connus (mais 22 et 35 ans en 1214, début de leur correspondance amoureuse), et Hersende n'est pas décédée à la naissance de sa fille Héloïse. Rien sur le supposé père. On ne s'aperçoit pas qu'Héloïse a bénéficié de très forts soutiens dans la noblesse, au-delà de ceux du simple chanoine Fulbert.
      • Face à ce type de roman historique, je suis à la fois circonspect par la difficulté à distinguer l'avéré de l'imaginaire et attiré par la puissance d'évocation que cela confère.
      • J'ai regretté que l'auteur n'imagine pas comment Héloïse et Pierre se sont épris l'un de l'autre.
      • Dans la première moitié du livre, j'ai apprécié le côté érotique débridé, par contre j'ai trouvé des lourdeurs éprouvantes, notamment dans la caricature de l'oncle Fulbert.
      • La seconde moitié s'avère efficace et à la fin je me suis trouvé submergé par l'impossiblité d'Abélard à gérer ses contradictions et par l'amour incandescent d'Héloïse qui, elle, arrive à tout sublimer.
      • Le peu que l'on sait sur la vie d'Hersende fournirait la matière à un beau roman...

      L'avis de Guy Demangeau, président de l'association culturelle Pierre-Abélard est sévère, notamment : "Il fait intervenir Bernard de Clairvaux au concile de Soissons, alors que c'est au concile de Sens, vingt ans plus tard. [...] Il prête à Abélard l'ambition de devenir pape, ce qui est de la fiction" (article de Ouest-France). + entretien avec Jean Teulé.

      Et alors que je reprends ce dossier en octobre 2022, l'auteur Jean Teulé décéde brusquement. A repenser à son livre, je le trouve léger, ce qui, selon le lecteur, est une qualité ou un défaut...

      Georges Minois
      Je conseille vivement le livre de Georges Minois, érudit et facile à lire, pour qui veut comprendre ce que furent Héloïse et Abélard. La table des matières de son livre "Abélard, Héloïse et Bernard" est présentée en légende de l'illustration de la partie 12 du présent chapitre.

      Bibliothèque abélardienne. Textes, biographies, littérature, études sont répertoriés en une longue page du site de référence pierre-abelard.com. Avec aussi une page de vidéos Youtube et autres mp3. En début de chapitre 16 du présent dossier, on trouve les couvertures de nombreux ouvrages, mais ils ne sont sélectionnés que par leur intérêt graphique. Tout cela donne une idée de l'écho rencontré à la fois par les idées d'Abélard, par son amour pour Héloïse et par leurs vies respectives et mélangées.

      Les trois expositions de 2001
      A Troyes
      Au Musée d'art et d'histoire de Troyes, du 9 juin au 2 septembre.

      Organisée par l'association Champagne historique.
      Catalogue "Très sage Héloïse" de 96 pages au format A4, pouvant être commandé par correspondance, au prix de 10 euros, port inclus, avec ces liens : 1 2. Déjà présenté avec extraits au chapitre 8.
      A Paris
      Au Musée de Cluny, du 13 septembre au 18 novembre.
      Catalogue Monum 'éditions du Patrimoine) "Entre passion, raison et religion", 21 x 19 cm, 32 pages, depuis longtemps épuisé, en fichier pdf (53 Mo).
      A Nantes
      Au Palais des congrès, les 3 et 4 octobre.

      Organisée par l'association Pierre Abélard et l'Université de Nantes.
      17 panneaux de 90 x 120 cm sur supports rigides, réunis sur cette page du site pierre-abelard.com et en ce fichier pdf (2 Mo). Les panneaux peuvent être prêtés...

      Les colloques. Parcourir la page "Colloques universitaires" du site pierre-abelard.com montre à quel point, depuis 1972, des réunions d'universitaires ont permis de faire avancer la connaissance des deux amoureux éternels et du siècle dans lequel ils vivaient. De surcroit, cette page donne accès à de nombreuses contributions. Ainsi le texte intégral de l'étude en 22 pages "Les lettres d'amour perdues d'Héloïse et la théologie de Pierre Abélard" par Constant J. Mews. De nos jours, le Centre Pierre Abélard parraine ou co-parraine régulièrement des journées d'étude (lien). En mars 2023, l'université de Rouen organise le colloque " Héloïse et Abélard, l’amour et le savoir vus par le XIXe siècle européen" (lien).


      Les colloques permettent rencontres et visites... Ainsi, lors du colloque de Nantes 2001, l'historien australien
      Constant J. Mews s'est rendu au Pallet (photo à l'intérieur du donjon) (page sur la visite et d'autres).
      A gauche, les contributions au colloque de Nantes 2001 furent édités en 2003. A droite, recueil de celles
      d'un colloque de 2017, organisé par Le Collège de France, avec pour thème "Philosopher au XIIème siècle".

    8. Le Romantisme avec les impulsions de Pope et Rousseau.

    Le Romantisme se construit une figure idéale d'Héloïse et Abélard - Le coup d'envoi d'Alexander Pope

    Au Moyen Âge, Héloïse a été "la très sage Héloïse" de Villon. Au XVIIème siècle, Bussy-Rabutin et madame de Sévigné en ont fait une héroïne galante et précieuse. Au XVIIIème, le succès inouï du poème de l'écrivain anglais Alexander Pope (1688-1744), avec L'épître d'Eloïse parue en 1717, ouvrait l'ère du préromantisme. Ce poème traduit en plusieurs langues et imité plus de vingt-cinq fois en prose et en vers offrait une excellente pâture aux coeurs sensibles.
    "Aux âmes avides d'infortunes amoureuses, de sensualité, d'outrance, de cloîtres gothiques et de sépulcres, les aventures d'Héloïse et d'Abélard offraient un thème de choix." Charlotte Charrier, Héloïse dans l'histoire et dans la légende, Paris, Honoré Champion, 1933 p.444. [Extrait d'une page du site pierre-abelard.com]

    "La nouvelle Héloïse", roman espistolaire de Jean-Jacques Rousseau, paru en 1761

    "Maintes fois réédité, il a été l'un des plus grands succès de librairie de la fin du XVIIIe siècle, révélant ainsi la place faite à la sensibilité au temps des Lumières. Intitulé à l’origine Lettres de deux amants, habitants d'une petite ville au pied des Alpes, La Nouvelle Héloïse s’inspire de l’histoire d’Héloïse et de Pierre Abélard, où la passion amoureuse est dépassée pour céder la place à la renonciation sublimée. Les amateurs de roman ont pu y voir un mythe, qui peut accueillir les plus profondes valeurs du romantisme. En dépit du genre romanesque sous lequel se présente La Nouvelle Héloïse, l’œuvre prend également la forme d'une méditation philosophique où Rousseau expose sa vision de l'autonomie ainsi qu'une éthique de l'authenticité, préférée aux principes moraux rationnels." [page Wikipédia]
    Voltaire en parle ainsi : " Qui ne connaît les aventures d´Heloïse et d´Abélard? Qui ne sait que cet homme illustre balança toujours la réputation de saint Bernard, et quelquefois son crédit? Il eut un mérite très rare, des faiblesses communes, des malheurs singuliers. Les amours et les lettres d´Abélard et d´Heloïse vivront éternellement : "Vivunt qui commissi calores Helosiae calamis puellae". La vérité surtout met le sceau de l´immortalité aux lettres touchantes que ces deux amants s´écrivirent. Elles ont été traduites en vers et en prose dans toutes les langues. Jean-Jacques s´est mis à inventer cette ancienne histoire sous d´autres noms; mais, fâché qu´un homme aussi bien fait, et d´une figure aussi agréable qu´on nous peint Abélard, eût perdu dans le cours de ses amours le principal mérite de sa figure, il a retranché de son roman cette particularité de l´histoire: et comme il est aussi grand, aussi noblement fait qu´Abélard ; comme il est, ainsi que lui, l´objet des soupirs de toutes les dames de Paris, il s´est fait le héros de son roman. Ce sont les aventures et les opinions de Jean-Jacques qu´on lit dans la Nouvelle Heloïse, et que malheureusement vous n´avez pas lues..." (lien).


    Trois illustrations pour "La nouvelle Héloïse" de Jean-Jacques Rousseau, édition de 1773, par Jean Michel Moreau le Jeune, qui, en 1795, illustrera les "Lettres d'Héloïse et d'Abailard", comme on l'a déjà aperçu et comme on le verra plus complètement dans le chapitre suivant. A gauche, le frontispice "Aidé de la Sagesse, on se sauve de l'Amour dans les bras de la Raison". Au centre "Saint-Preux infidèle". A droite " Julie et Saint-Preux dans la tempête'. (Bibliothèque nationale de France, liens BnF Gallica : 1 2 3). Claude Bornet a illustré l'édition de 1799, notamment avec la défloration par Jérôme d'Héloïse sur le cadavre de son amant Alberoni (image, lien). Bornet a aussi illustré le Marquis de Sade...



    En 1789 est paru "La dernière Héloïse" par M. Dauphin, présenté comme un recueil de lettres de Junie Salisbury. Photos : 1 2 3 Liens : 1 2 3 4).
    Après "La nouvelle Héloïse" de Rousseau en 1761, l'écrivain français Restif de La Bretonne (1734-1806) a publié un roman en quatre tomes intitulé "Le nouvel Abeilard", avec en sous-titre "Lettres de deux amants qui ne se sont jamais vus". Le frontispice, ci-dessus, inspiré de celui de "La nouvelle Héloïse", présente la sagesse casquée, entourée des jeunes Abélard et Héloïse, sous le regard de l'enfant ailé Amour ; avec pour légende "Ecrivez sous la dictée de la Sagesse, avec une plume de l’Amour". Auteur du dessin indéterminé (Bibl. de Munich, lien). Autres liens : 1 2 3


    Les anglais se sont appropriés les amoureux du Paraclet au point de les personnifier... [British Museum]
    A gauche, Richard Cosway se représente avec son épouse, comme s'ils étaient... Gravure par Robert Thew, 1789 (lien).
    Satire sur l'amour dans la vieillesse : un couple se complimente en se prenant pour... Anonyme 1778 (lien).





    En France, les hommages sont plus romantiques. Gilles Demarteau 1770 : "Buste de jeune femme lisant Héloïse et Abélard" (lien). Bernard d'Agesci en 1780 a peint cette lectrice en extase en un tableau devenu américain "Lady reading the letters of Heloise and Abelard" (Art Institute of Chicago, lien) + variante (lien).


    Une madame "Héloïse Abélard" se fait tirer le portrait par un faux Gustave Courbet (XIXème siècle, Metropolitan Museum of Art, New York, lien). Et Jean Gigoux représente des amoureux se recueillant devant les gisants du mausolée (lien).

    1. En chansons d'avant-hier et d'aujourd'hui.

      On a conservé un bon nombre des compositions musicales d'Abélard. On en trouve le détail sur cette page du site pierre-abelard.com. On y lit : "Si le texte latin de toutes ces œuvres nous a été transmis par des manuscrits sans difficulté majeure, il n'en va pas de même de la ligne mélodique, puisque la portée n'existe pas encore. Les spécialistes ont dû faire de savantes recherches pour analyser et interpréter des notations musicales élémentaires et parfois énigmatiques.". Aussi : "Les chansons d'amour d'Abélard, qui se transmettaient de bouche à oreille, ne sont pas parvenues jusqu'à nous, hélas ! Nous avons cependant plusieurs témoignages qui confirment la réputation qu'avait Abélard.". Il reste surtout ce que l'on pourrait appeler des chansons d'église, hymnes, séquences, planctus (lamentations)...
      On a vu en fin de partie 12 de ce chapitre que des lettres d'Abélard et peut-être d'Héloïse auraient pu être conservées, de façon anonyme, dans les Carmina Burana, comportant des chansons d’amour, des chansons à boire et à danser ainsi que des pièces religieuses.


      A gauche, Manuscrit des planctus avec notation musicale Codex reginensis 288, bibliothèque vaticane XIIème - XIIIème
      A droite, CD de 1998, "Theatre of voices", Los Angeles, USA, direction de Paul Hillier. La pochette de l'album est
      une reprise d'une miniature de Jean Fouquet représentant saint Bernard, extraite des
      "Livre d'heures d'Etienne Chevalier" (la miniature complète, avec commentaire).


      A droite, album CD 2016 de l'Ensemble Ligeriana (lien) et, à gauche, l'image l'ayant inspirée,
      provenant du codex Manesse, sans rapport avec Héloïse et Abélard. Cet album présente
      des musiques et paroles (en latin) composées par Abélard, d'inspiration religieuse. En voici une :
      "Planctus II. Jacob super filios suos", par L'ensemble Ligeriana (photo ci-desous) - mp3 de 10 mn 18"
      Infelices filii
      Patre nati misero
      Novi, meo sceleri
      Talis datur ultio

      Cujus est flagitii
      Tantum damnum passio
      Quo peccato merui
      Hoc feriri gladio
      Pauvre fils
      D'un père misérable,
      C'est de mon crime
      Que vient cette vengeance.

      En supporter l'infamie,
      Me fait beaucoup de peine
      Et ce péché
      Mérite punition.
      Joseph decus generis
      Filiorum gloria
      Devoraatus bestiis
      Morte ruit pessima.

      Symeon in vinculis,
      Mea luit crimina
      Post matrem et Benjamin
      Nunc amisi gaudia.
      ...
      Joseph qui fit l'honneur à ma race
      Gloire de ma descendance.
      Dévoré par les fauves
      A connu une mort horrible.
      Siméon est en prison

      Pour racheter mon crime;
      Sa mère et Benjamin
      Ont perdu toute joie.
      ...

      A gauche, L'ensemble Ligeriana, 2016. Comme le montre en détail cette page du site pierre-abelard.com, plusieurs oeuvres musicales ont été crées ces dernières années, dont le poème musical "Rage of the heart" de Enrico Garzilli, en 1989 aux USA, le drame musical "Abélard" de Ross Fiddes (lien), en 1997 en Australie, l'opéra "Héloïse et Abélard" d'Ahmed Essyad, en 2000 en France (Mulhouse) (en annexe), l'opéra "Héloïse and Abélard" de Stephen Paulus, en 2002 aux USA (New-York), photo ci-dessus à droite. Aussi une nouvelle musicale "Abelard and Heloise" de Tom Polum, en 2003 aux USA. Un spectacle de danse et plusieurs pièces de théâtre sont aussi signalées. Et en bonne partie ce qui suit. Le relevé est clos en 2006. En 2011, un opéra non terminé de Charles Gounod "Maître Pierre", en 1877, a été repris en CD en 2011 (enregistrement de 1951, pochette recto, verso, détails critiques sur cette page).

      Abélard le disait lui-même : "La plupart de mes chansons étaient répandues dans les provinces et chantées par ceux dont la vie ressemblait à la mienne". Et Héloïse le confirmait : "Ce sont surtout tes chansons qui faisaient soupirer pour toi toutes les femmes". Composer et chanter des chansons en leur honneur est donc fort approprié. En voici, par ordre chronologique.

      Vers 1900 Yvette Guilbert, "Héloïse et Abélard" (liens : 1 2).
      Paroles ci-dessous.
      Cette chanson n'a pas été enregistrée...
      Peuple de Navarre et de France
      Des Batignolles et du Jura
      Oyez cette triste romance!
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      C’est l’horrible mésaventure
      Qu’eut, y a quelque temps qu’ça s’passa,
      Un professeur d’littérature
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!

      De ses élèves, nous dit l’histoire,
      Abélard, il s’app’lait comme ça,
      Fatiguait beaucoup la mémoire
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      Un chanoine de Saint Sulpice
      Comme répétiteur le donna à
      Sa nièce Héloïse, une novice
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      Le tuteur de la demoiselle
      Lui avait inculqué déjà
      Plus d’une leçon superficielle
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      Mais ça n’laissa pas d’la surprendre
      Quand l’bel Abélard lui donna
      Un très long morceau à apprendre
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!

      N’pouvant se l’entrer dans la tête
      La pauvre petite se dépita
      Et s’mit à pleurer comme une bête
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      ard lui disait "Patience
      Votre intelligence s’ouvrira"
      Elle y mettait pas d’complaisance
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      Or le tuteur, comme dans un drame
      Une nuit chez Abélard entra
      Lui diminuer son programme
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      Mais dans son ardeur criminelle,
      Au lieu d’élaguer, y r’trancha
      La partie la plus essentielle
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!

      Et depuis c’t’acte attentatoire
      Jamais Abélard ne r’trouva
      Le fil perdu de son histoire
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      Quoique ayant pris goût aux préludes,
      Héloïse, à cinquante ans d’ là,
      Mourut sans finir ses études
      Oï! Aï! Ma mère! Oï! Aï! Papa!
      1953 Georges Brassens, "La ballade des dames du temps Jadis", sur un texte de François Villon de 1489, "Les neiges d'antan".
      ...
      Ou est la très sage Hélois,
      Pour qui fut chastré et puis moyne
      Pierre Esbaillart à Sainct-Denys.
      Pour son amour eut cest essoyne.
      ...
      [toutes les paroles]
      Il existe de nombreuses interprétations...
      mp3 de 2 mn 07"
      1973 Giani Esposito (texte et musique), "Le corps est Abélard". De l'île de la cité
      Aux vignobles de la Montagne Sainte
      Geneviève, à Paris - au Xlle siècle -

      Du rond-point de la Défense
      A la plus haute tour, dite de Mont
      Parnasse - aujourd'hui:

      Le corps est Abélard et l'âme est Heloïse,
      Ils vivent l'un pour l'autre, intimes quoi qu'on dise.
      Aux jeux du moyen âge, aux forces d'aujourd'hui,
      C'est l'amour qui commence et la mort qui finit.

      Verso de l'album.
      mp3 de 2 mn 21"
      1983 Mannick (texte et musique), "Héloïse et Abélard".
      Paroles Mannick
      Musique Jo Akepsimas
      Paroles ci-dessous.
      mp3 de 3 mn 51"
      Abélard, mon bel Abélard,
      J'ai perdu coeur quand je vous ai croisé,
      D'un seul regard vous m'avez embrasée
      Du bout des yeux vous m'avez prise,
      Je m'appelle Héloïse
      Soudain vous voilà dans ma vie
      A m'enseigner votre savoir.
      Est‑ce bien le vent du hasard
      Qui vous a guidé jusqu'ici ?
      C'est vrai qu'à la tombée du jour
      Après le grec et le latin,
      Vous m'enivrez jusqu'au matin
      Du plaisir de faire l'amour.
      Abélard, mon bel Abélard,
      J'ai perdu coeur quand vous m'avez cueillie,
      Pour me combler d'un bonheur infini,
      Toute folie vous est permise,
      Pour l'amour d'Héloïse.
      D'où vient que nous n'avons plus peur
      De nous abandonner ainsi
      En grand danger d'être surpris
      Par mon oncle ou son serviteur ?
      Vous êtes mon coeur et ma chair
      Je ne sais plus que vous aimer,
      Si l'on venait à vous chasser
      Je vous suivrais jusqu'en enfer
      Abélard, mon bel Abélard,
      J'ai perdu coeur quand on m'a raconté,
      De qu'elle manière ils vous ont mutilé,
      Pour sauver l'honneur de l'Eglise,
      Et celui d'Héloïse.
      Pourquoi partez‑vous de péché,
      De pénitence et de remords,
      Le désir a fui votre corps,
      Mais l'amour s'est‑il envolé ?
      Vous me demandez de partir
      Et de rentrer dans un couvent,
      Mais moi j'ai tout juste vingt ans,
      Et je vous aime à en mourir.
      [Coda]
      Abélard, mon bel Abélard,
      J'ai perdu coeur à tant vous désirer,
      Ma vie s'en va, je vais vous retrouver,
      L'éternité vous est promise,
      Dans les bras d'Héloïse.
      2002 Claire Pelletier (texte et musique), "Mon Abélard, mon Pierre".
      Paroles: Marc Chabot
      Musique: Pierre Duchesne et Claire Pelletier
      Paroles ci-dessous.
      mp3 de 6 mn 32" (en public à Montréal)
      Nous vivions deux du même amour
      Des mots, des livres et de la vie
      et nous parlions le même discours
      Des yeux, des mains, du coeur aussi

      De ma chambre on voyait la terre
      Les hommes, le monde, on découvrait
      Ma chambre était notre univers
      Et nos pensées, elles s'enlaçaient

      Mais qu'ont‑ils fait de nous
      Mon Abélard, mon Pierre
      Mais qu'ont‑ils fait de nous
      Un amour triste et des prières
      T'étais mon clerc et mon espoir
      J'étais ton âme, femme de savoir
      T'aimais ma plume dans ta bouche
      J'aimais tes mains sur ma couche

      Les gloires de la philosophie
      Sont lettre morte et déchirures
      L'oncle Fulbert nous a surpris
      De nous ne restent que des blessures

      Mais qu'ont‑ils fait de nous
      Mon Abélard, mon Pierre
      Mais qu'ont‑ils fait de nous
      Un amour triste en monastère
      J'ai eu beau fuir jusqu'en Bretagne
      Pour mettre au monde notre garçon
      Partout le malheur et la hargne
      De notre amour ont eu raison

      De toi me restent quelques chansons
      L'écho lointain de tes leçons
      Et si l'amour n'a pas d'âge
      Ce n'était pas au Moyen Âge

      Mais qu'ont‑ils fait de nous
      Mon Abélard, mon Pierre
      Mais qu'ont‑ils fait de nous
      Un amour triste seul sur la terre
      2012 Natalie Kotka (texte et musique), "D'Héloïse à Abélard". ...
      Si mon coeur n'est pas avec toi,
      Il n'est nulle part ici bas...
      Rappelle-toi, tu me chantais,
      Et de toi je parlerai
      Toi et moi c'était pareil
      Tu brillais comme le soleil
      ...
      mp3 de 4 mn 52"

      vidéo Youtube
      2015 Jean-Claude Rémy (texte et musique), "Héloïse et Abélard", texte parlé sur musique. [Coda]
      Les histoires d'amour n'ont guère d'importance
      Quelques-unes pourtant méritent l'éloquence
      D'un avocat de la défense des amants,
      D'un peu de poésie aussi, tout simplement...

      BD "Le chanteur perdu", lien
      mp3 de 3 mn 29"

      video Youtube




    2. En dessins d'humour et bandes dessinés.

      Début du XXème siècle, les références à Héloïse et Abélard peuvent être ténues. Les deux amants symbolisent alors le grand amour... Exemples.


      A gauche, estampe de Nathan Berr, vers 1848. (Musée Carnavalet, lien). A droite, Fabiano 1909 (lien).


      A gauche, Draner 1875 (lien) + esquisse de Draner sur le général Boulanger (lien). A droite, Cham (lien).




      Bérenger de Poitiers et un autre partisan d'Abélard (Gigoux 1839).
      Dans la collection "Belles histoires - Belles vies", 1953, "Saint Bernard", album de 42 planches, texte
      d'Agnès Richomme, dessin de Robert Rigot (lien).

      La victoire à la Pyrrhus de saint Bernard [extraits du livre 2019 de Georges Minois (p 393)]

      En apparence donc, saint Bernard a obtenu gain de cause. La réalité est plus nuancée. D’abord, ni Abélard ni Arnaud ne seront arrêtés ; ensuite, en dépit d’un autodafé pour la forme de quelques rnanuscrits des oeuvres d’Abélard à Rome, la décision n’impressionne guére les admirateurs du philosophe, à commencer par le cardinal Guy de Castello, futur pape, qui garde ses copies de la Theologia et du Sic et non ; enfin, la sentence d’hérésie lancée contre Abélard provoque la stupeur de ses partisans et la fureur de quelques-uns qui en rendent, à juste titre, saint Bernard responsable. En témoigne la violente diatribe de Bérenger de Poitiers contre l'abbé de Clairvaux. [...]

      Ces propos, certes outranciers, n’en sont pas moins révélateurs de l’ambiguite de la condarnnation d'Abélard. En dépit des formules grandiloquentes d’Innocent II, la sentence d’hérésie arrachée au pape n’empêchera nullement le progrès des études dialectiques dans les écoles et les futures universités. Saint Bernard, qui fait dire au pape dans sa lettre que "nul clerc, nul chevalier, ni quiconque, ne doit essayer de discuter de la foi chrétienne en public", est un hornme du passé ; l’avenir est aux disciples d’Abelard. La "victoire" du premier est une victoire à la Pyrrhus.

      [...] Bernard poursuit Arnaud de Brescia, le compagnon d'Abélard, de sa vindicte, le fait chasser de France par le roi, puis du diocèse de Constance. En 1145, Arnaud, revenu à Rome, suscite une révolte, est arrêté et exécuté. En 1148, au concile de Reims, saint Bernard renouvelle contre Gilbert de la Porrée, dialecticien renommé, la même manoeuvre utilisée contre Abélard : il résume ses thèses en quelques propositions, qu'il fait condamner par les évêques la veille de sa comparution. Cette fois, la manoeuvre échoue, et Gilbert, dont les idées sont très proches de celles d'Abélard, n'est pas condamné.




      Au-dessus, carte postale (verso, lien). Dans les aventures de Fripounet et Marisette créées par René Bonnet pour le journal portant leur nom, un personnage secondaire prit de l'importance. Il s'appellait Abélard Tiste. Il rencontra une Héloïse (dans l'épisode "L'oeil d'aigle", 1951-1952) et se maria avec elle (dans "La bande blanche", 1952-1953). Ils eurent un enfant, Urbain, et furent heureux, malgré quelques extravagances... (lien).


      A gauche, une case de "L'histoire de France en bande dessinée" évoque Abélard et Héloïse (scénario Roger Lécureux, dessin Raymond Poïvet, Larousse 1977). En 2018 est parue en France une bande dessinée avec pour héros deux enfants prénommés Héloïse et Abelard. Et aussi un grand singe qui donne son nom à la série, "Kong-Kong", deux tomes parus en 2022 aux éditions Casterman. Textes Vincent Villeminot, dessin et couleurs Yann Aitret (aussi au scénario) (lien).


      Cette bande dessinée en "petit format pour adultes" a été publiée en France en août 1981 par Elvifrance, comme n°19 de "Hors-série rouge", intitulé "Tragédie médiévale" (lien). D'abord paru en Italie vers 1980 en n°132 de Terror (lien), réédité en Italie en 1991 en Special Terror n°47 (lien), sous une autre couverture intitulée "Tragico amore", avec ajout de pages. Dessin de Tito Marchioro, couverture 1980-1981 de Enzo Sciotti. C'est une uchronie dérivée de la véritable histoire d'Abélard et Héloïse et Fulbert. Les deux amants, malgré leurs désirs, restent à peu près chastes, sauf qu'ils ont, on ne sait trop comment, un fils. La fin n'est pas catholique du tout... Voici quelques extraits, avec l'indication des numéros de planche.






      La version française de 1981 (et probablement celle italienne de 1980) comporte 181 planches. La version italienne de 1991 en compte 216, soit 35 de plus et certaines des 181 planches sont retouchées. Des amateurs de bandes dessinées ont traduit en français l'histoire augmentée complète en français, avec une nouvelle traduction soignée (notamment, le fils d'Abélard et Héloïse perd son prénom Julien de la première traduction pour récupérer son prénom Astralabe) pour une version pdf intégrale (38 Mo).







      A gauche, Sale Debacksy 2014 (lien). A droite, Ellen Lindner, récit de 10 planches (chacune avec une image et un texte d'Héloïse ou d'Abélard) paru dans "Le canon graphique", tome 1, 2012 (lien), ici en turc et en anglais. Cet album de 500 pages, édité par Télémaque (à l'origine aux USA par Seven Stories Press en 2012), était coordonné par Russ Kick. Cinquante récits célèbres mis en BD, de la haute antiquité à 1782. Présentation et les dix planches : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10.

      Philippe Brenot au scénario, Laetitia Coryn au dessin, tous les deux aux dialogues et Isabelle Lebeau aux couleurs l'ont réalisé dans la page ci-dessous, extraite de l'album "L'incroyable histoire du sexe - Livre 1 - En Occident", publié en 2020 par les éditions "Les Arènes" (lien).


       



      A la manière des mangas (liens : 1 2 3 (Josh Fisher))



  13. Le doute d'Abélard, la luxure du couple, leur actualité

    1. Sic et non, peser le pour et le contre

      A cette époque, tout est écrit en latin. Cela n'empêche pas un ouvrage d'Abélard d'être le premier à être diffusé, de son vivant, à un large public non spécialisé. D'un retentissement inouï, il sera discuté jusque dans les campagnes les plus reculées. Titré "Sic et non" ("Oui et non" ou "Pour ou contre"), il expose les réponses contradictoires de la Bible et des Pères à 157 questions regardant tant l'éthique que la théologie chrétienne, la liturgie que la conduite de la vie quotidienne. Abélard a l'audace d'y ajouter les avis divergeant des auteurs antiques, plaçant au même rang la pensée païenne et le point de vue des docteurs. Devançant les Humanistes de quatre siècles et demi, cinq cents ans avant Calvin, il invite par là chacun, et non pas seulement les clercs, à se référer directement au texte et non pas seulement à la parole de prédicateurs ou d'évêques trop souvent incultes [d'après Wikipédia dont la version anglaise propose une page sur l'ouvrage]. Le site pierre-abélard.com présente une traduction du prologue.

      Dans le contexte fortement religieux du Moyen-âge, cette façon de réfléchir est très perturbatrice. Elle l'est même encore de nos jours, mais de façon plus feutrée. Je prends un exemple que je connais bien. Le premier écêque de Tours est censé être Saint Gatien, qui n'a jamais existé (cf. page voisine sur Martin de Tours). Les historiens, sauf peut-être ceux proches de l'Eglise, le reconnaissent. Mais le mensonge de la tradition fait que Gatien est toujours le premier évêque de Tours, jusque sur la page Wikipédia, qui reconnaît qu'il y a des "doutes et interrogations" mais les minimise et n'en tient pas compte. Il en est de même pour le premier évêque de Paris, celui qui, décapité, a marché durant six kilomètres avec sa tête sous le bras (cf. page Wikipédia de Denis de Paris). Abélard, quand il était moine de Saint Denis, s'est penché sur ce phénomène en usant du doute et de la raison. Et cela a fait des étincelles ! Voici ce qu'en dit Patrick Demouy dans la catalogue 2001 "Très sage Héloïse" :

      Quand Abélard dénonçait la fake news de saint Denis...

      Abélard [...] fut relégué pour un temps à Saint-Médard de Soissons puis fut autorisé à regagner Saint-Denis. Revenu à l’abbaye aprés cette première expérience champenoise, il se rendit à nouveau odieux à ses confréres en s’en prenant tout simplement à leur saint patron. ll y avait de quoi et les historiens modernes ont depuis longtemps critiqué ce tissu de légendes qui faisait l’amalgame entre trois personnages différents : Denis l’Aréopagite, converti à Athénes par saint Paul, Denis, premier évéque de Paris, martyrisé vers 250 et le pseudo-Denis, auteur vers 600 du Traité de la Hiérarchie céleste qui, entre autres, inspira Suger pour la reconstruction de son abbatiale. Abélard n’allait pas si loin dans l’analyse historique mais, alors que l’abbé Hilduin dans ses Actes du martyr saint Denis avait écrit, au IXème siécle, que Denis l’Aréopagite avait été évéque d’Athènes avant de devenir évêque de Paris, il lui opposait un texte de Bède affirmant que Denis avait été évéque de Corinthe. C’était la remise en cause de l’identification traditionnelle. ll n’en fallait pas plus à l’époque pour provoquer un scandale dans une communauté jalouse des mérites de son saint patron et des vertus de ses reliques. Accusé par l’abbé d’avoir porté atteinte à la gloire de l’abbaye et par conséquent au prestige de la couronne, traité de "fléau de monastére" et menacé d’un procés devant le roi, Abélard chercha son salut dans la fuite et alla se réfugier à Provins chez le comte Thibaut II.
      [On reconnaît facilement Denis, ici à Notre-Dame de Paris (lien). L'auréole reste en place...]

      Abélard ne pensait pas être "odieux" en agissant ainsi, il procédait avec sa rigueur intellectuelle, en s'appuyant sur le doute et la raison, ce qu'il a théorisé dans le "Sic et Non". Voici comment en parle Damien Theillier, en 2006, sur cette page, en traitant aussi de la "Querelle des Universaux", qui, à mon avis, est d'un moindre intérêt mais reste digne d'attention .

      Abélard, l'Aristote chrétien du XIIe siècle

      [...] On connaît moins par contre le génie philosophique et théologique d'Abélard.
      1. La querelle des universaux
        La question de la nomination des choses (c'est-à-dire la question du langage, en termes modernes) est une question philosophique centrale pour Abélard. Elle d'ailleurs été au coeur d'une grande controverse durant tout le Moyen Age, jusqu'à Guillaume d'Occam : la querelle des universaux, un problème directement hérité de Platon. L'universel est-il un mot ou bien une réalité concrète ? Ni l'un, ni l'autre, selon Abélard, fidèle en cela à son maître Aristote. L'universel n'est qu'un concept de l'esprit humain formé par abstraction à partir d'une réalité concrète. Abélard illustre cette question avec un exemple devenu célèbre à notre époque depuis le roman d'Umberto Eco "Le nom de la rose". [...]
      2. Le "Sic et Non"
        Le Sic et Non, (le Oui et le Non), est un ouvrage d'Abélard retrouvé par Victor Cousin dans la bibliothèque d’Avranches (in Oeuvres inédites d'Abélard, 1836). Cet écrit n’est, comme l’indique son titre, qu’un recueil d’autorités contradictoires concernant les points principaux du dogme. Un tel dit ceci mais un autre dit le contraire. Que penser ? La réponse d'Abélard est surprenante d'audace et de sagesse.
        Voici ce qu'il dit dans son prologue :
          "J’entends bien, comme je l’ai décidé rassembler les divers écrits des saints Pères au fur et à mesure qu’ils me viendront à la mémoire. Certains textes qui apparaissent de prime abord dissonants susciteront des questions. Ils obligeront les lecteurs novices à un exercice de recherche de la vérité et les conduiront à plus d’acuité dans leur enquête. En vérité, la clé primordiale de la sagesse c’est de se poser des questions assidûment et fréquemment. S’emparer de cette clé doit être le souhait ardent des étudiants. Aristote, le plus perspicace des philosophes, les exhorte à le faire et, à propos du "prédicament de relation", il dit ceci : "Il est sans doute difficile de trouver une solution à ces problèmes si on ne les a pas, à plusieurs reprises, examinés".
          Douter de chaque point particulier n’est pas inutile. En effet, en doutant nous venons à chercher et en cherchant nous percevons la vérité. C’est aussi ce que dit la Vérité elle-même : Cherchez, dit-elle, et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira. Jésus lui-même ne nous donne-t-il pas son propre exemple pour nous instruire ? A l’âge d’environ douze ans il a voulu qu’on le trouva assis au milieu des docteurs et les interrogeant. Il a voulu se montrer comme un disciple qui interroge plutôt qu’un maître qui enseigne, bien qu’il fût lui-même dans la pleine et parfaite sagesse de Dieu.
          "
        Abélard en appelle à la raison et au questionnement pour expliquer ces divergences. Ce n'est pas à un doute sceptique qu'il en appelle (comme Saint Bernard le lui reprochera injustement) mais bien à un doute méthodique, qui préfigure aussi bien Saint Thomas d'Aquin que Descartes et Pascal. Car Abélard n'a jamais varié sur un point : la foi précède la raison mais ne l'exclut pas, tout au contraire, elle l'appelle.

      1. Le doute et la recherche de la vérité

        En prologue de "Sic et non", Pierre Abélard a écrit  "Dubitando enim ad inquisitionem venimus ; inquirendo veritatem percipimus", c'est-à-dire : "En doutant nous venons à la recherche, en cherchant nous percevons la vérité" ou en plus court : "Le doute amène l'examen et l'examen la vérité". N'est-ce pas ce qui a guidé toutes les recherches préliminaires à ce dossier ?

        J'ai écrit la phrase qui précède en mai 2015. En octobre 2022, quand j'ai repris ce dossier, je travaillais parallèlement sur le dossier Brigitte Macron de la page voisine (elle est une autre cousine, par alliance). Retrouvant la maxime d'Abélard, sans encore me rappeler cette phrase, je mettais ainsi en exergue la pensée d'Abélard en complément d'introduction, pour souligner à quel point le manque de doutes d'une grande partie de la population avait été préjudiciable dans la crise Covid macronienne de 2020/2022 :

        Je n'aime pas ce mot "complotiste", je préfère "résistant", mais puisque ceux que je pourrais appeler "collabos" nous désignent ainsi :
        L'Histoire est pleine de complots. Il y en a encore et il y en aura toujours. Ils se cachent derrière des mensonges érigées en vérités. J'ai connu deux énormes mensonges de ce genre, tous deux originaires des Etats-Unis : les "armes de destruction massive en Irak", en 2003, et "la seule solution au COVID est la vaxxination pour tous" avec son slogan français "Tous vaccinés, tous protégés". Dans le premier cas, la France avait été digne en dénonçant le mensonge. Dans le second cas, la France macronienne a été pleinement complice d'un crime contre l'humanité. Et les Français provaxx ont leur part de responsabilité : ceux qui voulaient que tout le monde soit vaxxiné, et ceux qui utilisaient le QR Code en des endroits qu'ils auraient pu boycotter, pour dénoncer les discriminations. Aussi ceux qui obligeaient les autres, même des enfants, à porter un masque...

        Voici la pensée d'un "complotiste" du XIIème siècle : "Dubitando enim ad inquisitionem venimus; inquirendo veritatem percipimus", c'est à dire "En doutant nous venons à la recherche, en cherchant nous percevons la vérité" (Pierre Abélard, Annexe B 16).

        En fin de cette Annexe de page voisine, j'ai écrit, en début octobre 2022 : "L'élaboration même de ce dossier est en pleine conformité avec la formule d'Abélard : "En doutant, nous venons à la recherche, et en cherchant, nous percevons la vérité"". En oubliant donc que j'avais travaillé selon le même principe sept ans plus tôt avec le dossier Abélard... C'est dire à quel point sa pensée reste actuelle ! En notre époque où tous les grands médias se fondent en une pensée unique et mondialiste pour manipuler les populations, il est plus nécessaire que jamais d'adopter le "Je doute donc je suis", "Dubito ergo sum", raccourci, certes réducteur (la recherche est essentielle...), de sa pensée. D'ailleurs, véritablement penser n'implique-t-il pas de douter ?


        Si Abélard n'a pas prononcé "Dubito ergo sum" ("Je doute donc je suis"), mais n'en est pas loin,
        René Descartes (1596-1650) est devenu célèbre avec son "Cogito ergo sum" ("Je pense donc je suis"). (lien)

        Alors que, parlant d'Abélard, Damien Theillier l'a surnommé "L'Aristote chrétien du XIIème siècle", je remarque que dans mon dossier Macron / Trogneux / Covid, j'ai une Annexe C 10 intitulée "Socrate, Platon et Proctor contre les sophistes du Covid'. Et je m'interroge sur les racines grecques dont s'est inspiré Abélard : de qui était-il le plus proche, Aristote, Socrate ou Platon ? A mon avis, Platon, qui avec son allégorie de la caverne nous apprend à douter de ce que l'on voit et de ce qui peut nous manipuler...

      2. Abélard entre Bérenger de Tours et René Descartes

        Les débats intellectuels autour d'Abélard ne sont que quelques uns des aspects bouillonnants de ce début du XIIème siècle, époque particulière appelée "Renaissance médiévale" ou "Renaissance du XIIème siècle". Un double développement agricole et urbain accompagne un renouveau du monde culturel qui rencontre de nombreux freins. Pierre Abélard, Bernard de Clairvaux, Pierre le vénérable, Thibaut de Champagne en sont des figures marquantes.

        Une autre de mes études, sur Martin de Tours (316 - 397) (page voisine, chapitre 31), m'a fait connaître Bérenger de Tours (998-1088). Ce théologien, condamné par plusieurs conciles, a-t-il influencé Abélard ? Ses adversaires le considéraient comme "un clerc imbu de l'évidence rationnelle donnée par la dialectique".


        Bérenger de Tours, par Hendrik Hondius 1602 (lien), Pierre Abélard par Gail Campbell 2019 (lien),
        Martin Luther par Lucas Cranach l'Ancien, 1528 (lien) et René Descartes d'après Frans Hals vers 1649 (lien).

        René Descartes
        (1596-1650). D'Abélard, je retiens en premier lieu qu'il est cartésien avant Descartes. Si ce dernier a eu beaucoup de mal à exprimer sa philosophie au XVIIème siècle, imaginons ce que ça pouvait être cinq siècles plus tôt ! Avec en plus un Saint Bernard à ses basques... En son livre de 2019, Georges Minois titre un chapitre "Un précurseur de Descartes ? Du Sic et non au discours de la méthode". Il répond en s'appuyant sur les écrits du philosophe Victor Cousin (1792-1867) pour qui Abélard et Descartes ont en commun "la volonté de fonder le savoir sur des bases claires et sures" et pour qui "Abélard et Descartes sont incontestablement les deux plus grands philosophes qu'ait produit la France. [...] Tous deux doutent et ils cherchent, ils veulent comprendre le plus possible".

        Outre Abélard, qui peut-on placer entre Bérenger de Tours et Descartes ? Assurément Martin Luther (1483-1546), pour qui on peut écrire "Croire en la raison ou les raisons de croire" (article). On pourrait aussi chercher avant Bérenger (Anselme de Canterbury ? Abélard s'en démarque...) et après Descartes, mais on va s'arrêter là, pour ce dossier...

      3. Abélard était-il un loup et Héloïse une brebis ?

        L'Annexe B 16 de la page voisine est intitulée " Balance ton porc : Pierre Abélard versus Jean-Michel Trogneux". Elle s'appuie sur la publication en 2018 d'un article du site "Actuel Moyen âge", intitulée "Héloïse, #balancetonporc !", qui présente Abélard comme "un prédateur sexuel", "un amant manipulateur et abusif" et "un mari violent et violeur"... Avec pour conclusion : "Combien de violences sexuelles se cachent derrière ces beaux mythes d’hier ? Tristan drogue Iseut, Yvain tue le mari de Laudine, Roméo espionne Juliette dans sa chambre. [...] Héloïse n’avait pas Twitter pour y dénoncer le porc qu’était Abélard". En cette "Annexe B 16", je compare Abélard avec un autre "prédateur", Jean-Michel Trogneux, celui qui s'est transformé en Brigitte Macron :

        Comparons donc [Abélard et Héloïse] avec Jean-Michel Trogneux et son amour avec Emmanuel Macron [version officieuse]. Ou même, en se basant sur la "légende" médiatique [version officielle], comparons avec Brigitte Trogneux et Emmanuel Macron. Dans les trois cas, que nous appelerons Abélard, JMT et BM, on a une aventure amoureuse entre un professeur mature et un de ses jeunes élèves. Commençons par l'âge des protagonistes lors de leur première rencontre. Dans le cas JMT, on a vu que le professeur a 47 ans et l'élève 14 ans, dans le cas BM, ils ont 39 ans et 15 ans (souvent relevé à 17 ans). Dans la cas Abélard, ils ont 36 ans et 23 ans, en 1215. [...] Autre élément de comparaison : les aveux et confidences. L'article accusateur souligne qu'Abélard se décrit lui-même comme un prédateur sexuel, un "loup affamé" qui convoite une "tendre brebis". Dans le cas JMT, tout est nié par une omerta complète. Et pour le cas BM, c'est le jeunot de 14 ans qui a séduit sa prof. D'un côté la sincérité, de l'autre le déni complet et l'inversion de l'agresseur. [...]

        L'article accusateur souligne qu'Abélard se décrit lui-même comme un prédateur sexuel, un "loup affamé" qui convoite une "tendre brebis". En fait, Abélard dit que c'est le tuteur d'Héloïse qui a, en quelque sorte, naïvement, poussé sa nièce à subir ses assauts [chapitre 9]. Mais c'est par ses "discours caressants" que l'enseignant a séduit l'étudiante majeure.
        Ainsi Le site "Actuel Moyen âge" a travesti la vérité historique. Abélard n'était pas un "porc" (ni, pour autant, un adepte de "l'amour courtois", il y eut du sadomasochisme...) et la sincérité du couple historique n'a rien à voir avec les mensonges du couple élyséen.

        Ajoutons que la découverte récente de nouvelles lettres des amants tragiques, réunies dans l'ouvrage "Lettres des deux amants" [chapitre 7], fait dire à Sylvain Piron, en son introduction : "Contrairement à ce qu’Abélard prétend dans son récit autobiographique, il n’a pas simplement cherché à séduire une jeune fille pour assouvir ses désirs, guidé par I’orgueil et la luxure. Son désir a dû emprunter les habits de l’éloquence et de la poésie et leur liaison s’est d’abord nouée autour d’un échange intellectuel et littéraire de haut vol. [...] C’est bien elle qui, à chaque étape, relance la discussion, avec toujours de nouvelles exigences, intellectuelles et affectives, auxquelles son amant ne répond le plus souvent qu’imparfaitement". L'historien américain Contant Mews va dans le même sens : "Le philosophe a probablement accentué ses mauvaises intentions dans ce récit apologétique". Il semble donc qu'Abélard ait noirci son propre comportement...

        En 2005, un article de Véronique Maurus dans "Le Monde", sans aller aussi loin, concluait : "Pourquoi cette femme exceptionnelle s'est-elle imposé une vie entière de rigueur pour l'amour d'un homme qui ne la valait pas ?". Simplement parce que, malgré tous ses défauts (et Héloïse ne craignait pas de les lui reprocher), Abélard était un homme exceptionnel, le plus grand penseur de son siècle, comme certains l'estiment.

      4. Abélard, Héloïse et le sadomasochisme.

        Sur le thème sado-maso qui vient d'être ébauché, Werner Robl s'exprime ainsi (en cet article) :

        Pour conclure, il est peut-être permis d'indiquer que l'histoire de la souffrance d'Abélard contient même des indices d'une certaine perversion sexuelle du philosophe : lors de son aventure amoureuse avec Héloïse, il montrait - et peut-être aussi Héloïse - des tendances sadomasochistes. Dans un passage correspondant de l'Historia Calamitatum, il est question de châtiments corporels qui devaient probablement augmenter le désir amoureux.

        Le soupçon est étayé par un autre passage : dans l'une de ses lettres à Héloïse, Abélard décrit clairement qu'il n'a pas hésité à pénétrer parfois la jeune fille sans ménagement - en la menaçant ou en utilisant la force : "Même lorsque tu ne voulais pas et que tu te défendais ou cherchais des excuses, il m'arrivait souvent, bien que tu sois naturellement la plus faible, de te rendre docile en te menaçant ou en te frappant. Tant j'étais excité et avide de toi...".

        C'est au lecteur de décider s'il veut considérer ce comportement comme une simple variante pour augmenter le plaisir sexuel ou comme une perversion pathologique. Même s'il est avéré qu'Héloïse n'a jamais reproché à Abélard ces écarts de conduite et qu'elle avouait de son côté ses fantasmes sexuels, qui se produisaient même pendant la messe, il est possible qu'elle ait souffert par moments de la lubricité et de l'agressivité d'Abélard.


        John Gorman : "Héloïse parmi les images qu'Abélard a d'elle", "Héloïse enceinte d'Abélard".
        Craie sur papier de pulpe, 45 x 30cm (lien). Ci-dessous "Heloise et Abelard de Paris" (lien).


      5. Abélard et les femmes

        Si l'on peut s'appesantir sur la luxure du couple dans sa jeunesse et sur la liberté sexuelle d'Héloïse qui se préfèrait putain d'Abélard plutôt que son épouse, on peut aussi insister sur leur amour-amitié à l'âge mur. Thérèse Benjelloun Touimi l'exprime ainsi dans un article intitulé "Emergence d’une image nouvelle de la femme et de l’amour" :

        Héloïse demande que les religieuses puissent être informées, instruites au même titre que les moines ; qu’elles puissent avoir accès aux textes sacrés ; qu’elles disposent de règles religieuses égalitaires mais non pas identiques aux leurs, de conditions de vie plus souples. Abélard y agrée . Et l’on serait tenté de dire que le visage de l’amoureuse soumise à son amant-époux ne cache pas mais accompagne la lumière d’une quête de savoir, de partage, de justice, dégagée de toute hypocrisie . Figure que ne dédaigne pas, de loin s’en faut, son époux. [...]
        Au fil des lettres qu’ils échangent, le ton d’Abélard, d’abord réservé, se fait plus doux. Il accepte ce rôle de conseiller qu’Héloïse lui demande d’assumer dans la mesure où la passion du passé s’est apaisée et où, bien qu’elle soit entrée au couvent sans vocation et y ait toujours gardé vivant le souvenir de son amour, elle l’a dépassé tout en en faisant une clarté qui la guide dans sa vie spirituelle.
        Est-il encore pertinent de chercher dans leur histoire devenue légendaire les éléments d’amour courtois qui parcourent le siècle et la littérature de l’époque, même si [...], si Héloïse s’incline devant Abélard, si elle s’efforce pour lui à une obéissance et à une fidélité qui la grandissent, si leur relation se poursuit dans une amitié qu’elle prônait déjà dans ses premières lettres ?
        L’image de la femme éperdument amoureuse est celle qui a marqué la légende. Cependant un poète en a deviné la portée spirituelle pour l’exalter. Rainer Maria Rilke a senti que les femmes qui aiment totalement à l’instar d’Héloïse effacent leur ego sans perdre leur fermeté, s’oublient plutôt que les hommes dans leur passion, dépassée sans avoir besoin de la répudier.


        Abélard et Héloïse à la Conciergerie (cf. chapitre suivant, Milieu du XIXème siècle)

        En son livre de 1997 (page 310), Michael Clanchy souligne une forte évolution d'Abélard dans sa considération des femmes :

        En faisant précéder d'un mot de Juvénal sa décision de "veiller" sur Héloïse et ses moniales et de les "pourvoir", Abélard indiquait dans quel état d'esprit il entendait s'occuper d'elles. Par la même occasion, il enfourchait la réthorique antiféministe des écoles. Dans ce genre, les écrits de l'évêque Marbode de Rennes (1096-1123) [cf. partie 12 du chapitre 4], en qui on a vu un misogyne et un homosexuel, étaient très admirés au temps d'Abélard. Maints clercs partageaient l'antipathie envers les femmes de ce satiriste héritier de la tradition romaine. [...]

        Il est un fait qui a peu retenu l'attention, alors même qu'il est explicite dans cette correspondance : c'est le renoncement d'Abélard à son antiféminisme en réponse à Héloïse. Se défaisant de l'attitude traditionnellement condescendante et satyrique de l'"Histoire de mes malheurs", il se fait le champion de l'égalité religieuse des femmes dans son essai sur l'origine des nonnes. "Il n'aurait guère pu aller plus loin a observé Mary M. Laughlin, dans sa quête d'arguments, de témoignages et d'exemples pour exalter et célébrer le sexe et la vocation des religieuses". Comme pour se faire pardonner sa citation désobligeante de Juvenal, il insiste à maintes reprises sur leur dignité. il donne même une nouvelle inflexion à l'histoire d'Adam et Eve en soutenant que la "création de la femme surpasse celle de l'homme en dignité, puisqu'elle a été créée au sein du paradis, et lui au-dehors".

        Ces propos d'Abélard sont considérés comme "excessifs" et "suspects" par Georges Minois (page 147), qui, on l'a vu (partie 14 chapitre 12), a rapporté l'anti-féminisme d'Abélard. Un dialecticien doit savoir soutenir un point de vue et son contraire... Héloïse jeune était éprise de liberté et c'est Abélard qui l'avait emprisonnée. En 1839, en introduction du livre illustré par Gigoux, M. et Mme Guizot jugeaient avec sévérité la conduite d'Abélard : "Incapable de supporter qu'Héloïse demeurat libre quand elle cessait de lui appartenir, il exigea qu'elle prit le voile dans le couvent d'Argenteuil".


        Deux représentations de "La tentation de saint Benoît", correspondant à la vision de l'évêque Marbode. Le diable cornu présente une femme au moine auréolé qui bénit la double apparition diabolique afin de la faire disparaître. La femme, dans cette composition, n'est pas considérée comme une personne en tant que telle, mais comme un objet de concupiscence symbole de péché sexuel. Elle présente cependant sa main droite à Benoît dans le geste de la jonction des mains symbolisant le mariage. Le diable lui serrant le poignet, il y a une sorte de dévalorisation du mariage... A gauche, abbaye de Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire (lien). A droite, basilique Sainte-Marie-Madeleine, Vézelay (lien).

      6. Abélard, le libéralisme, la laïcité et l'individualisme.
        Sur le site Contrepoints, Charles Gave a écrit en mars 2012 un article intitulé "Au secours Abélard, ils sont devenus fous !" où il positionne Abélard comme un défenseur du libéralisme et un précurseur de la laïcité... En voici le début.

        La contribution d'Abélard au développement de la pensée occidentale fut essentielle : formidable logicien, il mit en lumière une distinction fondamentale qui allait permettre, à terme, la séparation entre l’Eglise et l’Etat. Selon Abélard, il existait une distinction essentielle entre le crime et le péché. Le crime n’existait que s’il était reconnu par la loi. Nulla crimen sine lege (pas de crime qui ne soit reconnu par la loi) disait déjà le droit Romain et il était donc du ressort de la puissance publique de le punir et de l’empêcher puisque tout crime est destructeur de l’ordre social.
        Le péché, en revanche, ressort de la morale privée et il revient à Dieu de le punir. Chacun doit s’en repentir tout en essayant d’en corriger les effets par ses actions ultérieures. Il revient par conséquent à l’Etat de punir le crime, mais en aucun cas de sanctionner le péché. Aux yeux de la puissance publique, une action peut être un crime sans représenter un péché, tandis qu’un péché aux yeux de l’Eglise peut ne pas être du tout un délit aux yeux de la société.
        Cette distinction essentielle au fonctionnement de toute démocratie, et qui n’existe pas dans le monde musulman par exemple, est à l’origine philosophique directe du protestantisme d’abord, et des Lumières ensuite. Curieusement, elle est complètement antinomique avec la pensée socialiste qui essaie sans cesse de réintroduire la notion d’une morale collective opposée fort logiquement à la loi.

        Michael Canchy, en conclusion de son "Abélard" 1997 insiste, lui aussi, sur l'individualisme d'Abélard, espérant qu'après l'intérêt du XIXème siècle et le relatif désintérêt du XXème, on sache mieux apprécier le philosophe :

        De fait, amis comme ennemis reconnaissaient la singularité d"Abélard et Héloïse. Ni Pierre le Vénérable, ni saint Bernard ne tenaient Abélard pour un esprit de second rayon ou limité. Aux yeux de saint Bernard, c'est son intelligence et sa suite dans les idées qui le rendaient si dangereux. [...] Le temps est venu de rendre à Abélard et Héloïse leur gloire d'antan auprès du grand public. Quelque soit l'interprétation qu'on en donne, leurs témoignages sur eux-mêmes sont des documents d'humanité hors-pair. Au cours des prochaines années, Abélard et Héloïse devraient voir leur cote remonter.
        [...] Si, comme elle le soutient, Héloïse est arrivée auprès d'Abélard avec l'esprit mais aussi l'imagination bien nourris, et si elle était déjà plus près de trente ans que de vingt, son influence sur Abélard a pu être considérable, notamment parce qu'elle suscita ses émotions aussi bien que son intelligence. [...] Abélard était si intelligent, son génie si divers, comme l'écrivit Pierre le Vénérable dans son épitaphe, qu'il ne devait pas se laisser stéréotyper ni adopter un rôle immuable tout au long de sa vie, ainsi que l'exige normalement la société. [...]
        Mary M. McLaughlin achève son étude d'"Abélard autobiographe" sur cette observation : "Au coeur de son "Histoire de mes malheurs", à la fois son auteur et son sujet, se dresse l'individu autonome porteur de son monde intérieur, qui affronte constamment les décisions et dilemmes privés, aussi bien que les luttes de son milieu, qui l'obligenr de manière répétée à se définir à nouveau, l'individu qui par ses choix et par action se façonne lui-même". "Connais-toi toi-même", "Scito te ipsum" : tel est le titre qu'Abélard donna à son éthique. C'était le conseil de l'oracle delphique et une maxime à la mode parmi les intellectuels du temps d'Abélard parce que la formule était typiquement grecque tout en contenant un message pour les chrétiens. [...]
        Abélard fut "sans égal, sans supérieur", écrivit Pierre le Vénérable dans son épitaphe. Il força l'imagination de Pierre, de Jean de Salisbury, de Bérenger de Poitiers, de Gui de Castello et de beaucoup d'autres, dont on a perdu la trace ; mais il ne pouvait tolérer d'égal ni de supérieur, sauf Héloïse. C'est à elle que revient le dernier mot : "Je conclus brièvement cette longue lettre : Vale, unice", "Adieu, mon unique".



  1. Images d'Héloïse et Abélard à travers les siècles

    L'ordre chronologique peut être légèrement altéré par les contraintes de mise en page pdf.

    XIVème siècle. Abélard et Héloïse dans le manuscrit du Le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris et jean Meung). Musée Condé à Chantilly (liens : 1 2). + la page entière (lien).

    74 vers sont consacrés par Jean de Meung pour relater l’histoire d’Héloïse et d’Abélard. Lui-même adversaire du mariage, dit son admiration pour la merveilleuse parole de celle qui a refusé le mariage et voulait "Estre ta putain apelée". Ces vers, en vieux français, sont présentés sur cette page du site pierre-abelard.com

    Pierre Abaalars reconfesse
    Que suer Heloÿs, abbaesse
    Dou Paraclet, qui fu s'a mie,
    Acorder ne se voloit mie
    Pour riens qu'il la preïst a fame;
    Ainz li faisoit la jeune dame
    Bien entendant et bien lettrée
    Et bien amant et bien amée

    Adaptation :

    + autre adaptation (Dominique Gobelin Mansour, lien).


    XVème siècle. Le Roman de la Rose ; Maître de Boèce, enlumineur (1401-1500). BnF, Manuscrits (Fr. fr 1560 fol 58) (lien).



    XIVème siècle. Composition de la sainte écriture, ou le "Ci nous dit". Pierre Abélard propose une énigme devant le concile, pour obliger Alain de Lille à sortir de son anonymat. Miniature d'auteur anonyme, taille 18 x 14 cm (lien).


    Portrait présumé d'Abélard. Manuscrit d'Oxford, XIVème siècle (Bodleian library, lien).




    Début du XVIème siècle, art flamand, miniature. Héloïse parle d'Abélard (orthographié "Pierre Abaielart") à un interlocuteur, à côté d'un groupe de femmes. La bordure pleine contient la devise yorkaise "Dieu et mon droit", une plume d'autruche avec la devise "Ic dene", un insigne de Beaufort couronné d'une herse, et une rose rouge de Lancaster soutenue par un lévrier blanc et un dragon rouge ; et une initiale enluminée "T"(ous) avec une fleur de lis. Miniature du livre "Art d'amour; Les demandes d'amour; Le livre dit grace entiere sur le fait du gouvernement d'un prince". Musée royal d'Amsterdam (lien).









    1742. Charles Antoine Coypel. Pastel. Musée des Augustins à Toulouse (lien).









    Entre 1767 et 1790. Erik Pauelsen, "Abelard og Eloise" (Danemark, lien).


    1779. "Abélard demande la main d'Héloïse" (+ copie par l'école allemande, lien) et "Abélard présente Hymen
    à Héloïse", Angelica Kauffmann, Musée de Burghley House (Lincolnshire- Royaume-Uni) (liens : 1 2).


    1779. Angelica Kauffman. The Parting of Abelard & Eloisa : La Séparation d’Abelard & Eloise. Londres (lien). Ci-dessus, reproduction par le graveur Gabriel Scorodoumoff (Scorodomov) (lien)

    1779. Angelica Kauffman, de nationalité autrichienne. Héloïse reçoit le voile des mains d'Abélard (gravure B. Pernotin, lien).

    + Rappel de deux autres tableaux d'A. Kauffman vus auparavant dans ce dossier (ici)  :


    + une série des six gravures en couleurs légendées, en anglais, d'après A. Kauffamn (lien).

    + une page avec deux des gravures, lien.



    1785. Eventail "Les amants maudits, Héloïse et Abélard". Monture en bois, filet d'ivoire, hauteur 28 cm (lien).


    XVIIIème siècle. Eventail. Anonyme. Musée Carnavalet, Paris (lien). Ci-dessous : idem (lien).




    Fin XVIIIème siècle (Musée du vieil Argenteuil). + autre reproduction.

    1795. "Réception d'Héloïse au Paraclet par Abélard", par Rémi Delvaux et Louis Pauquet d'après Jean Michel Moreau le Jeune, ouvrage imprimé : Illustration pour "Lettres d'Héloïse et d'Abelard", volume I, 20,5 x 13,2 cm (lien).
    + Autre gravure, par Jean Louis Charles Pauquet (lien).



    1795. D'après Jean Michel Moreau le Jeune (liens : 1 2) (+ autre reproduction, lien). Paru dans l'édition en 3 tomes :
    Autres gravures d'après J. M. Moreau le Jeune : ci-avant, ci-après et, auparavant, celles-ci :

    + autres illustrations (lien) : 1 2


    1795. Noël Le Mire d'après Jean Michel Moreau le Jeune. "Histoire moderne, 11e siècle" (lien)


    1795. Gravure Robert Lefèvre d'après Auguste Desnoyers + carte (lien). A droite et dessous : origine inconnue (lien).



    1803. Estampe de F. Huot et Noël. Du livre "Héloïse et Abeilard ou Les victimes de l'amour"
    par Joseph Marie Loaisel de Tréogate (lien). + photo (lien).






    1819. Abélard et Héloïse surpris par Fulbert. 120,6 x 101 cm. Cliché Bruce M. White.
    Jean Vigaud. Joslyn art museum, Omaha, Nebraska (liens : 1 2)





    1829. Jean-Baptiste Goyet. Collection privée. (lien).


    1839. "Héloïse recevant Abeilard au Paraclet". Estampe de Jules Challamel
    d'après Jean Gigoux, 14,6 x 11 cm. (flickr Internet Archive Book, lien)
    + gravure G. Levy (BnF lien).

    1831. Gérard Seguin, Héloïse recevant le corps d'Abélard (Musée de Cluny, lien)




    Première moitié du XIXème siècle. Immeuble des numéros 49 et 54 de la rue Notre-Dame-de-Lorette à Paris (lien).


    1837. "La leçon d'astronomie". Huile sur toile de Charles Durupt (lien).
    Les anachronismes sont nombreux dans les illustrations, surtout au XIXème siècle. Le premier globe terrestre date de 1492 (lien). Il n'empêche que Abélard et Héloïse étudiaient tous les deux l'astronomie...

    Pour les costumes du XIIème siècle, on pourra consulter cette image ou cette page.



    1839. Jean Gigoux (1806-1894) (qui vécut avec la comtesse Hanska, veuve d'Honoré de Balzac).
    Illustrations du livre "Héloïse et d'Abailard", introduction de M. et Mme Guizot, édité par E. Houdaille, Paris.
    Séduction, fuite, le nourrisson et ses parents, réconciliation d'Abélard et saint Bernard (liens : 1 2 3 4).



    Les deux tomes et des illustrations (lien) : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12. Aussi (lien) : 1 2 3 4 5 6 7 8 9. Et (lien) : 1 2 3 4 5 6 7 8 9.



    1850 environ. Charles Lock Eastlake (1793-1865) (lien).

    Origine et date indéterminés. (Musée du Vieil Argenteuil lien)


    XIXème siècle, les frères Badin, Paris. Paire de flacons polychromes et or, hauteur 26 cm (lien).


    Milieu du XIXème siècle. Nicaise de Keyser (1813-1887) et esquisse (lien). Autres esquisses : 1 2 3.




    1802. William Sharp, d'après Thomas Stothard (lien). Gravure sur un livre d'Alexander Pope (photos : 1 2 3 ).
    1845 environ. Achille Devéria, musée de Genf (lien).


    1842. Estampe de l'imagerie Pellerin.Musée de Bretagne, Rennes (lien). + versions avec d'autres couleurs : 1 2 3.



    Entre 1840 et 1852. Estampes de la BnF, reprises en couleur par l'imagerie Dembour et Gangel (Metz), (Bibl. Metz, lien)


    Milieu du XIXème siècle. Estampes de la BnF reprises en couleur par une imagerie (liens : 1 2).



    1847. Diptyque Abélard & Héloïse, Léon-Marie-Joseph Billardet, musée d'Arts de Nantes. Huile sur toile 267,5 x 144,4 cm + autre gros-plan (photos flickr Stéphane Mahot, lien).




    1849. Le nouvel immeuble du 9-11 quai des fleurs, dans l'île de la Cité à Paris, occuperait l’emplacement de la
    maison de Fulbert, où les deux amants firent connaissance. (liens : 1 2 3 4). + dessin + photos : 1 2 3 4 (lien).





    Milieu du XIXème siècle. Abélard et Héloïse, chapiteau du pilier central de la salle des gardes de la Conciergerie (photo, île de la Cité, Paris) (photo worldinparis, liens : 1 2 3). Aussi ci-dessous (photo flickr Conyers, lien). + autre photo. Sculptures réalisées sous la direction d'Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) (lien).







    1859. Emile-François Chatrousse : Héloïse et Abélard, La Séduction. Marbre. Vendôme
    (flickr St. Mahot, liens : 1 2) (+ image, de 1857, du plâtre préparatoire).


    1876. "Eloísa y Abelardo", Juan Landa, Barcelone, flickr A 044092_0605, Bibliothèque de Séville (lien).




    1882. Abélard et son élève Héloïse. Edmund Blair Leighton (lien).


    1883. A. Aubry, illustration du livre "L'abbesse du Paraclet" par Marc de Montifaud (complément en annexe).
    1886. Abélard se séparant d'Héloïse. Emile-Antoine Bayard (1837-1891) et Georges Marcel Burgun (lien).


    2ème moitié du XXème siècle. Mosaïque de Biagio Barzotti (lien).

    La mosaïque ci-dessus, représentant Abélard et Héloïse, est inspirée du tableau de gauche, "Le baiser dans l'église", montrant un autre couple. Le peintre Filippo Lippi avait reçu en 1456 une commande du monastère Sainte-Marguerite de Prato. Pour peindre la Vierge, il prit comme modèle l'une des religieuses, Lucrezia Buti, dont il tomba amoureux. Lippi enleva Lucrezia et l'amena à Florence, où ils eurent deux enfants. Pour le sauver de la mort, Cosme de Médicis, son principal mécène et ami, obtint du pape Pie II leur grâce, en 1461. Les deux tableaux ci-contre sont de Gabriele Castagnola 1873 / 1874 (liens :: 1 2). Autres peintures du couple Filippo - Lucrezia : 1 (Pietro Aldi) 2 (Paul Delaroche).


    1897 Héloïse - Loin du monde
    Sculpture de Henri Allouard.
    Marbre gris bleuté et marbre blanc
    (Musée Camille Claudel)
    (photo flickr melina65, lien).



    Si l'histoire des amants est célèbre dès le XIIIe siècle, elle connaît un succès considérable à partir de la fin du XVIIIe siècle. De nombreux artistes représentent les amants enlacés, ou éplorés à la lecture d'une lettre de l'absent. Ici, Allouard propose une interprétation austère. Il représente l'abbesse profondément plongée dans ses rêveries, un livre de prière à la main, sans que l'on puisse dire cependant si elle est tournée vers des pensées spirituelles ou plus charnelles. Pendant des années, cette sculpture était présentée à l'extérieur. Les intempéries ont érodé le marbre, faisant saillir les veines de la pierre, ce qui accentue les reliefs du tissu aux lourds plis tombants et lui confère un aspect moiré, aussi réussi qu’involontaire.

    (lien) (autre commentaire)


    Autre statue d'Héloïse par Henri Allouard, 1889 (lien).





    1897. Abélard reçoit Héloïse au monastère du Paraclet (1129)
    Extrait de La France illustrée, tome I, par V.-A. Malte-Brun (BnF) (lien)


    Fin du XIXème siècle. Litographie de E. Grand. Héloïse et Abélard, opéra-comique en 3 actes de William Busnach
    (lien). + autres illustrations : 1 (BnF, lien) 2 (lien).



    1907. "La prédication d'Abélard", "Abélard est entouré de ses élèves. En partie basse, la ville de Nantes reste pensive.", par Edouard Toudouze et Maurice Leloir, 2,5 x 5,5 m (Palais de Justice de Rennes, liens : 1 2). + photo en salle + gravure n&b (lien).


    A Nantes, Héloïse est absente...
    Abélard a aussi enseigné à Corbeil et à Melun...

    Même titre, par Edouard Toudouze, variante horizontale, 0,615 x 1,11 m (lien).






    Estampe du XIXème siècle (lien).







    1910. Tavio, 30 x 42 cm, Italie lien).








    1900 environ. Henrietta Rae (1859-1928), avec les acteurs Ellen Terry et Henry Irving
    sous les traits d'Héloïse et Abélard (photo flickr Amber Tree, lien).




    1911. Fernand Cormon (1845-1924). Toile marouflée. Musée du Petit-Palais, Paris (lien).




    1900 environ. Robert Bateman (1842-1922). Huile sur toile 50,8 x 62,2 cm (lien).


    Gravure espagnole de date et origine inconnues (lien). A droite, date et origine inconnues. (lien).




    1884 "Histoire d'Abélard et Héloïse - Le mariage privé", illustration d'un texte de Mark Twain (liens : 1 2 3).
    1914. Elio Mazzi (lien).


    1919. Illustration d'Eleanor Fortescue Brickdale, tirée de son ouvrage
    "Golden book of famous women", Londres, Hodder and Stoughton (lien).


    1926. Harry Morley, "Abelaird and Heloise" (Angleterre, lien).


    1977. Edité à Londres par "The Folio Society", gravures sur bois de Raymond Hawthorn (photo, lien). + 1 2 3 4 5 6 7 8 (lien).



    1947. "Peter Abelard" par Helen Waddel, illustrations de Laszlo Matulay (lien). Photos : 1 2 3 4 5 6 7 8.




    Début du XXème siècle. "Héloïse et Abélard", fascicules des éditions Albert Méricant. Texte de Raoul Verneuil,
    illustrateur indéterminé (Dyck ?). Illustrations intérieures du volume 1 : 1 2 3. 4. ; du volume 2 : 1 2 3.

    <§a>
    Début du XXème siècle. Fascicule des éditions Rouff.
    1957. Illustration de couverture du livre de poche de 95 pages "Héloïse et Abélard", par Paul Reboux, édité chez Brodard et Taupin.




    1963. Salvador Dali, 33 x 26 cm, oeuvre au double titre, "Béatrice et Dante" et "Héloïse et Abélard" (liens : 1 2 3 4 5 6)
    1964. Illustration d'un livre de Alessandro Nastasio sur "Pietro Abelardo ed Eloisia". Libreria Marini, Milan (lien).


    1968. Pierre Bettencourt, collage sur toile, 104,5 x 69 x 12 cm (lien).
    1976. Milena Pribis (lien).



    1971. Pièce de théâtre de Michael Shenefelt, "Héloïse" (liens : 1 2 3).


    1973. "Héloïse et Abélard" téléfilm de Jacques Trébouta en deux épisodes, avec Ludmila Mikael
    dans le rôle d'Héloïse et Pierre Vaneck dans celui d'Abélard (résumé) (lien) (extrait vidéo Youtube de 3 mn).


    1988. "Stealing Heaven" (Le paradis des voleurs), film de 115 minutes, en anglais, de Clive Donner, mis en
    scène par Chris Bryant, tourné en Yougoslavie à partir du roman de Marion Meade. Abélard est interprété
    par Derek de Lint et Héloïse par Kim Thomson (liens : 1 2 avec 203 images dont celles ci-dessous).


    Au-delà, Héloïse et Abélard à la scène et l'écran (théâtre, opéra, film) : en annexe et sur ces pages 1 2.



    1979. Plaque commémorative du IXe centenaire de la naissance de Pierre Abélard,
    céramique scellée sur le donjon du Pallet. Par Paul Dauce (lien). Dessin d'origine.
    Lien vers le site de l'association "Pierre Abélard".

    2009. Ci-contre, Diane Rousseau, pastel sec
    sur papier 60×80 cm (lien).


    2010. Création Alain Galoin d'après une
    miniature du XIIIème siècle (lien).





    2004. Sculptures de Michel Lévy. Médiathèque de Melun (liens : 1 2). + photo à Sarrebourg, en Moselle (lien).



    Autres photos (flickr Delphine Cingal) : 1 (lien) 2 (lien) 3 4 (lien).





    2011. Statue réalisée par Sylviane et Bilal Hassan-Courgeau, 2,25 m de hauteur, 300 kg de bronze.
    (panneau de présentation) (liens : 1 2).

    C'est dans cette commune du Pallet (Loire Atlantique), qu'est né Pierre Abélard et qu'Héloïse a accouché de leur fils Astralabe. Deux cartes postales du Pallet, chapelle Sainte-Anne, murs du donjon, calvaire.
    Ci-dessous, les artistes ont mémorisé, sur cette page de leur site,
    les différentes étapes de création de leur sculpture, avec les plâtres de préparation.





    XXIème siècle. Héloïse et Abélard par Jenny Chi (USA, flickr EIU Art Department lien)


    XXIème siècle. Couvertures de deux livres parus en 2022 et 2021.





    Trois oeuvres de 2001, extraites du catalogue "Très sage héloïse" 2001. "Héloïse" par Philippe Tykosinski.
    "Une passion", sculpture par Béatrice Tabah. Photo-dessin "Hell'o Louise" par Bertrand Kelle.


    2016. "Ode à Héloïse" par Viva Anderson (page du site de l'artiste)




    2013. "Le rêve d'Héloïse" par Omar Hafidi (USA, lien).. 2015 Clément (lien).


    Dessin de Pat Nicolle (1907-1995) (lien). Impression numérique de Gabriel Cotelle 2019 (lien).



    2018. Ce coffre reliquaire d’Héloïse et Abélard entre dans les collections de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Constitué au XIXème siècle par le médiéviste et conservateur Alexandre Lenoir en pleine mouvance néogothique et historiciste, ce coffre renferme des reliques, un osselet d'Abélard, ainsi qu'une phalange et une dent d'Héloïse, ou encore un dessin à l'aquarelle et des exemplaires des lettres des amants. Photo Cyrille George Jerusalmi / Getty Images, liens : 1 2 3). Nombreux détails sur cette page du site pierre-abelard.com.



  2. Le mausolée d'Héloïse et Abélard

    Pierre Abélard est décédé en 1142 au prieuré Saint Marcel de Châlon sur Saône.. Deux ans plus tard, selon ses dernières volontés, sa dépouille est transférée au Paraclet où Héloïse lui a dressé un tombeau dans une chapelle annexe. Elle y organise un véritable culte. A son décès en 1164, elle est enterrée auprès de son mari. La population avoisinante y maintient une procession annuelle, jusqu'à 1792 et la Révolution. Le couvent ferme, les cendres sont transférées à Nogent sur Seine où le tombeau est l'objet de dévotions dans les cercles romantiques. Sa renommée provoquera son transfert sur Paris...

    "S’il est au prestigieux cimetiére du Père-Lachaise, à Paris, un tombeau dont la célébrité et la charge symbolique sont sans pareilles, le monument élevé en mémoire de Pierre Abélard et de sa femme Héloïse peut plus que tout autre prétendre a ce titre". Ainsi débute dans le catalogue "Très sage Héloïse" de 2001 un article de Xavier Dectot sur le tombeau d'Héloïse et d'Abélard dont les dimensions monumentales en font un mausolée. D'un style pouvant être qualifié qualifié de néogothique, il est l'oeuvre d'Alexandre Lenoir. Né en 1761, ayant une formation de peintre, devenu écrivain, il s'oppose en 1793 aux destructions des profanateurs et des pilleurs et sauve du saccage quelques oeuvres et reliques. En 1795, un musée des Monuments français est créé, dont il est nommé administrateur.


    Alexandre Lenoir peint par Jacques-Louis David vers 1816 (lien). Napoléon Ier et Joséphine visitent le Musée
    des monuments français avec Alexandre Lenoir (Jean-Baptiste Réville1, XIXème siècle, liens : 1 2). + gravure.

    Lenoir n'a pas construit le mausolée ex nihilo, il s'est appuyé sur deux monuments existants, le tombeau des deux amants au Paraclet et celui vide (cénotaphe) d'Abélard à Saint Marcel. Ils ont déjà été évoqués sur la chronologie de la vie d'Héloïse, de ses restes et ceux d'Abélard (partie 1 du chapitre 12). Commençons par le tombeau du Paraclet, toujours avec des extraits de l'article de Xavier Dectot.

    Aprés son excommunication, Pierre Abélard s’était réfugié a Cluny, là, auprés de l’abbé Pierre le Vénérable, l’un de ses principaux soutiens face à Bernard de Clairvaux. ll ne resta que peu de temps dans la grande abbaye. Tombé malade, il partit se rétablir dans un petit prieuré clunisien, Saint-Marcel-les-Chalon, ou il mourut le 21 avril 1142. Les moines semblent avoir voulu conserver le corps de cet homme auquel ils avaient accordé les derniers soins. Non seulement cela était conforme à la coutume, mais l’établissement, modeste, ne pouvait que s’enorgueillir de posséder la dépouille de l’un des plus grands théologiens du siécle. Ce faisant, le prieur s’opposait a la volonté de l’abbé, qui, a la demande d’Héloïse, entendait faire transférer le corps au Paraclet.

    L’abbé se vit donc contraint de subtiliser la dépouille de nuit, au mois de novembre, avant de la transporter au Paraclet. Bien que moins connu que certaines parties de la vie du théologien, cet épisode rocambolesque devait jouer un grand role dans la constitution du mythe d’Héloïse et Abélard. L’abbesse, qui lui survécut vingt ans, mourut le 17 mai 1164. Elle fut inhumée dans le tombeau de son mari. Une telle promiscuité parut génante a la fin du xvème siécle, et les corps furent séparés en 1497 et placés des deux cotés du choeur de l’église abbatiale, jusqu’a ce qu’une abbesse, Marie de la Rochefoucauld, les réunisse à nouveau, en 1701, dans une chapelle consacrée a la Trinité, sous une sculpture censée illustrer les conceptions du théologien quant an ce mystére. Au XVème siècle, la statue avait la réputation d’avoir été commandée par Abélard lui-même. Cette tradition reléve sans doute de la légende, mais il est impossible de la confirmer ou de l’infirmer, l’oeuvre ayant été détruite en 1794, aprés que le tombeau et les corps furent transférés à Nogent-sur-Seine.


    St Marcel : plaque rappelant le premier tombeau(flickr Laurent Lenotre, lien) et images du cénotaphe (liens : 1 2) + dessins (lien).


    Au premier plan, Héloïse remercie Pierre Le Vénérable d'avoir amené au Paraclet la dépouille d'Abélard (peinture de Gérard Seguin déjà vue au Chapitre 14 à la date de 1831). A droite, une religieuse à genoux sur la tombe d'Abélard et Héloïse. Cette peinture d'Auguste Lenoir lui-même, présente la statue avant sa destruction (Cabinet de dessin du Musée du Louvre, lien). + gravure + autre illustration.

    Outre ce tombeau, il existait un cénotaphe (tombeau sans dépouille), là où Abélard est décédé, près de Châlon-sur-Saône. Xavier Dectot raconte comment Alexandre Lenoir le rapatria sur Paris.

    Entre-temps, le souvenir de la mort de Pierre Abélard à Saint-Marcel-lés-Châlon s’était perpétué. Au XVème siècle, époque des "Voyages pittoresques", sortes de premiers guides touristiques, on pouvait admirer dans le prieuré un gisant qu’une épitaphe en lettres peintes attribuait à Pierre Abélard. Vendu à la Révolution, menacé de destruction en un temps ou l’art gothique était tenu dans le plus profond mépris, il fut récupéré par un médecin chalonnais du nom de Boisset. Celui-ci, quoique n’ayant pas plus d’estime que ses contemporains pour la façon dont le tombeau était sculpté, était en revanche sensible à sa charge historique. Un des amis du médecin, Guillaume Boichot, sculpteur, signala l’oeuvre à Alexandre Lenoir.

    Celui-ci fit obtient du ministre de l'Intérieur Lucien Bonaparte l'autorisation de transférer à Paris les ossements du Paraclet ainsi que le cénotaphe de Saint-Marcel-lés-Chalon. Les corps furent déposés a Saint-Germain-des-Prés en 1800. Quant au cénotaphe, son transfert fut plus long. Quoique Alexandre Lenoir ait demandé son transfert dès 1800, il n’arriva a Paris qu’en 1802. Les travaux pour son installation commencèrent alors, et il fut définitivement offert a l’admiration des visiteurs, dans un ensemble dont Alexandre Lenoir avait le secret, le 21 février 1807.

    A gauche, le cénotaphe de Saint Marcel avant son transfert à Paris. A droite, le mausolée dans une salle du "Musée des monuments français". Dessin d'Alexandre Lenoir avec une note manuscrite : "Tombeau d'Héloïse et Abélard transporté du jardin où il était et placé en 1818 dans la dernière cour du Musée" (collection du Louvre, lien).


    Premiers dessins du mausolée... A droite gravure de Guyot sur un dessin d'Alexandre Lenoir (lien).
    A côté du gisant d'Abélard à Saint Marcel est venu s'ajouter le gisant d'Héloïse. + complément (lien).


    Plaque de marbre blanc, sur le tombeau, réplique de celle en marbre noir du Paraclet, 3 juin 1701.
    A droite, une maquette post-construction vers 1820, bronze sur marbre, hauteur 46,5 cm (lien).

    En complément, on pourra consulter ce tableau chronologique de VAL Magazine en 2003, sur "Les voyages du tombeau". et les pages suivantes : 1 (Musée des monuments français.) 2 (les sépultures successives) 3 (du Paraclet au Père-Lachaise) 4 (habile opération de communication). 5, page Wikipédia "Monument funéraire d'Héloïse et Abélard", d'où proviennent plusieurs illustrations et cet extrait :

    Il s'agit d'un édifice néogothique ouvert sur l'extérieur, couvrant une tombe surmontée de deux gisants. Le mausolée est fabriqué plus que reconstitué. Seuls les hauts reliefs des pans verticaux de la tombe et le gisant d'Abélard proviennent du tombeau dressé en 1142 au prieuré Saint-Marcel. Les autres pièces sont rapportées de monuments de diverses époques et lieux (colonnes de l'abbaye de Saint-Denis, flèche de l'église des Grands-Carmes de Metz, bas-relief de l'abbaye de Royaumont ou encore décorations de la chapelle de la Vierge de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés) voire complétées par quelques facsimilés. Aucune ne provient du Paraclet. La tête d'Héloïse est sculptée par Pierre-Nicolas Beauvallet, jointe à un corps de femme que Lenoir pioche dans sa réserve.

    Une fois finalisé pour l'essentiel, le mausolée est d'abord situé dans la cour de l'ancien couvent Petits-Augustins, siège du Musée des monuments français. L'inauguration de 1807 se fit en grande pompe, avec une imposante manifestation de foule relatée par la presse et avec la visite de l'impératrice Joséphine. Démontée, ce qui est aussi appelé "chapelle sépulcrale" est transférée au cimetière du Père Lachaise le 16 juin 1817 avant d’être inaugurée officiellement le 6 novembre 1817. Xavier Dectot conclut son article ainsi ::

    Ce qu'Alexandre Lenoir a voulu faire, c'est un vrai-faux tombeau du XIIème siècle. [...] Le tombeau d’Héloïse et d’Abélard est un monument essentiel par sa nature, mélant originaux, faux et pastiches, et par ce qu’elle traduit des mentalités et de la perception de l’oeuvre d’art au début du XIXème siécle. En cela, il ne faut pas considérer Alexandre Lenoir comme un faussaire et comme un imposteur, mais bien pluôt comme un prédécesseur de Viollet-le-Duc, cherchant a rendre aux monuments qu’il restaure un état idéal, censé correspondre à la volonté des premiers constructeurs, quand bien même cet état n’aurait jamais existé.


    Le jardin du cloître des Petits-Augustins dont parle Alexandre Lenoir est celui-ci.
    Le mausolée y est présent de 1807 à 1817. Dessin de Jean Lubin Vauzelle en 1815. (lien Gallica). + dessin.


    O créatures, ô pécores romantiques qui, le dimanche, couvrez d’immortelles son mausolée coquet, on ne vous demande pas d’étudier la théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez de gonfler vos petits cœurs et d’élargir vos courts esprits pour admirer son intelligence et dans son sacrifice tout cet immense amour. [Gustave Flaubert, lien]]




    Dessus, Anonyme 1842 (musée Carnavalet, Paris, lien). Dessous, Léon Leymonnerye 1869 (musée Carnavalet, lien).

    + un tableau de Lebelle 1835 avec d'autres monuments (musée Carnavalet, Paris, lien).





    Le mausolée à sa création, lieu symbolique du romantisme


    A gauche, gravure d'Emile Lasalle 1839 (lien). A droite, 1820, Henri Courvoiser Voisin (lien).


    A gauche, dessin aquarellé 52,5 x 37,5 cm, d'auteur anonyme (musée du Louvre, lien).
    A droite, dessin de Christophe Civeton 1829 (lien) (autre dessin)


    Le cimetière de l'Est, inauguré en 1804, est, à l'origine, un parc à l'anglaise dont le tombeau d'Héloïse et Abélard, ici en haut à droite, est un but de promenade (gravure, lien). Devenu le cimetière du père Lachaise, le nombre de ses tombes passe de 2.000 en 1815 à 33.000 en 1830, après le transfert des dépouilles d'Abélard et Héloïse, et aussi celles de Molière et de La Fontaine. 75.000 de nos jours. La surface est passée de 17 à 43 hectares. + gravure d'époque.


    Le mausolée en 1831 (lien) et en 2013 (lien), selon deux angles de vue (+ gravure de 1875, lien).

    Le tombeau d’Héloïse et Abélard acquiert rapidement le statut de sépulture la plus célèbre de France. A l'apogée du courant romantique, la chapelle néogothique devient lieu de rendez-vous et de tendres serments échangés. Ornement du tombeau (flickr Akleboy, 2012, lien). "Clara at the tomb of Eloisa", John Young (lien).




    Plan du mausolée daté de 1832 (BnF, lien). Dessin des gisants par Jessie Marion King (Ecosse, 1875 - 1949) (lien)


    Photo Getty (lien).






    Carte postale de 1900 environ (collection Fernand Fleury, lien).Abélard et Héloïse, qui porte la mitre
    qui lui a été conférée en 1147, sculptés sur le bas-côté au pied des gisants (+ photo flickr Patrick 2005, lien).


    Photo de 2014 (flickr Patricia Ortiz, lien). Ci-dessous, photos flickr de 2009 (Philippe, lien),
    2007 (Todd, lien), 2005 (Patrick, lien). Au centre l'inscription du 3 juin 1701.



    Photo istockphoto.com/izanbar, liens : 1 2. Ci-dessous lien.







    Photo de 2012, puis Abélard et Héloïse en médaillons. Photos flickr Akleboy de 2012. (lien) Et ci-dessous (lien).

    L'importante réfection de 2013
    Le diagnostic
    Du point de vue de son état sanitaire, l’édifice souffre des infiltrations d’eau pluviale, de l’instabilité des superstructures, ainsi que de la présence de nombreuses armatures métalliques corrodées et de mortiers inadaptés. A partir d’un repérage des désordres et des principales armatures métalliques, le diagnostic conclut à la nécessité d’un démontage-remontage complet du monument afin de permettre le remplacement et la purge de l’ensemble des matériaux qui sont à l’origine d’une partie des désordres observés.
    [lien, photos des travaux : 1 2 3]




    Céramique de la manufacture de Creil, Legros d'Anizy, vers 1820 (lien) + autre assiette.


    Photo Pierre-Yves Beaudouin 2012 (lien).


  1. Annexe : Images en vrac
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Alain Beyrand, mai 2015 pour l'essentiel des chapitres 3, 4, 5, 8,
octobre à décembre 2022 pour le reste,
relecture en février 2023.


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